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Victime : la fraternité discrète en réponse

L’Hebdo-Blog – À l'endroit de celui qui souffre et demande de l’aide, quelles nuances établiriez-vous entre la position empathique promue par le discours courant et la « fraternité discrète » que recommande Lacan dans les Écrits ?

Anaëlle Lebovits-Quenehen Lacan emploie cette expression de « fraternité discrète » dans « L'agressivité en psychanalyse »[1] pour désigner la façon dont « l’homme “affranchi” de la société moderne » voué « à la plus formidable galère sociale »[2] doit être reçu par l’analyste quand il vient à lui. Ce terme de « fraternité » peut surprendre s’il n’est pas bien compris. Vous avez raison de noter qu’il ne s’agit en aucun cas de nommer ici une position empathique. En réalité, cette « fraternité discrète » à laquelle Lacan invite l’analyste dans son rapport à l’analysant est une variation sur le thème de la neutralité bienveillante.

Lacan note en effet que celui qu’on pourrait considérer comme victime de sa souffrance, attend de l’analyste  une « participation à son mal »[3], voire une prise en charge totale de celui-ci. Pourtant une telle position ne convient pas à l’analyste et d’abord parce qu’elle suppose la supériorité de l’analyste sur l’analysant. Assumer cette supposée supériorité ne manquerait pas de provoquer chez l’analysant une « résistance de l’amour propre »[4] devant la perspective d’être libéré par un autre que lui-même. Résistance et agressivité en retour, cela va de pair. Dans ce texte, Lacan prend l’exemple d’une autre situation où l’expression de la supériorité de l’analyste sur l’analysant – s’il était assez imbu de sa personne pour s’ériger en exemple, c’est-à-dire en norme du bien ! – serait sanctionnée par l’agressivité de l’analysant. Lacan évoque ainsi le souvenir de tel grand patron de psychiatrie qui fit état de ses vertus et mérites dans une infatuation coupable et dont la réponse obtenue fut la seule fureur de son patient.

La fraternité suppose une certaine horizontalité du lien qui s’oppose à la verticalité du lien de l’aidant à l’aidé, du maître à l’élève, du savant à l’ignorant, de l’homme sain au malade, j’en passe… C’est toujours dans cette logique que Lacan préconise « l’abstention de l’analyste à lui répondre [à l’analysant] sur aucun plan de conseil ou de projet »[5]. Il s’agit que la relation analyste-analysant soit pensée dans l’horizontalité. Cela étant, pour supposer l’horizontalité du lien, la fraternité dont il s’agit ici n’est pas non plus fondée sur l’imaginaire. Il n’est pas question d’offrir à l’analysant « une réplique exacte de lui-même »[6] qui n’aurait d’autres conséquences qu’un excès de tension agressive faisant obstacle à la manifestation du transfert ou qui provoquerait une « angoisse immaîtrisable »[7]. La fraternité dont il s’agit ici, on le voit, n’a effectivement rien à voir avec la compassion, l’empathie, ou la charité. C’est d’ailleurs dans ce texte que Lacan relève les inévitables « contrecoups agressifs de la charité »[8].

Venons-en maintenant au « discret » compris dans l’expression « fraternité discrète ». Dans ce texte, il en est de la discrétion requise par l’analyste comme de son attitude fraternelle : toutes deux visent à éviter de susciter un certain type d’agressivité de l’analysant à l’analyste. Le terme discret est donc à entendre en son sens le plus basique. Il s’agit pour l’analyste d’être discret, au sens de réservé. Il s’agit que l’intention agressive du patient ne trouve pas « l’appui d’une idée actuelle de notre personne »[9] qui ferait justement écran à cette intention. Il est donc question de limiter les réactions d’opposition, de dénégation, d’ostentation et de mensonge qui limiteraient l’efficace du discours analytique, soit ce que Lacan appelle« la réalisation du sujet »[10] à cette époque de son enseignement.

Fraternité et discrétion sont donc essentielles en ce qu’elles visent à tenir compte de l’agressivité potentielle de l’analysant, afin de ne pas la provoquer pour la mettre en jeu autrement. Lacan en opposant la fraternité discrète à l’empathie prétend ici laisser au « nœud inaugural du drame analytique »[11] (qui s’exprime volontiers dans le transfert négatif) une chance de s’exprimer et de s’interpréter. Autrement dit, il s’agit de ne pas déchaîner l’agressivité de l’analysant afin que celle-ci s’exprime sur un mode qui la rende susceptible d’interprétation et de subjectivation. Ce que Lacan nomme ici la « fraternité discrète » est donc – nous pourrions dire les choses ainsi – la condition pour que la victime de sa propre méchanceté ait quelque chance de s’en déprendre en identifiant le réel auquel son agressivité répond. Et seule la position de l’analyste, si elle est juste, le lui permettra, éventuellement.

[1] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 124. [2] Ibid. [3] Ibid., p. 107. [4] Ibid. [5] Ibid., p. 106. [6] Ibid., p. 109. [7] Ibid. [8] Ibid., p. 107. [9] Ibid., p. 108. [10] Ibid., p. 109. [11] Ibid., p. 107.

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Quand les couples se brisent

Quand les couples se brisent

Le samedi 2 mai 2015, au Musée des Cœurs brisés à Ghlin près de Mons, l’ACF-Belgique a préparé les prochaines Journées d’automne par une Conversation intitulée « Quand les couples se brisent », avec Patricia Bosquin-Caroz, Béatrice Brault-Lebrun, Yohan De Schryver, Christophe Dubois, Philippe Hellebois, Catherine Heule, Jean-François Lebrun, Claire Piette. Nous avons le plaisir de vous adresser ici deux textes, de Béatrice Brault-Lebrun et de Jean-François Lebrun.

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Comme le fil est pour l’aiguille…

Comme le fil est pour l’aiguille…

… la fille est pour le garçon. Nombreuses sont les rengaines d’une complémentarité mythique que l’expérience vécue ne tarde pas à démentir. Au contraire, c’est d’un nouage toujours singulier qu’il s’agit, à inventer entre deux partenaires, entre un et un, entre chacun et sa chacune. Voilà ce que la psychanalyse découvre. À ceux qui choisissent d’en faire l’expérience, elle propose de dénouer patiemment les fils embrouillés de leur existence.

Laure ne se remet pas de la perte d’un être aimé, emporté par le cancer il y a bien des années : son père. Trône au beau milieu de sa bibliothèque un souvenir de lui venant commémorer le caractère central et toujours actuel de la perte qu’elle éprouve. C’est un vase. Plus exactement, elle a placé dans son salon l’urne funéraire qui lui a été remise selon la volonté paternelle. Il avait voulu qu’elle ne comporte aucune mention, aucune inscription symbolique : pas de nom, de date, rien.

Laure a pu depuis lors accomplir ses études universitaires. Elle a assez vite décroché un emploi dans le domaine de sa formation. Mais elle reste inconsolable. Rien n’y fait. Elle se dit agressive avec son entourage : son mari et sa mère. Elle a épousé un copain d’enfance. Elle vit avec lui dans la maison paternelle dont elle a hérité. Elle compte la transmettre – avec l’urne – à ses héritiers. Elle se pose en vestale du père, gardienne de ses restes.

Entre elle et son mari, ce n’est pas facile. Elle se demande s’il l’aime. « Je gère mon couple » dit-elle, mais cette « gestion » ne marche pas aussi bien que celle du bien paternel. C’est même très souvent orageux. Le refus déterminé qu’elle oppose aux instances du mari est la source d’innombrables querelles. Il lui réclame un enfant. Elle ne consent d’ailleurs que difficilement aux rapports intimes.

Mais le chagrin si présent au début de nos entretiens en vient à se relâcher un peu. Un jour, elle m’annonce qu’elle s’est débarrassée de l’urne funéraire. « Il était temps de s’en séparer » me dit-elle. Me parler de son père a fait de cette urne une question. Elle décide de s’en défaire : voilà un objet qui tombe. Mais ce n’est là qu’une étape.

Quelque chose n’a pas circulé dans le quadrille œdipien. Face à des parents désunis, qu’un lien d’amour ne reliait pas, Laure s’est retrouvée prise entre le désir de la mère et le désir du père envers elle. Pour sa mère, elle était « tout », dit-elle, se plaignant de ce lien intrusif. Ainsi, pour lui échapper, s’est-elle « offerte », selon ses termes, en mariage à son copain d’enfance. Mais on la disait aussi « la petite femme du père ». Lors du décès, le copain d’enfance était là pour la soutenir dans son deuil.

N’a-t-elle pas épousé le copain d’enfance un peu vite ? Elle indique que dans le lit conjugal, « il y a toujours un tiers, une troisième personne » marquant par là qu’elle désire « ailleurs ». L’attachement au père[1] et l’hostilité envers la mère barrent l’accès à son désir de femme. Elle a à s’en distancer pour pouvoir accéder au choix d’un objet masculin, d’un partenaire avec qui elle pourra entrer dans ce que Jacques-Alain Miller a nommé les labyrinthes de l’amour[2], et inventer un lien de couple.

[1] Freud S., « La féminité », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 150-181. [2] Miller J.-A., « Les labyrinthes de l’amour », La Lettre mensuelle, n° 109, p. 18-21.

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Qu’est-ce qui brise tant le cœur d’une femme ?

Qu’est-ce qui brise tant le cœur d’une femme ?

Comme le dit Lacan : « Parler d’amour, en effet, on ne fait que ça dans le discours analytique. […] parler d’amour est en soi une jouissance »[1]. Nombreuses sont les femmes, des jeunes filles, voire des fillettes, qui viennent parler à un analyste de leurs déceptions amoureuses qui ont pris parfois un air de mauvaise rencontre.

Mlle D. ne s’est jamais remise d’une promesse non tenue par un homme. C’était son premier amour et elle n’avait que dix-huit ans. Elle a cru à un amour parfait réciproque, mais a découvert que son amant était marié et père d’un enfant. Cette nouvelle « lui a brisé le cœur à jamais », dira-t-elle ! Et c’est à prendre à la lettre ! Cette tromperie a rompu chez elle son désir d’exister, la plongeant dans un état mélancolique grave. Elle s’est sentie réduite à un pur objet de jouissance, sans amour. Depuis lors, dans ses relations, elle se vit comme un objet déchet. Une hospitalisation et plusieurs tranches d’analyse lui permettront d’éviter de tomber dans le gouffre au bord duquel elle était. Depuis des années, elle vit avec un autre homme qui tient à elle plus qu’elle ne tient à lui. Plus question d’aimer à la folie ! Mlle D. s’est retrouvée sans recours face à cette rupture amoureuse vécue non comme une séparation symbolique, mais comme une pure perte réelle. Elle fut toute ravagée !

Dans un autre registre, l’amour d’une fille pour son père, Juliette, une fillette de neuf ans, vient me parler de la grande déception de la relation à son père. Ce dernier a décompensé peu après la naissance de Juliette. Ça lui posait problème que ce soit une fille. Tout allait bien tant que ses parents vivaient à trois avec leur fils aîné. Juliette traverse des états d’angoisse en lien avec son père. Chez sa mère ou en classe, elle se demande ce qu’il pourrait arriver à son père quand il fume ou boit trop. Chez lui, le week-end, elle se sent insécurisée ; elle ne le trouve pas fiable. Elle en veut à sa mère de l’avoir quitté. Juliette aime donc son père, se préoccupe de lui, mais en retour il ne cesse de l’ignorer, de la faire se taire, de la rejeter. Elle souffre de cette relation sans vouloir céder sur son désir. Elle veut sauver son père, être sa béquille imaginaire. Elle est prête à se sacrifier pour lui. Mais à quel prix ? C’est un des points traités dans le travail analytique. Juliette, structurée sur un versant névrotique, s’emploie déjà du haut de ses neuf ans à une grande activité fantasmatique pour trouver une solution face à l’impasse avec son père. Chez Juliette, contrairement à Mlle D., le fantasme sert d’écran à la jouissance. Plus tard, lui servira-t-il de boussole dans sa relation aux hommes, afin notamment que la déception ne vire pas au ravage ?

Il n’y a donc pas que le ravage mère-fille qui fait couler tant d’encre, il peut prendre d’autres teintes. Lacan ne disait-il pas : « […] l’homme est pour une femme tout ce qui vous plaira, à savoir une affliction pire qu’un sinthome. […] C’est un ravage, même »[2]. « Etre ravagé, dit Jacques-Alain Miller, c’est être dévasté. [ …] C’est un pillage, c’est une douleur, qui ne s’arrête pas, qui ne connaît pas de limite »[3].

Ces récits de vie quotidienne montrent que les femmes n’en ont vraiment pas fini avec le ravage de l’homme. D’autre part, l’actualité dans le monde ne vient-elle pas aussi pointer ce ravage vu par la fenêtre de la misogynie ambiante ? Dans Télévision, Lacan apporte un précieux éclairage quant à ce qui ravage une femme : c’est la logique du Tout unifiant. « Ainsi l’universel de ce qu’elles désirent est de la folie : toutes les femmes sont folles, […] c’est-à-dire pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt : au point qu’il n’y a pas de limites aux concessions que chacune fait pour un homme : de son corps, de son âme, de ses biens »[4]. Quelle position de sujet ces femmes doivent-elles prendre, une par une, pour ne pas s’enfermer dans un statut de victime, mais plutôt pour trouver un mode d’existence tout en se dégageant de cette place d’objet de l’autre ? Pas si simple !

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 77. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 101. [3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 25 mars 1998, inédit. [4] Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 63-64.

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À propos du labyrinthe du silence : un peu d’information

C’est un certain malaise qui se manifeste, en lieu et place de la satisfaction symbolique à laquelle on pourrait s’attendre en allant voir un film portant sur le dévoilement des crimes nazis à l’occasion du procès de Francfort en 1958. Cela a-t-il partie liée avec ceci que le style hollywoodien est difficilement compatible avec le thème ? Ou bien ce malaise est-il à mettre au compte des libertés que s’octroie le scénario vis-à-vis de la vérité historique ?

Le film se donne pour héros le jeune procureur Johann Radmann, d’abord naïf, bientôt sidéré, et qui se résout au final à affronter les résistances de la société allemande d’après-guerre pour faire connaître l’étendue du crime et son absolue cruauté.

Mais l’étrange est que le jeune procureur Radmann est un être de fiction, un personnage inventé, tandis que la figure réelle de l’instigateur du procès de Francfort, le procureur général Fritz Bauer, se trouve reléguée par le scénario en arrière-fond, comme effacée.

Ce décentrement soulève immédiatement une question : qui était le vrai Fritz Bauer?

Un fin juriste tôt engagé contre les SA, exilé en Suède dès 1937, revenu en Allemagne en 1948 et qui désormais exerça sa fonction de procureur et sa science du droit en traitant le nazisme sur le terrain du juridique. En 1952, il instruisit le procès des auteurs du putsch contre Hitler, qui réhabilita ces derniers. En 1960, il contribua à livrer Eichmann à l’État d’Israël plutôt qu’à l’Allemagne, car il se méfiait des opacités de l’appareil juridique de son propre pays. En 1958, il obtint que la cour de Francfort soit considérée juridiquement comme compétente pour réaliser le premier procès en Allemagne contre les crimes nazis, épisode relaté dans Le labyrinthe du silence.

À ses yeux, il était vital d’incarner la faute en la rendant publique : « L’Allemagne pourrait à nouveau respirer, et avec elle le monde entier, si seulement une parole humaine se faisait entendre », disait-il (cité dans le documentaire d’Ilona Ziok, Fritz Bauer, Tod auf Raten, CV Films). Résistant à l’hostilité institutionnelle, il ne cessa jamais d’enquêter, de commenter et d’infléchir la loi afin qu’elle rende possible la symbolisation qu’il jugeait nécessaire. Ce faisant le magistrat Fritz Bauer mit en œuvre une redoutable logique exponentielle : plus le nombre de cas jugés serait important, affirmait-il, plus il y aurait de procès à l’avenir, des centaines de procès qui seraient conduits jusque dans les années 1970-75. Car il s’agissait non des crimes des grands responsables du nazisme mais de ceux perpétrés par de modestes libraires, boulangers, instituteurs.

Il se trouve que l’appareil judiciaire allemand opéra un retournement dès 1962 : après le procès de Francfort, la loi fut remaniée de façon à atténuer considérablement la gravité des faits ainsi que la lourdeur des peines correspondantes. Ce fut bientôt la fin des procès allemands.

Ce que tait ce film, mais que révèle la substitution d’un Radmann imaginaire et consensuel à un Fritz Bauer qui était loin de faire l’unanimité de ses pairs, c’est un débat contradictoire toujours vif en Allemagne sur son passé traumatique. En faisant silence sur ce débat (dont la presse allemande n’a pas manqué de se faire l’écho lors de la sortie du film), Le labyrinthe du silence ne fait-il pas œuvre de refoulement plutôt que de vérité ?

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IM LABYRINTH DES SCHWEIGENS

Le labyrinthe du silence

Ce film de Giulio Ricciarelli m’a replacée dans l’atmosphère de mon adolescence. Née en Allemagne juste avant la guerre, j’ai vécu les premières années de ma vie dans l’Allemagne nazie. Angoisse, inquiétude, effroi.

Le film met en scène un jeune procureur Johannn Radmann qui est surpris par le mot de Auschwitz qu’il n’avait jamais entendu. Soutenu par le procureur général Fritz Bauer, Radmann se met à la chasse d’anciens nazis. Il se rend compte que l’Allemagne du Wirtschaftswunder, du miracle économique, est infestée d’anciens nazis. Les médecins, les avocats, les hommes politiques comptent parmi eux de nombreuses personnes qui ont été actives à Auschwitz. Konrad Adenauer, le chancelier, voulait tirer un trait sur cette histoire. Mensonges et culpabilité régnaient dans ce pays. Dans le film, un journaliste s’adresse à Johann Radmann : « Est-ce qu’il est vraiment utile que tous les Allemands se demandent si leur père est un meurtrier ? »

Un ancien déporté crie : « Ce pays veut vivre sous un glaçage. » Il fallait enjoliver le passé, le rendre absent.

Totschweigen – tuer par le silence tout ce qui s’est passé. Profiter des biens rendus accessibles par le miracle économique que toute l’Europe enviait à l’Allemagne.

Deux moments de ce film m’ont tout particulièrement touchée. Dans le premier, le jeune procureur, un peu trop justicier, finit par trouver plusieurs anciens déportés. Il les interroge. Nous, les spectateurs du film, n’entendons pas ce qu’ils disent. Nous ne voyons que les visages, les bouches qui tremblent, les lèvres qui se déchirent, les yeux écarquillés d’horreur, les visages endoloris. La peau labourée depuis soixante-dix ans de larmes et de douleur. Au-delà des mots, au-delà des paroles. Ce qui ne peut se dire, ce qui est indicible.

Dans le second, Radmann ne savait pas, ne voulait pas savoir comment son père avait traversé les années du nazisme. Il pose cette question à beaucoup d’autres, il est logiquement contraint de se la poser aussi. Et il apprend que son père a eu la carte du parti national-socialiste. Il tombe en détresse, dans un état de Hilflosigkeit. Il se met à boire, comme les nazis entre eux, il se fait jeter par la femme qu’il aime, il travaille dans un bureau d’avocats véreux avec un avocat qui défend les nazis. Après ce moment de fading, de disparition à lui-même, en une fraction de seconde, il se rend compte qu’il se trompe, il démissionne de ce poste de jeune avocat d’affaires. Il retourne voir Fritz Bauer, le procureur général et lui dit qu’il va reprendre la recherche des anciens nazis qui jouent un rôle de responsabilité dans cette Allemagne. Bauer lui demande : « Pourquoi êtes-vous revenu ? » Radmann répond : « Parce que après ces horreurs, il faut faire ce qui est juste. » Das was richtig ist, ce qui est éthiquement juste.

C’est dans cette coupure que Radmann trouve sa dignité d’homme.

J’ai quitté cette Allemagne. Je me suis décidée pour le discours analytique. J’essaie d’en dire quelque chose le mieux possible.

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Lacan dans la maison de Freud

Un événement a eu lieu à Vienne les 24 et 25 avril 2015.

IMG_3386Cet événement n’est pas simplement venu de ce que le congrès du « Nouveau Champ lacanien autrichien » (Das Neue Lacansche Feld Österreich) ait eu lieu ces jours-là, mais de ce que, pour la première fois, il se soit tenu dans le Musée Sigmund Freud, au 19 de la Berggasse, c’est-à-dire dans la maison de Freud.

La centaine de participants a ainsi été accueillie par la nouvelle directrice du Musée Sigmund Freud, Madame Monika Pessler, venue, dès le premier jour, entendre Laure Naveau parler de l’invention par Lacan de la passe.

Le thème du congrès était « Le corps parlant » et était par là même articulé à celui du prochain congrès de l’AMP. Les sujets abordés ont été variés : les moments de crise dans une analyse (en lien avec le thème du congrès de la NLS), l’hystérie au XXIe siècle et la clinique psychanalytique d’orientation lacanienne.

Les interventions, faites par Laure Naveau et Pierre Naveau, ainsi que le cas présenté par Magdalena Sorger-Domenigg, ont été commentés par des membres d’une communauté de travail qui rassemble, depuis plusieurs années déjà, des psychanalystes autrichiens et israéliens – Avi Rybnicki (qui était l’organisateur du congrès), Shlomo Lieber, Mabel Graiver, Dafna Amit-Selbst et Norbert Leber.IMG_3392

Les séquences ont été modérées par Helga Treichl, Elisabeth Müllner, Roman Widholm, Christian Kohner-Kahler, Gerhard Reichsthaler et Andreas Steininger.

Les participants venaient donc de Vienne, mais aussi, par exemple, de Linz ou de Stuttgart, ainsi que de Jérusalem et de Tel Aviv.

Ce congrès du « Nouveau Champ lacanien autrichien » donnera lieu à une publication en langues anglaise et allemande.

Cette année 2015, Lacan est entré chez Freud.

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« Moments de crise » à Genève : entailles, faille, réel

« Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve : c’est un tigre qui me dévore mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me consume mais je suis le feu»[1] (Jorge Luis Borges)

Ce XIIIe congrès de la NLS s’est déroulé dans cette magnifique ville de Genève dans une ambiance accueillante et conviviale sous l’égide du tableau de Lucio Fontana « Attese ». L’œuvre exhibe des entailles qui traversent la surface de la toile « offerte au regard presque apaisante »[2] . Cette rencontre en tant que telle a fait entaille, tuche par son work in progress original, varié, créatif, et nous a donné à entendre et à mettre au travail des témoignages originaux de la crise dans tous ses états.

Le malaise dans la culture nous le montre : les crises se succèdent. « Le psychanalyste est ami de la crise »[3].

Nous nous sommes laissé surprendre par les différences séquences, autant de contingences inédites et inventives autour de la crise, des crises. Quand les semblants vacillent, l’entaille s’ouvre et laisse le temps de la crise nous saisir. Entre coupure, temps et attente, on retrouve les composantes de toute crise, nous dit François Ansermet. La temporalité était bien au rendez-vous : coupures cinématographiques comme discours qui alternent entre les séquences, entailles, événements, précipitations subjectives, hâtes de l’acte de dire, de démontrer, de témoigner, de conclure aussi. Les trois temps logiques que Jacques Lacan démontre avec l’apologue des trois prisonniers : l’instant de voir, le temps pour comprendre et le moment de conclure emportent ses participants vers les entours d’un réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, d’un réel qui échappe toujours.

Une entaille cinématographique

Récréations, un documentaire réalisé en 1992 par Claire Simon, montre une petite fille essayant de sauter, apeurée, dans le vide, assistée par ses camarades de classe, elles très à l’aise dans l’exercice. Temps réduit à zéro mais qui se précipite, aidée par le regard des autres enfants, à l’acte conclusif et si redouté : le saut. Ici, il s’agit d’un moment de crise comme moment décisif.

Parcours

Des incidences cliniques de la crise financière autour de la dette comme objet ; de la crise au symptôme ; la crise par la science, autour d’une métaphore sur le temps à l’heure où « le S1 se propose de prendre le relai » avec sa fétichisation du chiffre. Selon Lacan, le réel est impossible à calculer : le calcul est pris entre la crise permanente dans le système et la crise par le sujet ; des liens entre crise et acte, une entaille dans le dispositif pour viser l’insondable dans la vérité du délinquant sexuel et du criminel ; une séquence entre Alain Grorichard et Jacques-Alain Miller sur la clinique du cas Rousseau, démonstration remarquable de l’extension du concept de crise pour Rousseau avec une crise dans le corps. Quel est le moment de crise où Rousseau s’est fait un nom ? Il écrit que si on lui demandait ce qu'il voudrait être, il répondrait mort. Crise dans la clinique des catastrophes, de la rencontre avec le trauma, de l’immédiat comme manifestation du réel hors sens. Parfois la présence en-corps vaut comme la présence de l’analyste face à des personnes qui ne peuvent parler. Une question pointue a été posée à D. Creminter : est-ce que l’attentat de Charlie a fait tuche pour vous ? Crise et transfert ; crise et jouissance ; crise, adolescence et addiction.

La séquence des AE, crise et fin de cure, a clôturé magistralement le congrès avec cette question posée à chacun au plus près du réel : « la fin de votre analyse était-elle une crise ou pas ? » Recueillons quelques instantanées de la parole de chacun d’entre eux.

  • « Il n’y a pas de clé de la fin, il y a seulement des pièces détachées ». (S. Castellano)
  • « La lumière de l’obscur » ; « la morsure ça vivifie ». (D. Labro-Lacadée)
  • « Le corps a-larmé» ; « un saut dans le vide à la fin de l’analyse ». (M.-H. Blancard)
  • « Le rire, affect de gaité, une légèreté inattendue » ; « la libération de la chaîne du fantasme est momentanée » ; « à la fin de l’analyse, c’est une nouvelle histoire de savoir y faire avec ». (B. de Halleux)
  • « Si il n’y a pas de libido, je ne peux ni croire ni aimer ». (A. Aromi)
  • « Je ne peux plus faire comme si je ne savais pas » : « consentir au désir qui permet une extraction du fantasme ». (J. Lecaux)

Ces différentes séquences montrent la place du psychanalyste telle que Lacan l’indique : « Il faut en passer par cette ordure décidée pour, peut-être, retrouver quelque chose qui soit de l’ordre du réel »[4].

[1] Borges J. L., Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 2010, p. 816. [2] Commentaire de François Ansermet [3] Miller J.-A., « La crise financière vue par Jacques-Alain Miller », Marianne, 11 octobre 2008. [4] Cité par Lilia Mahjoub, Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 124.

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