« Nous ne savons pas ce que c’est que d’être vivant sinon seulement ceci, qu’un corps cela se jouit »[2] , dit Lacan. Le « se jouir » du corps mis en acte dans la gymnastique, le saut, la course prend avec la marche une dimension Autre que les philosophes et les poètes ont repérée. Comment l’avoir ce corps qui « fout le camp à tout instant »[3] ? Et ira-t-on jusqu’à dire que certains sports ouvrent à une quasi extase mystique ? C’est ce qu’ose Philippe Mengue, lu pour nous par Serge Cottet.
Le livre de Philippe Mengue propose une réflexion philosophique sur le corps sportif, thème plutôt délaissé par les philosophes ; la stimulation de la pensée par le corps en mouvement n’est pourtant pas étrangère à une certaine tradition philosophique qui fait l’éloge de la marche, des voyages, des ascensions au contact de la nature pour élever la pensée au sens propre comme au figuré. De grands noms y sont associés : Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche, et d’autres… L’auteur procède à la relecture des textes fondamentaux qu’il réinterprète dans un style deleuzien où domine le concept de ligne de fuite ; l’éloge qu’il fait de la marche couvre aussi tout un pan de la littérature nomade ; notamment celle des Américains de la Beat Generation, tel Kerouac.
C’est avec précision que nous sont rappelées les confidences de Nietzsche sur le corps, les pensées du corps, « le corps philosophe ». Nietzsche écrit en marchant et marche en pensant. P. Mengue établit précisément le temps consacré au trajet classique de Nietzsche, par exemple le tour de toute la baie de Santa Margherita pour établir, montre en main, qu’il ne pouvait effectivement écrire sur ses feuilles de carnet qu’en marchant. Contre Flaubert qui ne pouvait qu’écrire assis, Nietzsche affirme que « seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose ». Les références à la physiologie du penseur, parfois même la réduction d’un système philosophique à un corps malade, ne sont pas des réflexions à l’emporte-pièce ou des métaphores. Le grand large, l’air pur loin de la ville, doivent être les sources d’une pensée nouvelle qu’engendre la grande santé : « Dans les montagnes solitaires ou tout proche de la mer, là où même les chemins se font songeurs. » [4]
C’est dans cette perspective que P. Mengue examine les motifs des grands penseurs partisans des ascensions montagnardes comme autant de métaphores de l’élévation de l’âme vers Dieu, tel Pétrarque. D’un penseur à l’autre, la stimulation de la pensée n’est pas toujours le motif de longues marches. Peu de rapport en effet, entre Nietzsche et le Kerouac de Sur la route. Il s’agit parfois, de penser le moins possible. P. Mengue consacre de belles pages à Rousseau et ses Rêveries du promeneur solitaire, notamment la cinquième. La marche est chez celui-ci un pur « laisser-aller » du corps comme de l’esprit : « Dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller »[5]. Le pur plaisir d’exister dans la rêverie ; voilà ce que la marche suscite, faite de sensations et de sentiments. Là, on ne ressent « aucune fatigue de pensée » et même on y est « sans être obligé de penser »[6]. C’est le sommet de la présence à soi de la pensée et de l’être, commente P. Mengue : « On laisse à tout cela suivre sa marche, et l’on jouit sans agir », écrit Rousseau[7].
Une belle analyse est consacrée à Rimbaud, piéton céleste, où P. Mengue convoque à nouveau Deleuze avec le concept de déterritorialisation. Marche infinie dans les déserts du Harar, non sans but mais gardant sa raison d’être en elle-même, le voyage n’en étant qu’une « rationalisation secondaire »[8]. À la suite d’Henry Borel et d’Henry Miller, P. Mengue réunit les deux Rimbaud, celui des déserts et Rimbaud le poète, réconciliés, l’aventurier marchant dans le soleil : « J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. »[9]
À la fin de ce parcours littéraire, on a le sentiment que l’expérience du détachement l’emporte sur l’exercice de stimulation de la pensée ; la fuite du corps fait balancer l’aliénation lacanienne du côté de l’être et non de la pensée : « ou je ne pense pas ou je ne suis pas » ; car on n’est jamais aussi assuré de son être que pour autant on ne pense pas.
C’est alors, dans la troisième et la quatrième partie, que l’essai prend peu à peu un tour mystique. On passe alors du vagabondage à l’extase, notamment dans la description du corps sportif. P. Mengue s’attache spécialement aux sports de glisse opposés au sports dynamiques (où l’essentiel est de faire produire par le corps une énergie pour lancer, sauter, etc.). Au contraire, les sports de glisse sont loin de toute compétition commandée par l’exploit, comme de tout enjeu de performance. Ils mettent en jeu un désir sans objet ou, mieux, sont sans objectif : voler, nager, n’intéressent que la jouissance du corps ; ils sont les plus propres à engendrer ce que P. Mengue nomme un sentiment non d’infinitude mais d’indéfinitude qui semble abolir les limites du corps. Nulle transcendance pourtant à attendre des mouvements mêmes du corps, la glisse pure met en jeu des lignes de force ou de fuite qui illustrent le devenir animal de Deleuze (devenir poisson, oiseau, etc.) : « Avec la glisse, c’est une sorte de devenir oiseau qui semble l’emporter. Car c’est vraiment avec l’oiseau que les courants sont utilisés (ascendants ou descendants) et pour cela l’aile volante ou mieux le deltaplane, le parapente, accomplissent au mieux ce devenir oiseau de l’homme. Icare. »[10] De belles pages consacrées à la natation détaillent cette ascèse : la brasse, le crawl et bien sûr, paradigme de ce fantasme, le dauphin ou le papillon.
Faisant l’expérience d’une certaine euphorie engendrée par l’exercice sportif, P. Mengue n’hésite pas à qualifier de quasi mystiques ces noces du corps avec l’ivresse des profondeurs comme dans le film Le grand bleu d’Éric Besson, une extase sans dieu : un rite de l’immanence sans sacrifice. Une expérience laïcisée certes, mais qui n’empêche pas l’auteur de lui assurer la fonction de « service divin » (mot de Nietzsche). On pense à la transe des derviches tourneurs. Cette intuition se trouve confirmée par l’exclusion du corps érotique tant la jouissance obtenue relève de la fatigue, du détachement plutôt que d’un quelconque organe. On retrouve le sentiment océanique du moi dans un rapport fusionnel avec l’élément (air, vent, eau). Il n’échappe pas à l’auteur, grand lecteur de Freud et de Lacan, que cette recherche de l’extrême dans l’exténuation se branche sur la pulsion de mort[11]. P. Mengue qui répugne au conflit de doctrine est partisan des synthèses ; on est là entre Maître Eckart et le Freud de l’ « Au-delà du principe de plaisir », Lacan voisine avec Deleuze sur la qualification du désir en jeu dans cette expérience. On peut regretter que le dernier Lacan ne soit pas sollicité : le corps joycien ou l’autisme de la jouissance paraissent plus adéquats pourtant à ce dont il s’agit. L’activité en question met en effet en fonction un corps séparé du langage, autant que du phallus et de l’autre.
Retraçant son cheminement intellectuel, P. Mengue qui fit sa thèse sur Sade à Paris VIII avec Deleuze, affirme que le boudoir sadien constitua pour lui un premier pas pour un rendez-vous avec « les corps-langage » contre l’austérité kantienne[12]. La trajectoire trouve ainsi sa logique dans l’au-delà du corps morcelé vers le corps autistique.
Quoiqu’il en soit, à la veille d’un congrès sur le corps parlant dans sa tension avec sa jouissance, l’analyse de Philippe Mengue est on ne peut plus précieuse ; elle marque la scission entre un corps parlant phallicisé par l’exploit avec un corps taiseux qui « se jouit ».
[1] Mengue P., Marcher, courir, nager. Le corps en fuite, Paris, Éditions Kimé, 2015.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 26.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
[4] Nietzsche F., Le gay savoir, cité par Mengue P., Marcher, courir, nager. Le corps en fuite, op. cit. p. 17.
[5] Rousseau J.-J., Rêveries du promeneur solitaire, cité par Mengue P., op.cit., p. 117.
[6] Rousseau J.-J., ibid., cité par Mengue P., op.cit., p. 120.
[7] Rousseau J.-J., ibid., cité par Mengue P., op.cit.
[8] Mengue P., op. cit., p. 108.
[9] Rimbaud, Illuminations, cité par Mengue P., op. cit., p. 109.
[10] Mengue P., op. cit., p. 137.
[11] Mengue P., op. cit., p. 180.
[12] Mengue P., op. cit., p. 13.
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