Le Discours du Maître et l’École

L’École a un pied dans le Discours analytique, un pied dans le Discours du maître.[1] Il faut sans doute trouver à qualifier le Discours du Maître puisque plusieurs valences peuvent être données aux S1 qui nous dominent. Je le prendrai ici au sens de celui qui s’instaure de l’émergence de l’État, et dans ses rapports au Discours de la science. Si l’on part de « Situation de la psychanalyse en 1956 »[2] – le grand texte politique de Lacan – on mesure les mutations du Discours du Maître et corrélativement que l’on ne plus considérer l’École comme « hors sol ». La cité nous a rattrapé, la pression du présent est là indéniablement. « L’assassinat manqué de la psychanalyse »[3] comme l’a qualifié Agnès Aflalo en 2009, en France, a marqué un changement d’époque pour toutes les Écoles de l’AMP.

L’École (au sens large qui subsume les institutions École ou émanations de celles-ci) est entrée dans le débat public, un débat d’abord limité au champ psy, puis étendu aux questions de société touchant à l’intime et tout récemment à la chose proprement politique.

Elle y est entrée contrainte et forcée, et en conformité avec sa mission première d’être un moyen au service du Discours analytique : assurer, garantir son effectivité, œuvrer pour que le désir d’analyse, le désir de l’analyste durent longtemps.  Quels enseignements s’en dégagent ? Quelles questions sont à traiter dans cette actualité ?

Partons de ceci : Lacan dans « LACAN pour Vincennes ! » : « Il y a quatre discours. Chacun se prend pour la vérité. Seul le Discours analytique fait exception. Il vaudrait mieux qu’il domine en conclura-t-on, mais justement ce discours exclut la domination, autrement dit il n’enseigne rien. Il n’a rien d’universel : c’est bien en quoi il n’est pas matière d’enseignement. »[4] Il n’enseigne rien, il s’enseigne : Lacan est très clair. Il n’est pas le point d’appui pour la transmission du savoir, ce n’est pas sa visée, il ne fait pas usage du savoir pour produire de l’aliénation comme dans le discours universitaire. Il n’enseigne rien c’est aussi à prendre au sens d’il n’enseigne pas les autres discours, mais il s’enseigne ou se transmet par l’expérience analytique et elle seule.

J’en retiens ceci que le Discours analytique n’est pas un discours de domination, à la condition d’œuvrer à partir de l’enseignement. Cela implique notamment que les moyens à mettre en œuvre pour assurer les conditions de la pratique analytique dans un contexte donné ne sont pas classiques en termes de stratégie de défense, et si combat il y a, il ne saurait prendre la forme d’un combat ou opposition classique contre le Discours du maître.

Nous ne tenons pas un discours à des masses, mais nous travaillons à nous enseigner nous-mêmes dans le moment actuel de la civilisation : il s’agit de prendre ce moment comme tel pour s’y situer, se demander comment s’y situer.

Prenons une composante du discours dominant, un discours où partout s’impose le comptage et l’inscription de la personne dans la quantification, prise en masse et désenchantement. Ce serait protestation vaine que de dénoncer un monde qui sacrifie la singularité à l’empire de la statistique et du marché en espérant l’adhésion de tous à notre cause. Rien ne sert de jouer les belles âmes. C’est précisément en 2009 que Jacques-Alain Miller en appelait à la rectification subjective dont ne saurait faire l’économie un psychanalyste. Non « le monde ne se conformera pas au désir de l’analyste. Il nous revient d’agir à travers des médiations complexes pour que ce désir dure »[5].

C’est conforme à ce qu’enseigne le Discours analytique : on n’entre pas dans le symbolique sans médiation. Et qu’est-ce qu’une médiation sinon une parole. En la matière, il y faut une parole prometteuse, une parole qui propose quelque chose d’effectif, une parole qui séduit : autrement dit une parole qui subvertit les signifiants maîtres, car en tant que parole elle a cette valeur de désagrégation de l’idéal. Et ce sera toujours sur la base d’un malentendu : la vérité ne peut être que mi-dite.

Un autre exemple : au cœur des préconisations en matière d’autisme mais aussi de toutes les politiques sanitaires, et aujourd’hui de tout le champ de l’éducation, on observe une exploitation abusive des neurosciences. Là encore, il serait vain de se situer par rapport au Discours du maître en se livrant à une attaque frontale du discours qui prétend faire fond sur la science, sous peine de rendre notre message inaudible. N’avons-nous pas intérêt plutôt à entrer dans le débat public sur des points où notre contribution sera effective ? Nous constituer en pôle de conversation, à partir d’un lieu et d’un lien d’étude et de recherche : je comprends ainsi aujourd’hui l’interprétation de J.-A. Miller à travers la création en France d’un Centre d’études et de recherches sur l’autisme. Nous nous y enseignons à des fins de transmission.

En somme, les Écoles de l’AMP, ont été constituées, confectionnées, composées comme des lieux d’enseignement à partir de l’orientation lacanienne, on saisit que c’est crucial. L’étude, l’enseignement, la recherche : ce sera là la véritable garantie. L’AME en tant qu’il incarne cette interface entre l’École et le Discours du maitre n’est-il pas à même de jouer ici un rôle privilégié repensé à de nouveaux frais ?

Une École peut constituer un foyer qui inspire les psychanalystes, qui irradie en leur direction et au-delà. Pour donner une idée de la tonalité que j’accentue ici : une École-pride plutôt qu’une École assiégée.

   

[1] Intervention au XIe congrès de l’AMP, « Conversation de l’École Une », Barcelone, 6 avril 2018.

[2] Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Écrits, Paris, Seuil, 1966.

[3] Aflalo A., L’assassinat manqué de la psychanalyse, Nantes, Cécile Defaut éditions, 2009.

[4] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, 1979, p. 278.

[5] Miller J.-A., « Perspectives de politique lacanienne », La Lettre mensuelle, n° 273, 2008.

 




Politique des conséquences

 « […] de notre position de sujet,

nous sommes toujours responsables »[1]

 

Ce que j’ai tiré de mon analyse est donc une logique de la conséquence. Il ne s’agit pas simplement de prendre acte de ce qui est, car la jouissance en jeu est une jouissance qui sépare, et qui pourrait mener à une solitude radicale. Ce serait prendre une position cynique – « Je suis comme je jouis… et après moi le déluge » – ou de lâcheté morale. En ce qui me concerne ce serait de rester suspendue à attendre dans le silence et se faire absente à « la subjectivité de l’époque ». Ce n’est pas pour moi une position éthique de la psychanalyste que j’ai choisi d’être.

Faire la passe a donc été pour moi une manière de réintroduire un grand Autre. La fin de l’analyse m’a permis de mesurer la stratégie que j’avais adoptée pour me séparer du mien. Conclure mon analyse a été un premier acte pour entériner cette séparation, assumer ce choix. Prendre acte de cette stratégie m’a permis de renouer autrement avec l’Autre sans avoir à m’en défendre. Il n’est plus le lieu de l’aliénation mais celui de la séparation, il est aussi pluriel qu’inconsistant, celui dont je peux faire usage, à qui je peux m’adresser sans croire qu’il m’engloutira. Je peux ainsi m’engager dans ma parole et soutenir mon désir en ne cédant pas sur sa ligne d’horizon. Je peux en assumer les suites et leur inconnu, parce que je ne sais pas tout et l’Autre non plus.

« L’acte est un commencement, voire une origine, souligne J.-A. Miller, mais il ne peut se juger comme acte qu’après coup »[2]. « C’est ce qui dépend de ses suites », disait Lacan dans sa Proposition. Se faire responsable du choix inconscient que l’on a fait c’est l’assumer et en faire un usage dans le lien social et donc dans le politique.

L’École de la Cause freudienne a été le lieu où j’ai choisi de faire ma formation. J’y étudie le discours psychanalytique, j’y ai logé mon désir de devenir psychanalyste, j’y ai mis à l’épreuve mon acte d’analyste. Elle n’est plus une famille dans laquelle il aurait fallu se faire reconnaître ou au sein de laquelle je suis « la seule » à ne pas, mais le lieu d’un discours dans lequel j’ai choisi et fini par m’inscrire. Alors que j’hésitais à m’exposer une nouvelle fois dans la procédure de la passe, je fis une belle dénégation : « Ce n’est pas parce que j’ai un rapport ambivalent à l’École ». Mon analyste s’est exclamé : « Mais oui vous avez un rapport ambivalent à l’École ! Et pourquoi pas ! » Je ne faisais que répéter ma dérobade à la rencontre avec l’Autre.

L’ambivalence est le signe d’une division, celle entre l’amour et la haine, la libido et la pulsion de mort, le désir de construire et la volonté de détruire. Elle est aussi l’index d’une division à l’intérieur même du sujet qui en fait son indétermination et son invention, son éclipse et son assomption. Elle est enfin l’indice de la castration qui introduit un manque, limite la jouissance, et fait naître le désir. Elle est donc inhérente à toute entrée dans le langage, à toute relation à l’Autre. Alors oui pourquoi pas !

Alors maintenant, peut-on et doit-on contribuer au débat public ? Et comment ?

J’ai choisi de m’engager dans le discours psychanalytique, seule, ou pour le dire autrement « en solitude », à l’intérieur comme à l’extérieur, mais en tant que je ne suis pas seule à avoir fait cette expérience. « Si j’étais le seul, dit Lacan dans RSI, tout ce que je dirais n’aurait aucune portée. C’est bien pourquoi j’essaie de situer le discours psychanalytique, à savoir que je ne suis pas seul à faire cette expérience »[3].

Dans nos Journées d’étude qui s’ouvrent vers le public, nous témoignons comment l’intime est au cœur de toute relation sociale, au fondement de tout apprentissage, en fond d’écran de tout engagement militant. C’est le lien à l’Autre en tant qu’il manque qui détermine tout désir de savoir.

Ces témoignages singuliers démontrent que la gestion de masse est une impasse au malaise de la civilisation. Elle ne fait qu’engendrer des exclus, des rebus. Le langage ne viendra jamais à bout du réel et encore moins en chiffre. On peut même dire que ça le produit et le cerne en même temps. Il en fait le poids de la vie. Nous pouvons le démontrer pour chacun.

On parle d’une certaine féminisation du monde à partir de la déflation du père. La position féminine aurait-elle quelque chose à apporter à la question politique ? Il n’y a, à mon sens, pas de lecture féminine des discours, pas plus qu’il n’y a d’écriture féminine. Seulement peut-être l’expérience d’un rapport au pas-tout dont des femmes, une par une, peuvent témoigner en explorant cette articulation entre l’Un et l’infini, entre l’objet et son au-delà.

Je terminerai avec une petite anecdote. À l’occasion de la présentation de notre livre sur la guerre à des commerciaux, je fis la connaissance d’un autre éditeur qui me dit : « Ah Lacan ! À chaque fois que je le lis je ne comprends rien. Et pourtant cela me fait toujours de l’effet ! » Nous connaissons bien cela dans l’analyse, l’effet. Alors comment produire de l’effet dans le champ politique ? Manifestement pas en produisant du sens, ni en essayant de convaincre (je n’ai pas très bien réussi à enthousiasmer les commerciaux !), mais en acte sûrement, dans la durée, à l’usure, « avec les moyens du bord, en ayant confiance que ce serait finalement pour les meilleurs intérêts de la psychanalyse »[4].

Intervention à la Journée « Question d’École » du 3 février 2018

[1] Lacan, J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 858.

[2] Miller J.-A., « L’acte entre intention et conséquence », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n°42, mai 1999, p. 7-16.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII « R.S.I. », leçon du 15 avril 1975, Ornicar ?, n°5, Paris, Navarin, p. 51.

[4] Miller J.-A., « L’acte entre intention et conséquence », op. cit.




Une fin de partie politique

Le 13 novembre 2015, les attentats terroristes qui ont frappé la capitale ont entraîné l’annulation des Journées de l’ECF[1]. Ce réel a fait effraction ; il a fait trou dans la vie de l’École. Après les attentats de Charlie-Hebdo et de l’Hyper-Cacher, sa violence inouïe est venue bouleverser la vie politique et institutionnelle, balayant les repères idéologiques, et bientôt les partis politiques. Il y a eu un avant et un après ce « 13 novembre » qui est venu nommer l’effroi. Notre style de vie, nos libertés fondamentales apparaissaient soudain fragiles, menacés.

Comment penser l’impensable ? Et comment maintenir le huis clos du cabinet où nous accueillons le symptôme, lorsque nous parvient l’écho du malaise contemporain dont les signes ne cessent de se multiplier ?

L’École est sortie changée de l’épreuve. Avec la menace de l’arrivée au pouvoir des « ennemis du genre humain », elle a pris la mesure d’un réel susceptible de menacer les libertés individuelles et de porter atteinte à la psychanalyse, dans son rapport à la libre parole. Prendre position, s’engager, fut une nécessité, voire une évidence.

J.-A. Miller en a tiré les conséquences par un acte qui fait interprétation, « Champ freudien, année zéro ». En 2017, nous sommes sortis de ladite « neutralité bienveillante » pour nous mêler de politique et alerter l’opinion. Comme il l’a souligné, c’est un engagement qui « questionne et touche les fondements mêmes du discours analytique »[2], pas sans résonance avec l’acte de dissolution de Lacan qui présida à la naissance de l’ECF.

En 1981, il s’agissait de « rebâtir sur un champ de ruines »[3], une École qui soit à la hauteur du désir de Lacan. J’avais alors choisi son École pour y inscrire mon transfert à la psychanalyse. Après bien des années consacrées à élaborer une clinique orientée par le réel – ce réel innommable que serre la passe – l’École a pris un virage décisif que J.-A. Miller a pu qualifier de « passe de l’École sujet »[4]. C’est une bascule qu’il s’agit d’interroger à la lumière de ce qu’on peut attendre du psychanalyste qui a choisi l’École de la passe : « Qu’y renonce plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque. »[5]

La solitude de l’acte est celle du corps parlant avec lequel chaque Un se débrouille seul. Cette solitude est l’assomption d’un désir inédit qui s’adresse à l’École, définie par J.-A. Miller comme « une addition de solitudes subjectivées ». L’expérience de l’École selon Lacan ne demande qu’une chose : « qu’on s’y engage »[6]. L’acte engage aussi le psychanalyste à sortir de son confinement et lui donne le devoir de faire entendre sa voix sur la scène du monde, que ce soit face à la résurgence de l’antisémitisme, la haine de l’étranger ou la ségrégation accrue, dans laquelle Lacan décelait dès 1968 la trace de « l’évaporation du père »[7].

Qu’un français sur deux croie à la théorie du complot ne nous rend pas forcément optimiste quant à la montée des populismes qui tendent à la restauration de l’Un et menacent ainsi la démocratie.

L’École née du désir de Lacan est aujourd’hui un lieu largement ouvert sur la Cité, où des épars désassortis, des corps parlants, travaillent à rendre vivants ses signifiants. Dire « la passe de l’École sujet », cela donne l’idée d’un savoir-faire à inventer, d’un nouveau nouage à réaliser entre passe, École et politique : « Tout recommence sans être détruit, pour être porté à un niveau supérieur »[8].

[1] Intervention à la Journée « Question d’École » du 3 février 2018

[2] Miller J.-A., « Point de capiton », cours du 24 juin 2017 prononcé à l’ECF, disponible en ligne sur le site Lacan-TV, publié dans La Cause du Désir, n° 97, Navarin Éd., novembre 2017, pp. 87 à 100.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

[6] Lacan J., Le Séminaire, « R.S.I », leçon du 11 mars 1975, Ornicar?, n° 5, Paris, 1975, p. 53.

[7] Lacan J., « Note sur le père » (1968), La Cause du Désir, n° 89, Paris, Navarin Éd., mars 2015, p. 8.

[8] Miller J.-A., « Point de capiton », op. cit., p. 87.




Un traitement du regard

Dans un discours prononcé à l’université de Mexico en 1953, Buñuel précise sa conception de la création cinématographique. « Les images comme dans les rêves apparaissent et disparaissent par des jeux d’estompe et d’obscurité ; le temps et l’espace deviennent flexibles rétrécissent et allongent à volonté l’ordre chronologique et les valeurs de durée relative ne correspondent plus à la réalité… »[1]

Son premier court métrage de 1929, Un Chien Andalou, est une entrée en matière fracassante qui a marqué l’histoire du cinéma par le signal d’angoisse qui s’en dégage. En effet l’image inaugurale montre, en gros plan, un rasoir qui tranche l’œil d’une jeune femme, tenu écarquillé. Le spectateur agressé par cette vision d’horreur en est heureusement soulagé par un discret raccord au montage qui permet de saisir que c’est d’un œil de bœuf que la vitrée s’écoule. L’abîme entraperçu n’en laisse pas moins ses traces.

À la fin de La Voie Lactée, on assiste, au contraire, à la guérison miraculeuse de deux aveugles qui dès lors deviennent des disciples du Christ, leur sauveur. Le dernier plan de cette fin de film est sensationnel en nous offrant une énigme intrigante… Alors que la petite troupe des disciples du Christ chemine, une tranchée barre la route que tous franchissent sans difficultés. Seuls les deux miraculés, qui n’ont deviné l’obstacle que grâce à leurs bâtons d’aveugles, n’osent pas sauter le pas. Buñuel, allusivement, fait résonner ce qui est martelé par le Christ dans l’Évangile : ils ont des yeux pour ne pas voir. De cette manière, il interroge le spectateur sur sa capacité à appréhender la réalité des images et sur les satisfactions qu’il en tire.

Tout le cinéma de Buñuel est ainsi une tension, entre angoisse du regard et embrouillage de la vision. Que nous ressentions de la jubilation ou du malaise, nous sommes convoqués à cerner l’énigme de la jouissance de notre désir. « Le cinéma est une arme merveilleuse et dangereuse lorsqu’elle est maniée par un esprit libre. C’est le meilleur instrument pour exprimer le monde des rêves des émotions et de l’instinct. »[2]

C’est une autre manière de dire « Voir, c’est ne pas voir. » ou « Le regard nous regarde. » Nous ne pouvons qu’être frappés par l’importance des aveugles dans nombre de ses films, qu’ils soient l’objet de maltraitance ou au centre de la logique de l’action. Dans Viridiana, par exemple, Buñuel parodiant La Cène de Léonard de Vinci, place un Christ aveugle au centre d’un festin de gueux. Réordonnant l’espace en d’innombrables touches de la dépravation orgiaque, il restera, comme le spectateur, privé du spectacle du sexe dénudé qu’une jeune mendiante offre à la tablée. Cette cène surréaliste servira de déclic à l’héroïne pour lui permettre de saisir les enjeux de son désir.

Buñuel non seulement libère la structure du récit de sa logique traditionnelle, mais distord imperceptiblement l’image par ses angles de vue. L’œil du spectateur, s’il accepte de se laisser troubler et désorienter, découvrira que le perçu recèle toujours une autre réalité inattendue. L’analyse rigoureuse des premiers plans du film Belle de jour nous donne un aperçu de cette étrangeté occulte [3]. Un couple amoureux est conduit dans un Landau qui roule sur l’allée d’un parc boisé. La caméra fixe filme l’attelage qui s’avance. Ce premier plan, support du générique, se termine par un travelling bas/haut qui s’élève jusqu’au sommet des arbres dans le ciel. Puis la caméra se retourne, suit le Landau en zoomant sur les deux personnages qui conversent amoureusement. Toujours en vue rapprochée, la scène bascule soudainement quand le mari empoigne sa femme et la fait humilier et maltraiter par les deux cochers qui déchirent sa robe, la trainent au sol puis abusent d’elle sous le regard indifférent du mari. La scène suivante vient brutalement révéler qu’il ne s’agissait que d’une rêverie, celle de Séverine – Belle de jour – dévoilant le trait masochiste de ses fantasmes.

L’enchainement et la fusion subtile de ces différents plans contiennent d’emblée l’enjeu de tout le film à savoir le rapport subjectif à la réalité. En transformant l’apparente continuité de l’espace par une imperceptible distorsion, ce qui nous apparaissait homogène est de fait structuré selon une architecture qui devient le cadre du scénario présenté – soit une femme violentée par un homme, sous le regard indifférent de l’homme aimé.

Buñuel éclaire Lacan quand il nous affirme que « toute tentative d’atteindre à l’essentiel doit surmonter ce qu’il y a d’engluant dans une apparence qui n’est jamais conçue que comme apparence visuelle ».[4] Cet espace tout à la fois compact et déformé, se présente au spectateur comme un signal éthique, un appel à s’y retrouver.

Le bruit de grelot des chevaux qui parcourt la première scène réapparait tout à la fin du film quand Séverine et son mari « ressuscité » ouvrent la fenêtre pour regarder à l’extérieur. Tout le film n’aurait été qu’un temps pour comprendre – une fraction de seconde dépliée sur une heure et demie – le déploiement d’une rêverie dans l’espace du fantasme de Séverine, avec ses facettes successives. De fait on a assisté à de multiples variations du même scénario à trois personnages, que la première scène nous avait déplié. Avec l’impitoyable logique d’une chaine, souple et inextensible à la fois, combinatoire de trois personnages, Séverine tente de résoudre l’impasse à laquelle elle est confrontée. Cela ira jusqu’à la tentative de faire coexister un désir masculin violent avec l’amour pour un homme. Au-delà de la dialectique de l’amour et du désir, ces constructions subjectives sont surtout des tentatives de se confronter tant à la jouissance phallique qu’à une jouissance Autre.

Assis à la terrasse d’un café, Buñuel apparait furtivement dans ce film – juste le temps de se retourner vers le duc qui vient accueillir Séverine lors de sa participation tarifée à cette variation étrange et obscène de la périlleuse incarnation du scénario passif. Ce coup d’œil de Buñuel, inhabituel dans ses films, nous incite à considérer cette scène avec attention. Parée par un majordome muet et indifférent, Séverine accepte d’apparaitre nue et morte dans un cercueil dans lequel le duc vient de déposer des asphodèles blancs. Celui-ci vient officier ce rituel commémoratif, en pleurant la mort de sa fille. Alors que l’orage gronde, Séverine ressent les secousses spasmodiques de la jouissance phallique répercutées par le cercueil.

Les images de cette scène qui entremêlent, la vision, la mort, et la jouissance, tentent de cerner le noyau d’impossible au cœur de la sexualité humaine. Voir c’est toujours oublier l’angoisse provoquée par le regard. « C’est en quoi le support le plus satisfaisant de la fonction du désir, à savoir le fantasme, est toujours marqué d’une parenté avec les modèles visuels où il fonctionne communément, et qui si l’on peut dire donnent le ton de notre vie désirante »[5].

Les images projetées sur l’écran sont façonnées par l’objectif de la caméra qui reste toujours subjectif. C’est ce que nous précise Buñuel dans sa conférence citée plus haut : « Le mécanisme producteur d’images cinématographiques, par sa façon de fonctionner, est, parmi tous les moyens d’expression humains, celui qui ressemble le plus à l’esprit de l’homme » En se détournant de l’évidence de la perspective, c’est-à-dire en nous imposant la distorsion de l’espace subjectif, il nous oblige à accepter l’étrangeté de la scène fantasmatique modelée par les images du cinéaste. Toute l’œuvre de Buñuel aura été un traitement du regard par la fabrication de tous ses films. Il nous donne à voir un cinéma tout autant politique que poétique, parce qu’il se confronte à ce qu’est fondamentalement la subjectvité humaine du parlêtre. Récusant toute réduction de l’image à une pseudo-objectivité, il n’a jamais cessé de s’exposer au rapport réciproque du désir et de l’angoisse.

[1] Extrait d’une conférence donnée à l’Université de Mexico en décembre 1953, reprise dans Luis Buñuel, Le Christ à cran d’arrêt, Paris, Plon, 1995, cité par Alain Bergala, « Luis Buñuel », Cahiers du cinéma, 2007, p. 46.

[2] Ibid.

[3] Lors d’une séance de « Cinéma avec Lacan », en janvier 2018 à Nantes, Hélène Le Guével nous a appris à saisir précisément la fabrication de cette scène.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil / Coll. Champ Freudien, 2004, p. 277

[5] Ibid., p. 291