Dans le coup

La psychanalyse n’étant pas une expérience d’observation, nous sommes partie prenante des cures que nous menons. Lacan dit le psychanalyste dans le coup, et en conclut qu’il peut avoir une place dans la société.[1] Ceci vaut d’autant plus pour la chose politique que Freud, Lacan, et leurs élèves jusqu’à aujourd’hui, ont grandement contribué à ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Ce n’est pas que nous ayons parlé à l’oreille des princes, mais que notre action – soit, d’abord et surtout, chaque cure avec ses effets sur l’analysant, son entourage, nos publications, etc. – a participé à la destitution de la figure traditionnelle du père, des idéaux, des religions, bref des orthodoxies diverses qui faisaient le monde d’hier. Au zénith de celui d’aujourd’hui brille un autre astre, la poursuite de la jouissance dont J.-A. Miller dit, en paraphrasant Saint-Just, qu’elle est devenue un facteur de la politique. [2]

 

Que nous le voulions ou non, cela nous oblige, et nous met au défi de l’assumer. Mais comment ? Depuis le début de ce siècle, J.-A. Miller a soutenu que l’on gagnerait beaucoup à prendre langue avec une nymphe accorte, aux charmes constamment renouvelés, aux noms multiples, et qui plus est très française : ce fut l’opinion éclairée à laquelle il adressa ses Lettres, et plus récemment la République des Lettres.[3] Il ne s’agit évidemment pas de rêver à former ce qu’un Marc Fumaroli qualifie de citoyenneté idéale,[4] mais un réseau d’intellectuels, d’artistes, de psychanalystes, de cliniciens divers, qui répande la peste, annoncée déjà par Freud accostant en Amérique, celle d’un discours qui vise à répondre de la bonne façon au nouveau cours des choses. Ce n’est pas la chimère dont certains esprits chagrins se moquent volontiers. L’histoire a montré au contraire sa redoutable efficacité : elle a répandu quasiment partout le discours de la science, soit la substitution progressive du culte de la lettre à celui de Dieu. Pour le meilleur ou pour le pire, elle a fait notre lit, voire notre divan, et l’ignorer ne ferait que nous enfermer dans une solitude dangereuse.

 

[1] Lacan, J., Mon enseignement, Paris, Seuil, Coll. Les paradoxes de Lacan, p.64-66.

[2] Miller, J.-A., « Lacan et la politique », Entretien avec J.-P. Clero et L. Lotte, Cités, n°16, 2003, p. 120-121.

[3] Miller, J.-A., Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002 ; « Perpétuer la nymphe », La Règle du jeu, 31 mai 2017.

[4] Fumaroli, M., La République des Lettres, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2015, p. 33-55.




S’engager

 

S’engager, c’est par ce terme sartrien que le 24 juin dernier, Jacques-Alain Miller qualifie le pas politique lacanien qu’il a conduit en 2017. Et il analyse les raisons et conséquences de ce fait inédit qui a consisté pour des psychanalystes à, comme il le dit, “débouler sur la place publique”, quand ils sont supposés tenus par un principe de neutralité.

De là, j’en viens à ce qui amène J.-A Miller à injecter aujourd’hui du Sartre dans Lacan pour faire de s’engager le signifiant capiton.

Les psychanalystes semblaient en vérité assignés à une double neutralité, la neutralité de l’écoute mais aussi une sorte de neutralité dans le champ du visible, quand Freud décrit, entre autre dans Ma Vie et la Psychanalyse, en 1925, comment il en vint à mettre en place le dispositif de l’écoute en se soustrayant à la vue : « J’abandonnai donc l’hypnose, et je n’en conservai que la position du patient, couché sur un lit de repos, derrière lequel je m’assis, ce qui me permettait de voir sans être vu moi-même.»[1] J’ai dit ailleurs comment dans cet énoncé Freud s’accaparait ce qui était jadis un attribut de Dieu. L’invisibilité conditionnait une prérogative d’omnivoyance qui lui donnait ce pouvoir de sonder les cœurs et les reins, comme il est dit dans les Psaumes de David (7-10) et dans Jérémie (11-20). Dieu connaît les pensées secrètes, les sentiments profonds de l’homme. Depuis 1895 et les rayons Röntgen, Dieu doit partager son privilège d’omnivoyance avec la science armée de l’imagerie médicale, mais aussi doit-il concéder une part de son pouvoir aux psychanalystes qui ont développé cette technique assez originale de l’omnivoyance par l’oreille. En déboulant sur la place publique, les psychanalystes rompaient donc aussi avec cette neutralité visible qui constituait non seulement un attribut mais un instrument de leur action et un principe de leur pouvoir.

Vous mesurez je pense en quoi je cherche à tirer la question de l’engagement sur le terrain qui m’occupe, du côté d’une certaine visualité. Mais pourquoi ? En fait, ce ne sont pas mes obsessions que je mets ici au balcon, c’est que je crois nécessaire, pour éclairer la doctrine de l’engagement, de l’inscrire dans les coordonnées du champ scopique. Dans le fait de débouler sur la place publique il s’agit de passer du voir sans être vu de Freud à aller y voir et aller se faire voir. Appel à se lever de son fauteuil, ou, comme disait le Président Mao, à descendre de son cheval.

J’ai une certaine idée de ce qui noue l’engagement au champ scopique. Mais pour accéder à ce nœud, je suggère de suivre une indication que donne J.-A. Miller dans le commentaire qu’il fait afin de rendre raison de l’engagement du sujet analytique. Il réfère en effet à un moment à Heidegger qui donne toute sa valeur au terme allemand augenblick, qui signifie simplement l’instant, au sens général ­– on dira au téléphone « Einen Augenblick bitte! », « Un instant, je vous prie ! ». Le mot est formé d’une concrétion légèrement synonymique de augen, les yeux et de blick, le regard mais dans la temporalité d’acte bref, immédiat. Mon rapport à l’allemand étant assez réticent, j’ai donc consulté mon gendre germaniste, Sacha Zilberfarb, qui me dit que la traduction la plus juste serait coup d’œil. Donc, l’instant allemand serait toujours instant de voir. Voilà une chose qui ne peut que tomber dans l’oreille d’un aveugle lacanien. Mais ce n’est pas fini. Parce qu’arrivé là, J.-A. Miller met à feu le deuxième étage de la fusée. En effet, de là, il cite Jean Beaufret, grand guide heideggerien, qui dit que le meilleur terme pour traduire l’allemand augenblick serait choisir, parce qu’en ancien français choisir voulait dire voir. J’ai été évidemment à mon tour jeter un coup d’œil et en effet, selon le Dictionnaire historique d’Alain Rey, choisir signifiait voir ou plus précisément distinguer par la vue, voir distinctement. Ainsi je me dis que quand Jean-Claude Milner traite des Noms indistincts[2], on pourrait parler de la question du passage de la langue à la lalangue comme d’un trouble visuel du langage, un astigmatisme signifiant.

Donc, j’y reviens, J.-A. Miller suggère que nous aurions avec l’augenblick la source chez Lacan de l’instant de voir qui est le temps logique initial d’un acte de choisir.

On a fait que ce soit une position axiomatique de ne pas prendre parti. Mais de fait le psychanalyste prend parti, il choisit. Il s’engage. Et à cet égard, une question apparaît sur la notion même d’engagement référée à Sartre. Elle porte sur le rapport qu’on pourrait faire entre la position de neutralité du psychanalyste et une position disons de spectateur. Prendre parti suppose de quitter une position spectatrice.

On est amené à découvrir que la position politique chez Sartre s’adosse à la position du sujet voyant. Je dirais que la question éthique de l’engagement sartrien doit être regardée sous un angle Merleau-Pontyen. Et finalement à la lumière de la théorie du regard lacanien. A savoir que je ne suis pas le spectateur extérieur qui voit le monde se déployer sur une scène, mais tout est suspendu à ceci que je fais partie de ce monde[3]. La théorie de la perception de Merleau-Ponty consiste à montrer en quoi le percipiens (sujet de la perception) est déterminé par le perceptum, par la structure même du perceptum. Il faut parler d’une implication subjective dans le perceptum[4]. J’ai suggéré que, par-delà Merleau-Ponty, le choix de l’engagement implique le regard lacanien, soit ce qui nous inclut d’emblée en tant qu’être regardés dans le spectacle du monde.

Or la question d’une inclusion d’emblée est présente chez Sartre, l’engagement semble commander que la conscience soit engagée dans son essence même. Il faudrait parler là d’un engagement ontologique. La question qui se pose alors est : comment l’engagement peut-il devenir une prescription, si l’engagement est une loi de son être ?

Tout tient à ceci que la décision sartrienne, le choix de l’engagement implique un sujet qui est déjà engagé. Toute la question de l’engagement est donc que nous sommes de toute façon déjà engagés. Sartre dit parfois que le sujet est « embarqué ». Il y a un jeu complexe entre la prescription éthique, il faut s’engager, et le réel ontologique qui est : nous sommes engagés. Un jeu complexe qui tient du paradoxe. C’est ce que fait valoir Alain Badiou. D’un côté l’engagement comme une nécessité ontologique et de l’autre l’engagement comme prescription éthique.

Or il y a une solution sérieuse de ce paradoxe. Avec Merleau-Ponty, c’est la doctrine du regard de Lacan.

Je ne suis pas spectateur, je suis partie prenante du monde qui m’environne. On tient là le twist de l’engagement. Ça signifie, comme l’a vu J.-A. Miller il y a plus de vingt ans[5], qu’avec la théorie de l’engagement, Sartre donne la version politique de la théorie de la perception de Merleau-Ponty. Mais c’est finalement sous le regard de Lacan que la doctrine de l’engagement se déploie entièrement. Dans le compte-rendu du Séminaire XIII que Lacan lit le 26 mai 1966, il dit : « nous ayons insisté de préférence, cette année, sur la pulsion scopique et son objet immanent, le regard. Nous avons donné la topologie qui permet de rétablir la présence du percipiens lui-même dans le champ où comme imperçu, il est pourtant perceptible. »[6] On tient là la racine topologique de l’engagement, ce par quoi se résout le jeu paradoxal de l’engagement comme nécessité ontologique et comme prescription éthique. J’ai fait cette remarque l’autre jour à Karim Bordeau et il m’a dit qu’elle venait à ses yeux éclairer le passage dans ce Séminaire XIII du commentaire de Lacan sur le pari de Pascal aux leçons sur les Ménines de Velasquez.

Dans le Séminaire, Lacan dit : « j’ai pu vous parler du pari de Pascal, parce que comme dit Pascal : “nous sommes engagés” [!] et que les histoires de ce pari, ça tient toujours. Et que nous en sommes toujours à jouer à la balle entre notre regard, le regard de Dieu, et quelques autres menus objets comme celui que nous présente, dans ce tableau l’Infante. »

Je n’entrerai pas plus loin dans les Ménines. Mais tout est là. Les Ménines qui pour Lacan tracent les coordonnées d’une traversée, une fenêtre ouvrant les voies de l’implication du sujet dans « la subjectivité de son époque ». Soit le chemin de son engagement – qui sont les chemins analytiques de la liberté. Je devrais dire que toute notre théorie de l’engagement est contenue, inscrite là, dans les Ménines de Velasquez. Le peintre Luca Giordano avait dit au XVIIe de ce tableau « Voilà la Théologie de la Peinture ». Je dirais ici des Ménines : « Voilà la topologie de la politique lacanienne ». On conçoit du coup que la première place publique où nous devons débouler, c’est au musée, d’abord à Madrid, au Prado.

S’il y a quelque chose à conclure, c’est qu’en nous appelant à nous engager, J.-A. Miller n’a finalement fait que nous révéler que, sans bien le savoir, engagés, nous l’étions en vérité déjà. Ce capitonnage-là, ça pourrait s’appeler une interprétation. L’engagement, ça marche finalement comme le recrutement à la Coloniale : Engagez-vous, rengagez-vous !

[1] Freud S., Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard idées, 1968.

[2] Milner J.-C., Les noms indistincts, Paris, Verdier, 2007.

[3] Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard coll. Tel, 1945.

En particulier, la deuxième partie, chapitre III : « La chose et le monde ».

[4] Ibid, p. 361.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 1994-1995, inédit.

[6] Lacan, J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse » (1965-1966), séance du 25 mai 1966, inédit. Le compte-rendu du Séminaire XIII, « L’objet de la psychanalyse » est publié dans Ornicar ?, n°29, été 1984, Paris, Navarin, p. 13.




La solitude et l’action

Est-ce que je parle d’une place différente en tant qu’AE et en tant que vice-président de l’ECF ? Je venais d’être nommé AE quand Christiane Alberti, alors présidente de l’ECF, m’a proposé la direction des J46 et c’est alors que je suis à la fin de mon mandat d’AE que Gil Caroz m’a fait l’honneur de me proposer de le suivre dans son équipe. Je me suis aperçu que mon action dans l’École était étroitement liée avec ce qui s’est dégagé de la fin de mon analyse et que, finalement, mon action dans l’ECF est un témoignage en acte.

J’ai témoigné de la traversée du fantasme suite à sa construction dans l’analyse et de sa réduction, de : M’en occuper avec enthousiasme au nom du père à Ça crie fils. Fantasme venant boucher la castration[1] et voiler le trou du non rapport sexuel, mais du coup permettant la rencontre de la croire possible. Soit : aimer une femme au regard triste et m’en occuper.

J’ai dégagé la place de l’objet prévalent : le regard. Objet condensateur et plus de jouir, à la fois soutient narcissique et pousse à l’élévation, à la sublimation. Le tout venant constituer mon escabeau. Ce dévoilement en a révélé sa face de semblant.

J’ai énoncé des noms venant encapsuler la jouissance, mais qui ne s’énonçaient que d’être déjà passé à autre chose : savoir de ça voir. Le symptôme initial : tirer vite – se tirer vite. Bayard, nom de jouissance, de se croire être le seul… Ces noms, je les ai construits dans mon analyse, ils ont découlé des fictions, des élucubrations, des effets de sens dû à la coupure, à la résonnance du signifiant dans le corps.

J’ai fait valoir comment le corps s’est réveillé de se voir réveillé. Mon corps était-il endormi ? Mortifié ? Pas du tout, jamais. Je le mortifiais. Mon corps a toujours habité ma parole. Depuis tout petit, prendre la parole a toujours été un événement de corps pour moi, un affect et la solitude, une réponse de ce qu’il y a dans toute parole une énonciation, une intention, une demande, un autre corps. Cette solitude s’éprouvait de ce fantasme que l’Autre pourrait à tout moment me laisser tomber radicalement, non sans son versant de réalité. Il ne me restait qu’à le savoir.

Il y a deux types de solitude, celle-là était une solitude d’être, une solitude articulée à l’Autre, façon pour moi d’être au monde, de me faire voir par mon absence, dans la famille, à l’école. Le changement eu lieu au lycée avec la rencontre de la bande et de l’Idéal, la politique au nom de l’Idéal. L’Idéal aussi est un semblant d’être face au réel du non rapport sexuel. Résonne pour moi à ce moment cette phrase de Lacan : « tout le monde (si l’on peut dire une pareille expression), tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant »[2] . Peut-on échapper au délire ? Est-ce souhaitable ? Un peu d’Idéal, de fantasme, de regard, de « s’en occuper », c’est tout de même un savoir-faire de toujours, un savoir-faire qui tient compte du plus singulier, de l’incomparable.

Prendre la parole représentait un tel enjeu, qu’il y a d’abord eu une inhibition à la parole, jusqu’à l’adolescence, puis le recours à un savoir de livre et, ou, une abondance de citation venant mortifier mon énonciation, ou alors c’était la parole comme passage à l’acte, un trop, un débordement, façon pour moi de précipiter ce qui me suspendait dans l’indécision de ma pensée. Ces trois positions produisaient un affect toujours présent aujourd’hui : le dégoût. Prendre la parole est toujours et encore une jouissance qui, de sa satisfaction, me dégoûte.

Je dirai que face au réel, on n’apprend rien. Après trois ans d’enseignement de la passe, du réel, je n’ai rien à dire car il n’est ni symbolisable ni imaginarisable. Mais de l’avoir éprouvé, cela produit un savoir non articulable au-delà de le savoir comme tel. Cela s’arrête avec cet effet de savoir et pas de sens. C’est ça. C’est donc un nouveau rapport au signifiant maitre. Un rapport qui ne vise pas à l’articulation mais au repérage, à se tenir toujours au bord. C’est un éprouvé de solitude, cette fois, de la solitude du Un, cet éprouvé est pour moi un aperçu.

J’ai rencontré l’ECF par un corps, un corps vivant, le corps de Jacques Alain Miller à son cours « L’orientation lacanienne ». J’étais encore publicitaire. Une grande partie de ce qui se disait restait hors sens pour moi. D’ailleurs je m’étais dit « je vais essayer de lire Lacan », bien sûr je savais que c’était difficile à lire, alors, à la FNAC, j’ai choisi le plus petit livre de Lacan, pour débuter, et je me suis retrouvé avec Télévision… Ça c’était hors sens, mais pas sans effet. Le cours de J.-A. Miller, ça a fait voler en éclat toutes les représentations que j’avais des psychanalystes et des écoles de psychanalyse. Et puis on riait à ce cours, on était ému. Cette façon de parler de Lacan donnait envie de lire Lacan. C’était fait, je m’engagerai dans cette école, cette école du corps, où prendre la parole est un acte qui permet de cogner, de marquer, de dire. Voilà un débouché sinthomatique pour moi. Dans « Clinique ironique », J.-A. Miller dit ceci qui me touche toujours : « Pourquoi Lacan a évoqué manie et dépression à propos de la passe, au point où l’Autre se découvre inexistant ? Pour indiquer peut-être à celui qui va jusque-là, qu’il faut la cause freudienne comme garde-fou ? [3] ». Voilà un point fondamental sur la solitude me semble-t-il.

 

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 9.2.2011, inédit.

[2] Lacan J., « Le journal d’Ornicar », Ornicar ?, n°17-18, 1979, p.278

[3] Miller J.-A., « Clinique ironique », La cause freudienne, Paris, Navarin / Seuil, n°23, Février 1993, p.10




Nouveau(x) Genre(s), quand l’inconscient devient la plus belle scène de théâtre !

C’est une première ! Danseuse, musicienne, comédienne et auteure, Caroline de Diesbach affronte un impossible et relève un sacré défi : montrer sur la scène d’un théâtre une analyse lacanienne, à partir de sa propre expérience. S’inspirant de son analyse, faite avec « l’un d’entre nous », elle est pour deux mois à Paris au théâtre de la Manufacture des Abbesses, après le off du Festival d’Avignon où son spectacle fut fort remarqué.

Courez-y ! Car ce spectacle ne vous quittera plus. Malgré son titre, la pièce ne questionne pas vraiment le gender (le genre), mais dévoile « ce qui normalement ne se montre pas ». Séance après séance, elle met en dialogues le trajet intime et singulier d’une analysante (Caroline de Diesbach) engagée avec son analyste (Isabelle Gomez) dans un travail de parole pour s’extraire d’une souffrance dont elle ignore la cause, et traiter ce qui dans sa vie l’empêchait de vivre, de travailler, d’aimer.

L’imaginaire « Nouveau Genre » 

Son spectacle confirme l’existence d’une poignée d’artistes et collègues, analysés avec l’apport du dernier enseignement de Lacan, dont les cures débouchent sur un rapport à l’imaginaire « Nouveau Genre », remanié, lucide, « nettoyé » du pathos – et assumé. Avertis que la vérité ne peut que se « mi-dire »[1] et qu’elle a « structure de fiction »[2], ils font de l’imaginaire (qu’ils tiennent bride serrée), l’allié précieux du bien-dire pour toucher au réel par leur acte de création.

Caroline de Diesbach le démontre, avec ce texte pas-tout – ingénieusement ponctué de scansions et de fantaisies musicales, langagières et visuelles –, dont l’écho et les résonnances vous accompagneront longtemps après la représentation.

Loin d’être réservé aux seuls initiés, il s’adresse à tout public, même si les lacaniens les plus chevronnés ne manqueront pas de s’amuser à chercher qui a bien pu servir de modèle au personnage joué par la comédienne Isabelle Gomez, plus vraie que nature en analyste lacanienne pratiquant la séance courte…

Au point qu’à la sortie, j’ai pu entendre des spectateurs débattant avec animation pour décider si l’analyste qui donne la réplique à Caroline de Diesbach sur scène était sa « vraie » analyste ou une comédienne… avant de revenir sur terre, pour saluer la performance des deux artistes !

Nouveau(x) Genre(s)

Les Dimanches à 20H et

Les Lundi, Mardis Mercredis à 21H

Relâche les 28/01 et 18/02

Pensez à réserver

MANUFACTURE DES ABBESSES – 7 rue Véron 75018 PARIS

Réservations et Renseignements : 01 42 33 42 03

Mail : manufacturedesabbesses.com

Métro Abbesses ou Blanche Tarif plein : 24 € Tarif réduit : 13 €

Rencontre après le spectacle

Dimanche 4 mars 2018 a 20h avec l’envers de paris et dalila arpin,  AE, membre de l’ECF

Réservation à tarif préférentiel pour l’Envers de Paris au 01 42 33 42 03

La pièce sera aussi jouée à Toulouse Samedi 17 février au Théâtre du Centre

3 questions à… Caroline de Diesbach

par Armelle Gaydon

Armelle Gaydon : La presse vous fait un accueil enthousiaste : « passionnant », « rare », « profond », « lumineux ». Comment est né ce spectacle ?

Caroline de Diesbach : Je suis danseuse, comédienne, auteure et metteure en scène depuis l’âge de dix-sept ans. J’étais aussi en analyse. J’ai depuis longtemps cette idée de vouloir retracer au plus près la séance d’analyse. Alors j’ai pris des notes. Je m’efforçais de décrire fidèlement, comme si j’y assistais, mes séances et leurs effets. Mais il a fallu du temps pour se mettre au travail de traduire cette aventure à travers un objet artistique. Comment mettre en scène l’impact du langage sur le corps ? Comment donner une forme à un matériel recueilli sur vingt années d’expérience analytique ? Un peu naïvement, j’ai d’abord extrait de mes carnets ce matériau éparpillé, sans le juger. Puis, une année entière, j’ai manié ce matériau. J’ai travaillé, essayé, enregistré, en jouant la voix de l’analyste puis de l’analysante. J’improvisais, je dansais, chantais, mimais les entrées, les sorties, les interventions… Au début je cherchais à tout dire, à boucler le texte, à le sécuriser, alors j’en parlais beaucoup en séance. Cet appel au savoir « vrillait » quelque peu l’une sur l’autre les deux expériences. Progressivement, j’ai cessé de vouloir clore les choses. Traduire vingt années d’analyse exigeait de passer par un autre chemin. J’ai compris que l’important était que ce chemin vers l’écriture scénique ait une orientation. Et je sens, je sais, que désormais, cette orientation ne va plus me quitter.

A.G. : Au cinéma, au théâtre, dans les arts, jusqu’ici jamais on ne reconnaissait notre pratique de la psychanalyse lacanienne. Récemment, en passant par le reportage (Gérard Miller, Mariana Otero), la fiction (Iván Ruiz), quelques collègues ont su en transmettre une image fidèle, mais c’était en interviewant analystes et analysants. Votre effort pour ramasser le parcours d’une analyse et ses dialogues en live sur une scène est tout à fait inédit. Vous confirmez ?

C.d.D. : En tous cas, quelque chose est ressorti de ce texte. Le public a montré être sensible à cet effort de traduction. Nous constatons que sur scène comme en analyse, à chaque scansion, coupure ou interprétation, ça marche : tout comme l’analysante, le public s’interroge. En coupant dans le sens, la coupure divise et permet de s’interroger : ces scansions et suspensions de séances (« On s’arrête là », dit l’analyste) ont été frustrantes pour moi et le sont d’une certaine façon pour le public. Si on peut parler d’une passe artistique, mon interrogation sur le rapport du sujet au langage continue et se poursuit par d’autres moyens.

A.G. : Tout n’est pas parfait dans le spectacle, mais il passionne. Il invente un format, un ton, un rythme. C’est formidable.

C.d.D. : Nous avons beaucoup retravaillé le texte lors de son montage sur scène pour chercher le ton juste, une écriture pour que les choses ne soient pas dites du côté du savoir. De mes collaborations avec de grands metteurs en scènes, j’ai retenu qu’au théâtre « le plateau est le maître » : c’est le plateau, la scène, qui décide. Il y a eu plusieurs phases dans cette création : avant mon analyse, pour aborder un texte au théâtre, tout le temps je cherchais le sens. Or, pour que l’inconscient du spectateur soit touché, éveillé, je pensais nécessaire de tenir compte de ce que Lacan appelle la motérialité, la matérialité des mots : il entend par là que – plus que le sens – c’est le mot lui-même qui a un impact, agit sur le sujet, pouvant aller jusqu’à prendre le pouvoir dans sa vie. Au fil des représentations, cette approche continue de produire des effets. Un ami philosophe m’a dit : « ton texte, de A à Z parle du manque ! » À ce moment‑là, je n’avais pas encore réalisé à quel point le manque, la castration, le questionnement sur la langue, sur le féminin, étaient au cœur de ce spectacle et donc de ma vie. Mes questions sur l’amour ont tout le temps été présentes dans mon analyse. Apparemment le public montre qu’il y est sensible.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil,, Points 2005, p. 118.

[2] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits II, Paris, Seuil, Points, 1999, p. 288.