Hérétiques

Nous y sommes. Dans moins d’une semaine, nous serons à Barcelone pour participer au XIe Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse sous le titre « Les psychoses ordinaires et les autres, sous transfert ». Nos collègues et amis, Anna Aromi et Xavier Esqué, organisateurs de cet événement, ont œuvré inlassablement depuis deux ans pour assurer l’efficacité de ce rendez-vous clinique aussi bien qu’épistémique. Ils se sont bien entendu entourés des collègues qui les ont secondés dans les différentes et nombreuses tâches pour mener à bien ce projet. Aujourd’hui nous connaissons le programme qu’ils proposent : une véritable dentelle où la psychanalyse pure prend une place prépondérante dès le premier jour nous convoquant à un « Rendez-vous avec la passe » réservé aux membres de l’AMP, pour accueillir par la suite, dès le deuxième jour, tous les inscrits au Congrès autour d’un thème brûlant concernant la psychanalyse appliquée.

Le thème du Congrès ne surgit pas de nulle part. Le rendez-vous de Barcelone s’inscrit dans les suites d’une élaboration qui trouva son point de départ il y a vingt ans. On s’en souvient. Il y eut d’abord Le Conciliabule d’Angers,[1]  puis La Conversation d’Arcachon[2], et ensuite La Convention d’Antibes[3].  Ce triptyque se présente après coup comme répondant au  temps logique : l’instant de voir fut celui de la surprise vis-à-vis des cas ne répondant pas « à un certain classicisme », à « une routine ou une norme, un ordre préalable ».[4] Le temps pour comprendre s’en est suivi, ouvrant vers « les cas rares » ne répondant pas à la clinique classique qui permet de trancher à partir du binaire psychose-névrose. Ainsi cette élaboration amena les participants des Sections cliniques francophones « de la surprise à la rareté, et de la rareté à la fréquence »[5] pour conclure dans un troisième temps à la psychose ordinaire. Nous devons à Jacques-Alain Miller cette catégorie épistémique qui « n’a pas de définition rigide », en conséquence « tout le monde est bienvenu pour donner son sentiment et sa définition de la psychose ordinaire », laquelle ne trouve une définition qu’au cas par cas et « après-coup ».[6] Le pari de ce Congrès répond à cette invite. Nous aurons à parcourir un cheminement qui va de Schreber à Joyce et retour, pouvons-nous ajouter, puisque nous pouvons lire Schreber avec Joyce.

Témoignera de ce fil qui parcourt l’enseignement de Lacan le programme clinique du Congrès qui est d’une richesse sans pair : plus de 200 cas seront présentés et travaillés aussi bien en séance plénière qu’en salles simultanées. Et pourtant ce qui attire notre attention en ce qui concerne l’élaboration du programme c’est la scansion des séquences relatives au thème du Congrès par des témoignages des A.E., sous le titre « Grain de folie ».  C’est en cela que je trouve l’originalité du programme qui fait dentelle. Comment ne pas trouver ici la prise en compte de la distinction établie par Lacan entre le sinthome madaquin et le sinthome roule[7], c’est à dire entre le sinthome orthodoxe et le sinthome hérétique ? Si les psychoses ordinaires ne sont qu’un régime particulier dont les parlêtres trouvent à se débrouiller ou pas avec le réel de la jouissance sans compter sur l’appui d’un sinthome ortodoxe, ne peut-on pas considérer en revanche que l’A.E. soit celui qui dans son expérience analytique a dénudé le sinthome madaquin de ses semblants, pour isoler le réel du sinthome roule ? Chacun sa façon d’être hérétique selon sa dinguerie singulière.

[1] Le Conciliabule d’Angers, Effets de surprise dans les psychoses, Le Paon, Collection publiée par Jacques-Alain Miller, Agalma Éditeur, diffusion Le Seuil, Dijon-Quetigny, octobre 1997.

[2] La Conversation d’Arcachon. Cas rares : les inclassables de la clinique, Le Paon, Collection publiée par Jacques-Alain Miller, Agalma Éditeur, diffusion Le Seuil, Dijon-Quetigny, octobre 1997.

[3] La psychose ordinaire, La Convention d’Antibes, Le Paon, Collection publiée par Jacques-Alain Miller, Agalma Éditeur, diffusion Le Seuil, Dijon-Quetigny, octobre 1999.

[4] Jacques-Alain Miller, La psychose ordinaire, op.cit., page 229.

[5] Ibid., page 230.

[6] Jacques-Alain Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto, n° 94-95, Tournai, janvier 2009, page 41.

[7] Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille » in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, pages 208-209.




Entretien avec Anna Aromi et Xavier Esqué

La question des psychoses est loin d’être nouvelle dans nos congrès, et pourtant Barcelone parvient à lui donner un joyeux air de nouveauté. Comment avez-vous fait ?

Le thème des psychoses dans l’Orientation lacanienne est un classique. Mais s’il y a un air de nouveauté autour du XIe Congrès – et il en va ainsi depuis le début – c’est parce que les psychoses ordinaires ne se laissent pas attraper si facilement. Qu’elles ne soient pas une catégorie clinique n’est pas pour nous une proposition, un desideratum : c’est un constat issu de notre pratique clinique de tous les jours. Et c’est sur cette question, en tant que Directeurs du Congrès, que nous avons choisi d’intervenir. D’autre part, la joie est toujours une question si mystérieuse…

Folie et psychose…nous parvenons depuis peu à les différencier. Pensez-vous que le Congrès de Barcelone va encore avancer sur ce point ?

Mais nous en sommes convaincus ! Il y a plus. Nous pensons que c’est par le fait même de soutenir ce point d’ignorance, de recherche permanente sur ce que nous faisons, que ce mystère de la joie pourrait se présentifier.

Prendre au sérieux le dire de Lacan selon lequel « tout le monde est fou » a permis à Jacques-Alain Miller de jeter les bases de ce qui serait une clinique orientée par la notion de forclusion généralisée. Comment penser alors, à nouveaux frais, celle de déclenchement ?

Nous avons signalé ce point comme étant l’un des enjeux pour les avancées que nous souhaitons que produise le Congrès de Barcelone. La richesse clinique des travaux que nous écouterons nous donnera l’occasion d’avancer sur ces points, avec une clinique différentielle des ruptures, des déchaînements et des débranchements au cas par cas.

Du mystère du corps parlant, thème de Rio, à celui-ci sur les psychoses, quel lien faites-vous ?

Bien qu’il pourrait sembler de prime abord qu’il s’agit là de thèmes séparés, ce n’est pourtant pas le cas. Nous pourrions tisser différentes lignes d’argumentation, et certains travaux de collègues de l’AMP pourraient se lire sur le web, mais la ligne la plus intéressante nous paraît incluse dans le titre même du Congrès. C’est la question du transfert. Si la psychanalyse parvient à faire circuler les signifiants d’un côté à l’autre du monde ce n’est pas pour une autre raison que pour ce mystère du corps parlant, que nous nommons transfert.

Merci pour vos questions, chers amis de L’Hebdo-Blog. À très bientôt à Barcelone !

Traduit de l’espagnol par Jean-François Lebrun




Rater mieux

Du congrès de l’AMP à Barcelone, nous attendons avec impatience des élucidations et des avancées dans le programme épistémique lancé par Jacques-Alain Miller il y a maintenant vingt ans avec l’invention du syntagme « psychose ordinaire »[1]. S’interroger sur la première partie du titre de ce congrès, « Les psychoses ordinaires et les autres », fait émerger un autre balancement : « le dernier enseignement de Lacan et le premier ». Une chose et une autre, donc. Pouvons-nous donner au « et » qui structure ces deux expressions toute sa place et toute sa force, et en déplier les enjeux ? Car ce n’est pas : aux psychoses ordinaires le dernier Lacan et pour les autres, son premier enseignement.

En effet, à ne prendre appui que sur les dernières élaborations de Lacan et le nœud borroméen, ne risquerait-on pas de promouvoir une clinique qui, paradoxalement, courrait le danger de s’éloigner d’une praxis analytique ? L’écueil résiderait me semble-t-il dans un possible mésusage du concept de sinthome s’il nous engageait à une pratique par trop mécanique des effets pragmatiques de nos outils de bricolage, laissant place à un retour de la suggestion. Restons freudiens : les effets thérapeutiques sont toujours « de surcroît ». Beaucoup de stabilisations dans les psychoses ne sont pas pour autant solutions sinthomatiques pérennes.

Or, le thème du congrès, dont il faut faire valoir le titre entier : « Les psychoses ordinaires et les autres, sous transfert », nous porte au cœur même de la pratique analytique et conduit à s’interroger sur le discours analytique en tant que tel – que les sujets qui s’y engagent relèvent de la psychose ou de la névrose, quelles qu’en soient les formes, les modalités symptomatiques, les subtilités – et ce, jusqu’à la question de la fin de l’analyse même.

Il s’agit plutôt de conjoindre dans notre approche les repères de la structure – dont la relative rigidité permet de rendre compte des phénomènes de discontinuité quand la chaîne signifiante se brise et oriente vers des tentatives de réparation par substitution – et la plasticité du nœud, dont les déformations, étirements, ou formes précaires de nouage ouvrent pour leur part à des modalités propres de remaniement.

En son temps, c’est au moi que Freud reconnaissait ces propriétés : « il sera possible au moi d’éviter la rupture de tel ou tel côté en se déformant lui-même, […] éventuellement même en se crevassant ou en se morcelant »[2].

Si dans son fond, c’est toujours d’un traitement de la langue qu’il s’agit pour permettre au lien social de ne pas se défaire ou de se restaurer, pourquoi opposer une « clinique de la substitution » et une « clinique de la connexion », selon les heureuses expressions de Serge Cottet[3] ? Les deux axes de la métaphore et de la métonymie sont toujours convoqués. Le mot lui-même est nœud[4], disait Lacan très tôt, dans ses « Propos sur la causalité psychique ».

C’est par sa présence et son acte que l’analyste peut donner chance à ce que le lien transférentiel permette suture, épissure, réparation ou raboutage pour faire tenir le nœud, en acceptant de s’y inclure, et en sachant que pour le parlêtre, de toute façon, le nœud borroméen toujours rate. Suivons le conseil de Beckett[5] : ratons mieux !

[1] Miller J.-A., « Clinique floue », in collectif, La psychose ordinaire, Paris, Agalma/Le Seuil, 1999, p. 230.

[2] Freud S., « Névrose et psychose », Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1985, p. 286.

[3] Cf. Cottet S., « L’hypothèse continuiste dans les psychoses », L’inconscient de papa et le nôtre, Paris, Éd. Michèle, 2012, p. 165.

[4] Cf. Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 166 : « Le mot n’est pas signe mais nœud de signification. »

[5] Beckett S., Cap au pire, Paris, Éd. de Minuit, 1991.




Faire de la poésie n’est pas pécher

Plongées dans ladite « Cité », les institutions de la FIPA rencontrent la demande essentiellement sous la forme surmoïque de la demande sociale : un pousse-à-la-norme, une exigence de correspondre à tel ou tel idéal, proférés soit par la sujet, soit par son Autre[1]. La concrétude pleine de sens de cette demande corrélée au besoin est écrasante par rapport au désir en tant qu’il dépend de l’existence d’une case vide. Le psychanalyste n’a pas d’autres choix que de passer par ce que le sujet lui adresse, mais pour qu’une demande sociale devienne analytique, celle-ci doit être subvertie, trouée, aérée. Il s’agit donc pour l’analyste d’introduire dans la demande quelque chose qui lui est étranger et qui la rend non-homogène : énigme, poésie, plaisir de découvrir sa lalangue, aperçu d’une jouissance jusque-là méconnue.

Cette logique a son pendant dans la politique la plus actuelle. En France, le nouveau Conseil scientifique de l’Éducation nationale mis en place en janvier dernier compte faire bénéficier les enfants des progrès de la recherche dans le domaine des neurosciences, et notamment l’imagerie cérébrale. On imagine le grand avantage que recèle la possibilité de repérer par cette imagerie à quel moment l’enfant décroche du cours, se déconcentre et pense à autre chose. Cela permettra d’intervenir tout de suite auprès de lui afin de le rappeler à l’ordre. On suppose que cette imagerie ne permet pas encore de savoir si l’enfant décroche parce qu’il entend des voix, parce qu’il a mal quelque part, ou parce qu’il est captivé par ses fantasmes. Mais sans doute cela adviendra.

Si cette intrusion des neurosciences dans le champ de la pédagogie est accompagnée à l’occasion d’une prise en grippe plus ou moins explicite de la psychanalyse, elle vise notamment à déloger l’art de l’éducation pour y mettre cette idéologie scientiste. Lors de la Journée de la FIPA du 17 mars, « la méchanceté de toute position pédagogique »[2] évoquée par Lacan dans Le Séminaire X a été rappelée. À présent, il semblerait qu’il s’agit de substituer cette méchanceté par le froid glacial de l’œil neuro-cognitiviste.

Jacques-Alain Miller, dans un texte publié tout récemment dans La Cause du Désir[3], nous éclaire sur l’exclusion mutuelle entre la psychanalyse et la psychologie neurocognitive, la situant dans une tension entre demande et désir. Il évoque l’homme dernier de la prophétie de Zarathoustra sur le malaise de notre temps. L’ère de cette dernière figure de l’humanité est « le temps du non-désir, pour autant que le désir est toujours dépendant d’un élément qui n’est pas homogène, tandis que la demande a essentiellement partie liée avec la quantité »[4].

La procédure de cette application absolue des neurosciences à la réalité humaine ressemble à celle d’un magicien qui met un lapin dans un chapeau pour ensuite le ressortir en le présentant comme une grande surprise, voire une découverte. On décrète que la réalité humaine est réduite à un cerveau, que le cerveau est une machine à traiter de l’information, qu’il n’y a rien au-delà de ce réel de la machine. Du coup, comme les composantes de cette machine peuvent être imagées et mesurées – le taux de tel ou tel neurotransmetteur par exemple –, toutes les qualités humaines deviennent homogènes et quantifiables. On peut alors les compter en faisant fi de leur essence : « 1 + 1 + 1 » viendront à la place de « désir, amour et jouissance ». Ce moment où s’installe l’axiome neuro-scientiste que Jacques-Alain Miller désigne comme l’inférence, est sans doute le moment délicat des neurosciences. Car une fois que cet axiome est forcé dans le discours, tout devient mesurable : l’amour (baisse du taux de sérotonine), la tendance politique, les fantasmes etc.

Cet axiome produit par un tour de magie glisse facilement dans l’opinion non-éclairée. Jacques-Alain Miller souligne la volonté massive de maîtrise et d’égalité sous-jacente à cette procédure. Dans ce monde homogène du tout-quantifiable, désir et jouissance peuvent être totalement absorbés, non pas dans le signifiant mais dans le chiffre en tant que dénudé de sens. Cette adoration du « chiffre comme garantie de l’être »[5] reflète une nouvelle conception religieuse du monde, aussi forte que celle des religions de nos pères. Cette nouvelle religion est en train de vaincre. Nous constatons, en France comme en Belgique, que cette idéologie avale tout. Elle est partout, à commencer par l’administration et les politiques, en passant par les professionnels de la santé, pour finir chez le tout-venant.

À dénoncer ce mouvement de civilisation, et Dieu sait que nous ne nous en sommes pas privés, rien ne change. Par contre, nous pouvons faire confiance au réel, c’est-à-dire au fait que la jouissance ne peut pas être éradiquée. L’homogénéité n’aura jamais raison sur l’incomparable des jouissances. Les symptômes contemporains qui se renouvellent et se mettent à jour sans cesse sont les signes d’autant de révoltes du sujet de l’inconscient qui refuse de se mettre au pas de cet Autre qui ravale tout. Là est la pertinence actuelle des institutions de la FIPA : lieux qui accueillent ceux qui chutent de cet Autre de la maîtrise pour leur dire que faire de la poésie n’est pas pécher.

[1] Ce texte est l’intervention de clôture de la journée FIPA du 17 mars 2018 : Paradoxes de la demande

[2] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 332.

[3] Miller, J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du Désir, n°98, Paris, Navarin, 2018.

[4] Ibid., p. 119.

[5] Ibid., p. 117.