Étiquette : L’Hebdo-Blog 26

Des choses et des mots

Le parti-pris des choses

En 1955 Lacan se fit le porte-voix d’un pupitre. En ce temps-là, parler avec son corps était sans doute si évident que personne n’en disait rien – moyennant quoi se creusait l’écart entre l’avance prise par la clinique et le retard de son élaboration. On en est réduit à imaginer aujourd’hui ce que fut la performance de l’exposé intitulé « La Chose freudienne » : « Moi, la Vérité, je parle ». Un grand moment, sans doute, dont la trace, perdue, se confond désormais avec l’écrit qui porte ce titre. Dans le Séminaire II, contemporain de ce moment, Lacan s’emparant du signifiant « porte » le tourna et retourna dans son inimitable phrasé pour faire briller l’absence de LA porte, « imparfaite en cela que plusieurs », et montrer qu’elle était l’objet symbolique par excellence. Puis il y eut l’arbre qu’il mit cul par-dessus tête après avoir produit le mathème de l’alphabêtisation dans « L’instance de la lettre… » et dont il lança les cinq lettres en l’air comme des dés pour les lire, une fois retombées, en b-a-r-r-e dévolue à séparer le signifiant du signifié.

Au commencement il y avait eu l’expérience princeps de la cure d’Anna O*. Elle avait montré que « libérée », la parole adressée au médecin empruntait d’anciens frayages, soit des circuits signifiants constitués du fait de la percussion antérieure sur ou dans le corps de certains dires. La cure devint la mise en acte de cette parole, seule capable de débusquer les signifiants condensateurs d’une jouissance traumatique ou pathogène. Une fois révélés, ceux-ci perdraient leur pouvoir malin et prendraient une autre valeur. Ainsi naquit la psychanalyse, en tant que discipline capable de produire une nouvelle alliance entre la chair et la matérialité signifiante, à moindres frais pour le sujet qui y regagna une marge de manœuvre. Plus tard, l’expérience s’étendit au-delà de ses marques premières et le pari porta sur la consistance d’ancrages signifiants inédits, là où il n’y avait pas eu quelque chose, ni tout à fait rien peut-être. « Pour introduire le narcissisme », Freud 1914, puis « Le Stade du miroir… », Lacan 1936-45, sont deux textes qui mirent en évidence un certain primat de l’image, sinon de l’Imaginaire, dans l’espèce affectée par la parole et le langage. Support d’une aliénation première à l’image, le miroir, cet objet dérivé du lac naturel, ne redouble-t-il pas, en le déformant à l’occasion, tout ce qui, animé ou inanimé, entre dans son espace virtuel ?

À travers le miroir, au-delà du fantasme

Puis ce fut le cadre qui prit son indépendance, migrant du miroir au fantasme. C’est cet ordre que Lacan remet en question lorsque, avec Joyce, il sort (de quelle remise ?) humble parmi les humbles[1], l’escabeau. Laissant les miroirs à leur place, il accommode son regard sur la modeste prothèse qui rappelle à chacun, tombé des genoux complaisants à former son premier piédestal, qu’il ne peut se passer du secours de ces quelques marches pour atteindre les objets gardés hors de la vue, triviaux (ampoules, papier hygiénique, valises etc.,) précieux ou licencieux (livres et/ou images). L’escabeau est là, à portée des mains et des pieds. « Il existe [en effet] un certain rapport entre ustensile et utile – et d’autre part entre ustensile et ostensible », écrit Francis Ponge[2]. On peut le réduire à presque deux dimensions en le pendant au mur, et le déployer si besoin est. C’est un outil, portable, qui va et vient au gré des heures, entre la cuisine et la bibliothèque. « Il est d’ailleurs entendu qu’il ne présente rigoureusement aucun intérêt en dehors de son utilité précise ». [3]

À chacun son escabeau

Il faut bien que quelque chose ait été escamoté pour que Lacan revienne sur ses traces et postule, pas plus au-delà qu’en-deçà du miroir, mais à côté, l’SK-beau. Dira-t-on que la subversion spatiale que produit l’analyse donne au parlêtre un accès au savoir ? De quel bois cet escabeau est-il fait ? Du fauteuil ou du divan qui supporte son corps apporté en séance, l’analysant extraira la matière première nécessaire pour construire son nouveau support. C’est qu’il lui faudra se hisser, non pas pour se croire ou s’y croire, mais pour supporter la nécessité de participer en son nom à l’aventure de la psychanalyse. S’il peut et doit s’en passer, c’est à condition de ne s’en servir que pour mieux mettre un pied, un signifiant, devant et derrière l’autre.

Ce parti-pris des choses et autres menus objets qui lestent nos corps marqués d’une insoutenable légèreté native est aussi une politique. Elle tend à renouveler l’alliance du vivant avec son savoir-faire. Celui-ci, propre au sujet, est marginal en son principe. Il peut néanmoins s’articuler avec d’autres, et, dès lors, n’en résister que mieux au main stream des pousse-au-jouir – prêts à porter et toujours déjà obsolètes – nés des noces de la science et du marché.

[1] Dans la grange

À André Gide

[…] La vie pauvre, par ce beau jour d’été, m’a paru revêtir toute sa dignité.   Et lorsque sont passés, près de mon escabeau, les paysans tristes, silencieux et beaux, faisant rouler les roues dans l’ombre noire et fraîche, je ne leur ai rien dit et j’ai baissé la tête. Francis Jammes [2] Ponge F., OC, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 643. [3] Ibid., p. 644.

Lire la suite
Un corps tout dévoué

Un corps tout dévoué

Mme C., 40 ans, mère de neuf enfants, est triste, pleure sans raison et craint de mourir dès qu’elle sort dans la rue.

Pour ce sujet, les traumas ont porté atteinte au registre imaginaire au point où son corps lui devient autre à elle-même. L’objet a « enfant » tente de donner une consistance à ce corps, mais cette récupération d’une image unifiante par la série des bébés échoue. Dans le transfert, je me heurte à un « c’est comme ça » inlassable, écrasant la mise en jeu de la subjectivité. Au fil des séances, elle aménage sa place et au « c’est comme ça » s’associe un « on continue ».

Un cauchemar décisif : « Des petites filles jouent dans la rue et une voiture rentre sur elles. Y a les pompiers partout, je vois par la fenêtre. » Je ponctue sur la prévalence de l’objet regard. Ce cauchemar reprend les coordonnées « d’un souvenir oublié : l’accident ». De là, Mme C. va extraire de son enfance des moments singuliers. Elle dégage ce qu’elle vit du côté de la mêmeté et perçoit quelque chose d’une différence.

Avec sa mère, elles attendent le car. Il arrive bondé. La mère insiste, le chauffeur refuse de les faire monter. Elles prennent le suivant. En route, le car précédent a eu un accident : « Je voyais les enfants morts, partout du sang et des draps blancs. »

Préadolescente, elle développe une maladie et doit être opérée. S’inscrira une trace indélébile : la mort d’une fillette de son âge à côté d’elle. C’est un point d’énigme : « Moi, ils m’ont guérie et pas elle. Elle est morte, comme ça, les infirmières ont mis un drap blanc. » Moment de perplexité qui signe un réel devenu inassimilable. La mort de ces enfants lui renvoie une image mortifiée de son propre corps. Ce qui se répète dans la contingence touche au registre imaginaire.

Adolescente, elle parle aux garçons. Un jour, son père lui annonce : « Tu ne retournes plus au collège. » Peu après, elle surprend une parole paternelle : « Celle-là je veux qu’elle disparaisse. » Son rapport à l’Autre s’inscrit dans cette modalité, « se débarrasser d’elle », qui prend les allures d’une identification aux morts.

Deux ans plus tard, elle se marie. Dès lors, elle vivra chez la belle-famille. Son mari travaille en France et ne rentre qu’une fois l’an. Les premiers symptômes apparaissent : « J’ai rien à faire, je suis comme ça, j’attends, je ne pouvais pas sortir, tout le temps surveillée, je pouvais plus respirer, j’avais l’angoisse. »

Elle fait des fausses-couches. Les paroles du beau-père fusent : « Elle ne pourra pas avoir d’enfant, trouve-toi une autre. » Paroles qui viennent redoubler celles du père : elle est celle dont il faut se débarrasser.

Le premier enfant arrive. Depuis, tous les deux ans, elle est enceinte. Cette série règle sa vie : « Toujours il y a un autre bébé ». Elle s’oppose à son mari qui au cinquième dit : « Ça suffit. » Elle s’affirme : « C’est ma liberté d’avoir des enfants, c’est la seule chose que j’ai voulue. » La série des bébés vient chiffrer un excès de jouissance de corps. Une réponse en acte aux enfants morts, un corps de mère qui enfante des enfants vivants, se vivifiant à son tour. Les enfants lui apportent une consistance.

Le dernier né est délogé du sein par la nouvelle grossesse ; ainsi sevré, le bébé choit et il est ramassé par le père. Cette succession de chutes fait résonner le trauma initial, là où les choses se répètent du côté d’une volonté d’un Autre qui veut se débarrasser d’elle. Un laisser-tomber demeure.

Ce laisser-tomber s’actualise dans sa peur de sortir. Elle craint de devenir folle : « C’est comme si j’étais une autre personne, comme si je perds les mots. » Dans la rue, elle a vu une dame tomber, « Comme ça, elle est tombée, morte et moi aussi je vais tomber ». Je lui dis : « Vous ne faites pas la différence entre ce qui arrive aux autres et à vous ? » À la séance suivante, elle énonce « J’ai pas la différence. » Gageons que le travail par la parole pourra faire coupure entre elle et l’autre.

Lire la suite

Lettres d’amour

À propos de : Ordres et désordres amoureux au XXIe siècle.

Clinique du partenaire-symptôme,

sous la direction d’Hervé Castanet[1]

« Je pense à vous. Ça ne veut pas dire que je vous pense. […] – j’aime à vous, en quoi elle [la langue] se modèlerait mieux qu’une autre sur le caractère indirect de cette atteinte qui s’appelle l’amour. »[2]

Lire Ordres et désordres amoureux au XXIe siècle ne laisse pas indemne son lecteur. C’est un vrai bon-heurt, une véritable gageure qu’Hervé Castanet a réalisée et réussie. Cet ouvrage collectif regroupe des textes de psychanalystes de l’ECF, tous orientés par Freud et Lacan, qui interrogent, chacun avec sa démonstration inédite, les nouvelles formes de rencontres contingentes entre les sexes.

Y a-t-il un ordre amoureux ? Ce qui était ordre amoureux serait-il dérangé pour devenir désordre ? Comment la relation aux partenaires amoureux se transforme-t-elle et se tisse-t-elle dans le malaise contemporain ? Peut-on croire en l’idée d’une complémentarité entre les partenaires dans le droit fil du mythe d’Aristophane qui sépare les êtres humains en deux moitiés cherchant, par la grâce de l’amour, à retrouver leur unité perdue ? Ce n’est pas l’option de Lacan qui martèle l’impuissance de l’amour « d’établir la relation d’eux »[3], entre les deux sexes. Parler de désordres amoureux serait plus approprié au XXIe siècle. Je le poserai, en suivant Lacan, comme un fait de structure logique. Dérangements, ratés, malentendus, embarras, obstacles, attentes imaginaires et idéalisées, espoirs déçus mais aussi rencontres contingentes, c'est-à-dire hasardeuses, sont démontrés avec brio par chaque auteur(e) par le biais de la logique et de la clinique des parlêtres. De la « faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour »[4] aux effets clinique du « ça ne va pas », le livre concerne dans son ensemble le changement de paradigme qui prend son départ avec le Séminaire XX, Encore, à l’honneur dans les pages de l’ouvrage : ce changement de paradigme porte sur la jouissance et s’oriente du non-rapport sexuel, de la sexuation, de la logique modale, du nouage R.S. I.

Parler d’amour est propre au discours analytique. Qu’est-ce que le réel en amour ? Cette inépuisable question sera traitée par de nombreux exemples de la création littéraire, cinématographique et poétique. Mais comment parler d’amour, de la lettre d’amour et des dires du sexe ? Nous lirons ce qui agite Klossowski à travers le réel de la rencontre amoureuse avec Betty, une femme puis Dieu ; Ovide et son Art d’aimer ; Woody Allen et le triomphe de la confusion des sentiments ; Catherine Millot et la solitude de l’amour ; Gide et son rapport à la lettre à partir de l’équation mère-femme ; comment l’œuvre de Genet se fait réponse au réel qui le cause ; nous découvrirons une originale déclinaison des diverses figures imaginaires, symboliques et réelles de l’amant, les vicissitudes de la jalousie chez l’Albertine de Proust ou dans l’être-à-trois chez Lol V. Stein de Duras, les effets de l’utilisation des sites de rencontre, l’amour et la jouissance du corps…

« Comment un homme aime-t-il une femme »[5]? Les cas cliniques démontrent enfin ce qu’il en est de l’amour pour chaque parlêtre et de ses méandres quand la jouissance Une s’en mêle. Le sous-titre du livre pose d’emblée sa thèse : Clinique du partenaire-symptôme. Le parlêtre en tant qu’être sexué fait couple avec un partenaire dans un lien symptomatique qui relève de sa jouissance. Qu’est-ce qu’un partenaire ? C’est celui avec lequel on joue sa partie. Jacques-Alain Miller nous propose de lire le couple comme : « un contrat illégal de symptômes » [6] en l’opposant à la définition du contrat légal que représente le couple au regard de la loi. Quand le sexe ne permet pas à l’homme et à la femme d’être partenaires, seul le symptôme y pourvoit. La psychanalyse démontre son efficace en permettant au parlêtre d’assumer sa singularité qui tient à la contingence. Les textes ici présentés illustreront enfin la multiplicité des figures symptomatiques nouées à leurs modalités de jouissance. Car « parler d’amour est en soi une jouissance » [7]. Un réel est en jeu dans l’amour. J’aime à vous suppose un rapport à l’autre. Et puisque « l’amour, c’est le signe qu’on change de discours »[8], le partenaire-analyste par l’amour de transfert en constitue cette adresse.

[1] Ordres et désordres amoureux au XXIe siècle. Clinique du partenaire-symptôme, sous la direction d’Hervé Castanet, Paris, Économica /Anthropos, février 2015. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 95. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 12. [4] Ibid., p. 11. [5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 18/12/1973, inédit. [6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 19 novembre 1997. [7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 77. [8] Ibid., p. 21.

Lire la suite

Le corps réel dans l’art contemporain : la création de l’artiste Marina Abramović

Nous sommes en route vers le Congrès de l’AMP à Rio l’an prochain.

Nous avons le plaisir de vous faire lire ici un beau texte de Ruzanna Hakobyan, membre de la NLS, sur l’artiste Marina Abramović. Déjà, dans Lacan Quotidien n° 409, du 14 juin 2014, Éric Laurent avait attiré notre attention sur une intervention de R. Hakobyan à propos de cette artiste. Il nous autorise à reprendre ses propos parus dans la rubrique « Lu ce jour » : « L’artiste performer, Marina Abramović, très célèbre aux USA et au Canada, dont Ruzanna Hakobyan a parlé au Congrès d’Athènes de la NLS, en 2013, a un grand projet : introduire, un par un, des sujets à la pure présence ».

Suivait un extrait de Prospect, de Hephzibah Anderson : « Bien que les journalistes ne demandent plus à Abramović ce qui fait que son travail est de l’art, elle-même s’est posé cette question en réalisant son Passion project, comme le disent les Américains, le Marina Abramović Institute (MAI), centre destiné au développement de la dénommée Méthode Abramović, condensé de tout ce qu’elle a appris sur la conscience dans ses voyages, en passant son temps avec des Aborigènes, des mystiques soufis, des moines bouddhistes, et, plus récemment, une femme Chamane au Brésil. Une fois dans ce lieu, les visiteurs doivent signer un contrat, en s’engageant à rester six heures, en rangeant leurs affaires et leurs téléphones portables en particulier, et à enfiler leurs blouses blanches. Ils deviendront davantage disposés à expérimenter l’art ou à en faire, en passant une heure à boire un verre d’eau ou à compter une demi-douzaine de grains de riz. « Nous ne pouvons pas changer le monde si vous ne changez rien à votre conscience », dit-elle.

Dans Prospect n° 219, H. Anderson, juin 2014, Blood and bones, « L’artiste performer Marina Abramović s’est laissée mourir de faim et s’est tailladé la peau pour l’art. Peut-elle survivre à la célébrité ? »

abramovic 2

« Les œuvres des grands artistes aujourd’hui ne sont pas sublimes, elle sont symptômes. »[1]

Marina Abramović, appelée « grand-mère de l’Art performance », utilise comme objet de son art son propre corps. L’idée de sa création est l’exploration des frontières de son corps. Ce corps réel, immédiat, non symbolisé, apparaît dans toutes ses œuvres.

Par exemple, dans Freeing the Body, elle danse nue, la tête couverte d’un foulard pendant huit heures jusqu’à tomber d’épuisement. Pour Freeing the Memory, elle dit des mots qui lui viennent à l’esprit pendant quatre-vingt-dix minutes jusqu’à ne plus en trouver. Selon elle, c’est une expérience angoissante. Chaque fois qu’elle prononce un mot, elle est confrontée à un vide. Un mot ne renvoie pas à un autre. Si on ne lit pas l’explication qui accompagne la performance, sa création reste comme un objet réel, hors-sens.

Entre la vie et l’art 

La biographie d’Abramović montre que l’effraction de la jouissance dans le corps réel se manifeste depuis l’enfance.

À l’absence de la mère qui n’investit pas son enfant en tant qu’objet phallique, elle réagit par des maladies organiques qui interrogent, chez elle, une propension aux phénomènes psychosomatiques, que l’on constate à maintes reprises, chaque fois que le sujet a été confronté à une situation face à laquelle il ne pouvait répondre subjectivement. Ainsi, à la naissance de son frère, Abramović manifeste-t-elle des symptômes qualifiés alors « d’hémophilie ». Elle réagit à cette maladie hors-sens par une construction délirante : « C’était une forme de jalousie envers mon frère. »[2] Plus tard, elle dira que le diagnostic de l’hémophilie n’a pas été confirmé et que cette hémophilie a disparu après les premières règles. À l’adolescence, d’autres manifestations somatiques surviendront : des douleurs insupportables au moment des règles et des migraines.

Pour mettre fin à la jouissance réelle, Abramović se sert de l’art comme solution, trait emprunté à sa mère, responsable du développement de l’art moderne à Belgrade.

Dans ses premiers tableaux, elle dessine des accidents de voitures. Le réel qu’elle trouve dans les accidents, dans les corps blessés, morcelés, la fascine. Elle essaye de le traduire dans ses tableaux, mais les tableaux échouent à refléter ce réel. « Il y a quelque chose qui s’échappe.»[3] Le tableau est une représentation symbolique et cela ne l’intéresse pas.

La seule création possible pour Abramović devient la performance et la re-performance. Quarante ans plus tard, au MoMA, dans l’installation The Artiste is present, elle essaye de capter l’instant présent. Dans cette performance qui dure onze semaines, Abramović est assise sur une chaise dans un silence complet, immobile, invitant les visiteurs à s’asseoir l’un après l’autre en face d’elle et à la regarder dans les yeux. Elle soutient le regard de son vis-à-vis aussi longtemps que ce dernier reste assis face à elle.

Devant l’impossibilité d’une historisation et d’une symbolisation, sa force de créer des performances qui reflètent le présent est la façon qu'elle a trouvée pour donner un sens à son être, pour tenter « d’attraper le temps présent »[4].

Sa création est aussi une tentative de séparation d’avec sa mère. Au début de sa carrière artistique, sa création est soumise à la logique spéculaire « soit moi, soit l’Autre ». Abramović met systématiquement sa vie en danger, testant les limites du corps sous la forme des limites de la vie. En 1971, elle voulait réaliser une performance, Roulette Russe, dans laquelle elle serait vêtue selon les goûts de sa mère. Elle tirerait à balles réelles et si elle était sauvée, elle pourrait enfin faire ce qu’elle voudrait. « Quand j’étais en Yougoslavie je réalisais des performances qui incluaient vraiment la possibilité de la mort. »[5]

Les nominations 

Être une artiste fonctionne pour Abramović comme une nomination, un sinthome qui lui permet de dépasser l’autodestruction. Cette nomination en tant qu’artiste se réalise en trois temps.

Ulay : dans un premier temps, c’est à travers la rencontre avec Ulay, un autre artiste performant né le même jour qu’Abramović. Il s’agit d'une rencontre avec son double, où l’autre est situé dans l’axe imaginaire a-a’. Cette identification imaginaire lui permet de se nommer pour la première fois comme artiste. Elle peut sortir de la place d’où elle se trouvait en confrontation directe avec l’Autre, confrontation où la mort apparaissait comme seule solution.

Les performances de cette période sont une espèce de dédoublement de la même image. Par exemple, dans Relation in Time, elle reste assise dos à dos avec son compagnon, tous deux immobiles, dans la même posture pendant seize heures, avec leurs cheveux attachés ensemble. Cet appareillage par branchement sur le corps d’un double lui permet une régulation du vivant, une régulation de la jouissance, qui donc s’apaise et envahit moins le corps.

MoMA : dans un second temps, la nomination vient de l’Autre. D’abord l’Autre comme public, puis comme MoMA. En 2010, le MoMA organise une rétrospective de sa création de quatre décennies sous le titre The artist is present. Le MoMA la nomme comme The artist et reconnaît son œuvre comme de l’art. Le MoMA prend la place de la mère : « The mama was a kind of MoMA. »[6]

Ainsi, la nomination The artist, et non An artist, est à situer dans la même logique que lorsque Lacan parle du cas de Joyce dans Portrait of The artist as a Young man. C’est une nomination sinthomatique où elle essaye de « savoir faire » comme artiste.

MAI : comme conséquence de cette exposition, Abramović monte un nouveau projet MAI Marina Abramović Institute, un espace où il est possible de faire des performances en continu et d’organiser des séminaires.

Aujourd’hui, elle collecte de l’argent avec l’aide de célébrités pour réaliser son projet. C’est un work in progress que l’on peut considérer comme le troisième temps de la nomination. Si jusque-là sa création était une suppléance liée au corps réel, avec MAI il semble qu’Abramović soit en train de construire un corps institutionnel, hors de son propre corps. À la différence de The artist, MAI est un nom qui n’a pas besoin d’être répété et réactualisé constamment. C’est un signifiant qui reste du côté de la métaphore.

On suppose que MAI fonctionne à la fois comme un nouage sinthomatique, réussi et toujours in progress, et à la fois comme un point de capiton efficace qui arrête enfin quelque chose d’un glissement infini du rond de l’imaginaire l’obligeant à se refaire sans cesse un corps.

*Ruzanna Hakobyan est membre de la NLS, elle vit et travaille à Montréal. [1] Laurent É., cité par G. Wajcman., présentation des « Conversations sur tout ce qui tombe », Lacan Quotidien, no 245, Paris, Navarin, 24 octobre 2012. [2] Westcott J., When Marina Abramović Dies: A Biography, Cambridge MA, The MIT Press, 2010, p.16. [3] Westcott J., When Marina Abramović Dies : A Biography, op. cit., p. 33. [4] Abramović M., « Documenting performance », http://www.youtube.com/watch?v=6Rp_av9kLPM [5] Biesenbach K., Marina Abramović. The Artist Is Present, New York, The Museum of Modern Art, 2010, p. 31. [6] Hakobyan R., « La solution par l’art moderne : la création de M. Abramović », Mental, n° 30, 2013, p. 104. Ce texte fut présenté au congrès de la NLS, Athènes en 2013, « Le sujet psychotique à l’époque geek », lors de la séquence « Des solitudes possibles », animée par J.-A. Miller. Enregistrer

Lire la suite

L’issu(e) de l’analyse

   

Sous l’impulsion de Florence Nègre, le Séminaire interne de Toulouse a invité cette année trois AE en exercice. Si le matin c’est au sein de l’ACF-MP que les AE interviennent, l’après-midi, c’est au cœur de la cité et lors de conférences ouvertes au public que les AE transmettent le sel d’une analyse, l’événement du symptôme, la singularité absolue d’un parlêtre. Eduardo Scarone nous donne ici un écho de la venue de Michèle Elbaz à Toulouse le 7 mars dernier.

Michèle Elbaz est psychanalyste à Bordeaux. Membre de l’ECF et de l’AMP et elle a été nommée AE[1] en septembre 2013. Le samedi 7 mars, elle a prononcé une conférence à Toulouse sous le titre « L’issu(e) de l’analyse », titre intimement lié à sa trajectoire et à son expérience de la psychanalyse. Il annonce ainsi qu’il s’agit d’aborder la question de la fin de l’analyse, du moment de passe et de sa démonstration qui a conduit à sa nomination comme AE. M. Elbaz précise que l’écriture de son titre indique qu’il n’y a pas de fin sans extraction et distingue l’expérience de l’analyse de l’expérience de la passe. Entre les deux, il s’agit plutôt de disjonction que de continuité, puisque la passe surgit d’une manière contingente, liée à la hâte. Elle constitue toujours une surprise, se détachant de la logique de la cure faite d’automaton et de tuché.

« Issu » est le participe passé de l’ancien français issire, dérivé du verbe latin exire, sortir. De cette forme grammaticale, le français ne conserve qu’un usage dans l’expression « être issu de » qui veut dire « résultant de », « né de », où M. Elbaz situe cette extraction qui permet alors l’issue. Dans le titre, ce mot marque qu’il ne s’agit pas ici d’un arrêt de la cure qui serait simplement suffisamment satisfaisant, mais qu’il peut y avoir une fin conclusive. Toutes les fins peuvent être heureuses, précisait M. Elbaz citant Jacques-Alain Miller, étant donné qu’elles impliquent un consentement à l’impossible. Mais la passe produit l’analyste et celui-ci continue à être analysant, sans l’analyste. La cure peut livrer sa logique à partir de ce qui détermine sa conclusion, et, comme le dit M. Elbaz, « l’analyse est surprise par sa fin. Pas moins l’analyste et l’analysant ».

Les circonstances de sa naissance et une sentence du médecin accoucheur[2] avaient mis fortement en question l’issue côté vie du nouveau-né. D’autres péripéties l’ont maintenue sur ce seuil. Le développement de l’analyse permettra de déchiffrer et de réduire la charge dramatique de souffrance, et d’autoriser une fin plus allégée : la sortie par un Witz, qui se présentera comme un signifiant nouveau, hors de la série des signifiants précédents. M. Elbaz se surprendra elle-même en prononçant dans l’analyse le mot : « pas achevée » qui renvoie à son entrée dans la vie et rend compte aussi du trajet de celle-ci comme un résultat qui dissipe la charge d’angoisse. Ce trajet s’est déplié à partir d’un désir, connecté à la première audace de se maintenir en vie, choix forcé qu’il faut situer au niveau du réel, « à la racine dénudée du refoulement », précise-t-elle. Ce désir a été mené jusqu’à son terme, épuisant le sens, jusqu’à trouver la percussion initiale des mots et du corps. Un désir pas sans risque qui permit de forcer les identifications, les images. De cette manière elle put rencontrer la lettre d’une différence absolue, ce que vise la psychanalyse. Ce « pas achevée » se présente ainsi comme un des noms du pas-tout, caractérisant et bordant une jouissance féminine. Ce qui n’est plus un message à déchiffrer, mais une conclusion à partir de laquelle on pourra déterminer la logique de ce qui a été traversé.

Une extraction est ici nécessaire pour passer de la singularité de la succession des signifiants qui ont chiffré l’histoire subjective à l’obtention du sans pareil de la fin de l’analyse : un signifiant tout seul, sans réponse, univoque. L’instant de la passe rend compte de l’exil du sujet par de multiples déplacements qui se sont produits la vie durant et pendant l’analyse, et qui ont été déclinés de diverses façons. L’extraction marque le détachement obtenu par rapport à la pulsion de mort et autorise ainsi, aussi bien la sortie de l’analyse, que son résultat : un analyste comme produit de l’analyse soutenu du sans pareil qu’il a atteint. Surgit alors un nouveau commencement et un savoir nouveau qui sera à inventer dans l’outrepasse.

[1] La nomination d’AE s’accompagne d’une mission : cet AE doit travailler pendant trois ans. La conférence de M. Elbaz s’inscrit dans ce cadre. [2] « Ne vous attachez pas à elle, elle ne va pas probablement rester en vie » intervention de M. Elbaz, après-midi des AE, Bordeaux, septembre 2014, in Tresses, hors-série p. 20.

Lire la suite

Espace rédacteur

Identifiez-vous pour accéder à votre compte.

Réinitialiser votre mot de passe

Veuillez saisir votre email ou votre identifiant pour réinitialiser votre mot de passe