L’engagement d’une vie

Quelques jours seulement après la fête des 47e Journées de notre École, c’est la perte qui a frappé notre communauté de travail, et L’Hebdo-blog a choisi de faire entendre le silence creusé par la disparition, coup sur coup, de Serge Cottet et de Judith Miller.

Nous savons ce que nous leur devons, et leur dédier ce dernier numéro de l’année 2017, consacré aux enseignements dispensés par nos collègues de, et à l’ECF, est notre manière de faire résonner l’engagement de leur vie, une existence dédiée à faire vivre la psychanalyse et la faire rentrer dans le XXIe siècle.
C’est ce à quoi s’est attachée durant ses deux ans de mandat chacune de celles et ceux qui ont constitué l’équipe de l’Hebdo Blog, toujours prête à mettre en ligne un texte, trouver l’illustration ou le chapeau qui fera mouche, à l’affût de la pointe la plus vive du réel rencontré dans les institutions de notre champ, auprès des artistes l’éclairant dans les ACF, en extrayant le sel d’une conférence qui donne à voir la façon dont les analystes sont au travail d’élaborer les concepts théoriques sans cesse remaniés et mis à jour par le tranchant de la clinique …
Voilà pour quelles raisons, plus que jamais, nous souhaitons inscrire nos pas dans le sillon creusé par nos aînés trop tôt disparus : d’« Apprendre, désir ou dressage », aux voix enseignantes qui s’élèvent dans le Grand Paris et sont suivies chaque soir de la semaine depuis quelques mois, et pour toute l’année, c’est bien ce même désir de transmettre qui les animait et nous anime également, c’est bien cette solide volonté, au-delà de la volonté même, et qui touche à l’énigme d’une question personnelle qu’on choisit de mettre au travail, qui se cheville au corps et ne le lâche plus. Un corps parlant, certes parfois traversé de lapsus, ou qui réussit ses actes manqués, toujours et irrémédiablement seul et pourtant accompagné, soutenu et relancé par chaque un(e) à qui il s’adresse et qui lui adressent en retour leur singulière question, un corps enseignant, c’est-à-dire avant tout analysant, enseigné par son inconscient : un corps vivant, donc, traversé par les mots de celles et ceux qui ne sont plus mais dont la parole a marqué notre esprit tout autant que notre chair.

Prendre à notre charge leur éthique pour supporter le réel qui nous échoit a été, avec Pénélope Fay et Agnès Vigué-Camus, Angèle Terrier, Laurent Dumoulin et Christine Maugin, Thomas Roïc et Maxime Annequin, Philippe Cousty, Béatrice Allouche et Romain Lardjane, et tous les correcteurs et correspondants en région, un souci constant et porté par la joie de cette transmission, celle d’une psychanalyse vivante. Nous sommes heureux de passer ce flambeau à la nouvelle équipe, avec nos chaleureux encouragements.




Clinique de l’institution, entretien avec Dominique Holvoet

L’Hebdo Blog : Qu’un enseignement intitulé “Clinique de l’institution” se tienne au nom de l’École de la Cause Freudienne, par un analyste membre de cette École et en outre Analyste de l’École depuis deux ans, dit bien à quel point l’institution, orientée par la psychanalyse, a beaucoup à nous apprendre. Cela signifie-t-il que la distinction psychanalyse pure et appliquée ne vaut plus ? Et peut-on considérer qu’une institution comme le Courtil, que vous dirigez, participe à une mise à jour de la clinique, dans le fil de la façon dont Lacan s’est appuyé sur la psychose pour remanier la découverte freudienne de l’inconscient ?

Dominique Holvoet : C’est une question bien ambitieuse que vous me posez-là qui décerne au Courtil une responsabilité dans l’aggiornamento permanent de la clinique analytique.
Je reformulerais la première partie de la question ainsi : La fin de l’analyse comme passe et l’enseignement d’outre passe confinent-t-ils avec ce qui est l’expérience quotidienne d’une institution de soins ? La réponse est oui si ce qui importe est la rencontre, non si ce qui fascine est la misère humaine. On ne peut occulter la face d’horreur du réel en souffrance chez ces parlêtres traversés par le langage mais tout le mouvement qu’imprime le désir pour la psychanalyse prend appui sur ce réel pour produire une bonne rencontre. L’os de la clinique psychanalytique en institution est de prendre appui sur la qualité d’analysants civilisés – expression heureuse d’Éric Laurent – des intervenants qui y travaillent. Leur analyse modifie leur désir pour cet accompagnement des grandes souffrances des réfugiés du mental. Être analysant suppose d’obtenir un aperçu sur la cause ignoble qui soutient ce désir de se coltiner la misère humaine. On touche là à un indicible dont la révélation fera toujours plus scandale, sera de plus en plus inaudible dans un monde a(ba)sourdi par les bonnes pratiques protocolisées.

J’ai ainsi intitulé mon enseignement sous le conseil de Christiane Alberti, « Clinique de l’institution ». J’avais ainsi à ma disposition deux faces de la clinique, celle qui se développe dans l’espace institutionnel mais aussi celle que l’on peut théoriser à partir de l’institution. Je me suis donc penché au chevet de l’institution, en postulant qu’on pouvait faire l’hypothèse d’une institution-sujet dont on pourrait faire la clinique, autrement dit dont on pourrait élaborer l’expérience. Et puis sur l’autre face je développe la clinique au sein de l’institution et j’interroge en quoi elle n’est pas psychanalytique – une institution est articulée par essence au discours du maître – et en quoi elle est analytique, trouée par un discours porté par des analysants civilisés.

La distinction psychanalyse pure et appliquée est pertinente si l’on veut bien la considérer à partir du premier enseignement de Lacan – qui continue de nous orienter. Cette distinction se dissipe avec le second et disparaît avec le dernier enseignement de Lacan. Avec Jacques-Alain Miller nous prenons tout l’enseignement de Lacan et nous nous éclairons tant de la thérapeutique en tant que ce n’est pas de la psychanalyse que de son au-delà qui lui est psychanalytique en tant qu’il touche à l’os du symptôme, à son réel, à la mesure où chaque parlêtre peut supporter celui-ci. Et les sujets que nous accompagnons sont précisément en prise directe avec ce réel – et c’est pourquoi ils trouvent refuge dans les institutions pour s’y mettre à l’abri.

HB : Diriger une telle institution en 2017 en Europe et plus spécifiquement en Belgique, est-ce que cela a des incidences politiques dont un analyste peut tirer un enseignement clinique ?

DH : C’est bien sûr politique de bout en bout puisqu’il s’agit de faire en sorte, comme dit Lacan, de permettre que des masses humaines demeurent séparées ! L’enseignement clinique que j’en tire concernant l’expérience du Courtil qui est partie du désir de quelques-uns, au départ Alexandre Stevens, Bernard Seynhaeve et Véronique Mariage, est que cette séparation peut s’obtenir si l’on tient suffisamment à distance les idéaux du réel de la jouissance.




Mensonges de la culture, entretien avec Jean-Pierre Deffieux.

L’Hebdo-blog : Votre enseignement s’intitule “Mensonges de la culture”, ce qui promet d’envisager la clinique du sujet dans son être-au-monde d’aujourd’hui.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les interrogations cliniques qui sous-tendent votre enseignement ?

Jean-Pierre Deffieux : Il ne s’agira pas dans cet enseignement de prendre les choses à partir de l’expérience analytique elle-même, du parcours que fait le sujet en analyse. Les repères cliniques seront certes présents mais de façon peu exposée.
Mon but est de débusquer dans la culture contemporaine de ces dix dernières années, au travers de certains livres, de certains films, de certaines expositions, de certaines chansons, des incidences de vérité, des paroles qui témoignent de la persistance bien vivante du discours analytique lacanien en notre monde et de son action dans un temps où la culture se perd dans le mensonge et l’appauvrissement. Il y sera ainsi question d’œuvres d’Almodovar, de Xavier Dolan, de Maylis de Kerangal, de Christine and the Queens), d’Andy Warhol et bien d’autres.
Ces ouvrages seront abordés dans le cadre de plusieurs thèmes, comme l’importance du lien de la pensée et du corps dans une époque où le « se jouir » du corps est exacerbé, la question du choix et de l’identité sexuée face à la tradition, la folie revisitée par Lacan et pas assez par nos sociétés, les limites de la transparence tant réclamée, etc.

H-B : Pourrait-on attendre que ce thème, éminemment contemporain, ouvre sur une approche éthique tout autant que politique ?

J.-P. Deffieux : Réponse délicate. J’insisterai plus sur l’approche éthique au sens que Lacan lui donne : éthique du désir orienté sur le réel.
Quels désirs animent nos sociétés ? L’inconscient y a-t-il toujours une place et laquelle ? La logique borroméenne dégagée par Lacan a-t-elle encore des résonances dans notre monde ? L’art, la création contemporaine font-ils encore échos à cette orientation lacanienne vers le réel ?
Il y a dans le ciel plutôt obscur de la culture de notre époque des étoiles qui scintillent et j’en ai cueillies quelques-unes.




Les portes de l’École sont désormais grande ouvertes ! Une interview de P. Bosquin-Caroz

L’Hebdo-Blog : Comment voyez-vous cette proposition de l’ECF : faire connaître la vitalité des la psychanalyse lacanienne par des enseignements ouverts à tous ceux qui en ont la curiosité ?

Patricia Bosquin-Caroz : Comme Christiane Alberti l’avait rappelé dans un communiqué annonçant une nouvelle modalité d’enseignement à l’ECF, celle-ci s’inscrit comme point de capiton de la création du Champ freudien par Jacques-Alain Miller après 37 ans. Année Zéro donc. On recommence avec comme nouvelle perspective annoncée lors de son premier séminaire du 24 juin 2017, l’affirmation de l’École dans sa mission d’enseignement.
A la dernière AG de l’ECF J.-A. Miller en rappelait le motif : la psychanalyse est rejetée de la psychologie clinique, chassée de l’université, repoussée progressivement à l’extérieur. « Les beaux jours sont finis ». L’initiative de multiplier les enseignements à l’ECF se fait sur fond de ce constat. Il s’agit aujourd’hui plus que jamais d’en tirer les conséquences et de ne plus parier sur les circuits officiels. La psychanalyse est chassée par la porte mais elle revient par la fenêtre !
Elle n’a pas dit son dernier mot et portée par des corps désirants de plus en plus nombreux elle a encore du souffle.
Ainsi chaque soir de la semaine et tout au long de l’année un enseignement est tenu par un ou plusieurs enseignants et ouvert à tous ceux qui veulent s’enseigner des psychanalystes.
Les portes de l’École sont désormais grande ouvertes !

HB : Qu’est-ce qui, selon vous, fait le nouveau de ce mode d’enseignement par rapport à ceux qui sont déjà  pratiqués dans notre champ  ?

P. B-C : C’est un enseignement qui se veut différent de l’enseignement universitaire et de celui dispensé dans les sections cliniques d’UFORCA. L’enseignement dispensé dans UFORCA  a une affinité avec le discours universitaire. Dans le prologue de Guitrancourt, J.-A. Miller précise que la psychanalyse entre en contact avec l’université par l’enseignement du mathème qui doit être démonstratif et est pour tous à la différence par exemple de l’enseignement de la passe « encore chargé de la particularité du sujet ». Ceux qui y assistent sont appelés participants et non étudiants ce qui indique qu’ils devront s’y impliquer. Leur travail sera guidé et évalué. Il s’agit d’un lieu de formation à la clinique psychanalytique suppléant « aux carences d’une psychiatrie qui laisse de côté sa riche tradition classique pour suivre les progrès de la chimie » et aujourd’hui de la neurobiologie. Toutefois, celle-ci n’autorise pas celui qui s’y engage à l’exercice de la psychanalyse. Nous savons qu’aucun diplôme ne pourrait la garantir, le psychanalyste étant avant tout le produit de l’expérience de sa propre analyse.
L’enseignement dispensé à l’École est d’une autre nature que la formation clinique, car il s’agit pour l’enseignant d’enseigner à partir de l’ expérience de sa pratique analytique. D’où la variété des intitulés s’enracinant dans la pratique et la forte implication de chaque enseignant. Il diffère également de l’enseignement de l’AE qui s’effectue à partir de l’expérience de sa propre analyse menée jusqu’à son terme.
A la différence aussi de l’enseignement dispensé dans les sections cliniques, ou dans un séminaire (par ex. de l’ACF) il n’est pas nécessairement attendu du public ou des collègues qui y assistent un travail effectif.
Par contre celui qui le donne cet enseignement s’y engage corps et âme ce qui vérifie, comme Lacan l’a fait valoir, que l’enseignant est avant tout l’enseigné.
Ce qui est nouveau également c’est l’effet one shot, tous les soirs, à la différence des cours ou séminaires mensuels. Un grand coup en effet, mais aussi une pluralisation des enseignements, une variété des thèmes abordés en fonction du désir de l’enseignant ou de la particularité de son expérience pratique.
Pour assister à l’un d’eux, je dirais que cela relance le désir de s’enseigner voire d’enseigner.
« Le savoir psychanalytique à ciel ouvert ! Ce sera notre slogan ». (C. Alberti)

Bien dit !




Un enseignement de praticiens aujourd’hui

« L’École de la Cause freudienne enseigne. (…) Tous les soirs, toutes les semaines, toute l’année. »

Jeudi 19 octobre 2017, au Local de l’École de la Cause freudienne relooké et équipé High tech, Francesca Biagi Chaï campait le décor de l’enseignement qu’elle donnera durant 7 séances tout au long de l’année, sous le titre : « L’ordinaire de la psychose et son extraordinaire et retour ».
Elle nous propose de suivre les premiers pas de Jacques Lacan vers le réel, dans sa rencontre avec Aimée, qu’elle isolera en particulier dans le chapitre « Examen clinique du cas Aimée » dans la thèse de Lacan.(1) 
La lalangue, le parlêtre et la forclusion généralisée seront articulés en logique dans le continuum de la jouissance à partir du dernier enseignement de Lacan, lorsqu’il situera le signifiant au niveau de la substance jouissante.
Jacques-Alain Miller parlera « d’affects somatiques de lalangue »(2) pour indiquer la commune origine de l’inconscient et la pulsion. « En ce sens, l’inconscient et le corps parlant sont un seul et même réel. »(3) Lacan va faire de l’inconscient la façon dont le petit d’homme a été imprégné par la lalangue, le tissu de la langue.
Le corps se constitue à partir de la frappe de la lalangue sur l’organisme, précisera Francesca Biagi Chaï, qui ne se jouit « que de le corporiser de façon signifiante. »(4) Comme l’indique Lacan, nous pouvons entendre dans les dires du patient une continuité : « (…) c’est dans la façon dont la langue a été parlée et aussi entendue pour tel ou tel dans sa particularité, que quelque chose ensuite ressortira en rêves, en toutes sortes de trébuchements (…) »(5)
L’instinct choit au profit de la pulsion. Il n’y a pas d’adéquation entre la langue et le corps, pour le dire autrement pas de rapport sexuel, pas d’Autre de l’Autre mais il y a, au par un une logique, une continuité entre le choc initial, la faille et les modalités de réponse à ce trou.
Il y a jouissance du vivant, du sens, pas de désir non connecté à la pulsion, le symptôme en est une marque.
À ce trou forclusif, chacun doit trouver une modalité de réparation, un habillage, une signification. Il peut alors localiser ce trou dans l’autre, comme un point supposé possible à trouver, point qui viendra le loger sous la forme de l’objet qu’il est pour l’autre. La signification phallique viendra alors lester le trou : le manque vient à paraître dans cette logique comme une construction, un semblant.
Pour des parlêtres non pris dans cette logique de substitution, qui n’ont pu formuler d’être un objet pour l’autre, d’autres solutions sont possibles. Des SA privilégiés, une image peuvent avoir une valeur d’objet à travers lesquels le sujet va réaliser une suppléance, une sublimation.
La psychose ordinaire permet de traiter la jouissance dans un continuum avec la dimension forclusive ; d’apercevoir la structure de la faille à partir de ce qui tient, des indices « un trou, une déviation ou une déconnexion qui se perpétue. »(6)

Alors, comment s’orienter de la clinique ? Qu’est-ce qu’écouter ? Nous nous laissons guider par Francesca Biagi Chai qui nous rend sensible la position de Lacan dans son dialogue avec Aimée : il ne s’intéresse ni au vécu, ni à l’énoncé, selon les critiques de Jean Allouch(7), mais s’arrête sur les points de butée dans l’énonciation d’Aimée ; il en fait le tour mettant « le réel au sein du discours » selon la continuité de la jouissance.

Nous allons nous enseigner c’est sûr, tous les soirs, toutes les semaines, toute l’année, à l’École de la Cause freudienne.

1 Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports à la personnalité, Paris, Seuil.

2 Miller J.-A., « Habeas corpus », La Cause freudienne, n° 94, Paris, Navarin, octobre 2016, p. 168.

3 Miller J.-A., Ibid., p. 167.

4 Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, p. 26.

5 Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, Paris, Navarin, n° 95, avril 2017, p. 12.

6 Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire »,  Quarto, no 94-95, École de la Cause freudienne, janvier 2009, p. 49.

7 Allouch J., Marguerite ou l’Aimée de Lacan, Paris, Epels Éditions, 1994.




François Ansermet, Nouria Gründler, Dominique Laurent, Éric Laurent – Disruptions dans la filiation, le genre et la procréation – Ronds de ficelle

Disruptions dans la filiation, le genre et la procréation

Ronds de ficelle(1)

Dans son enseignement, Jacques Lacan a donné place au vide. « On omet trop que l’architecte, quelque effort qu’il fasse pour en sortir, il est fait pour ça, pour faire des murs. Et les murs, ma foi – depuis ce dont je parlais tout à l’heure, le christianisme penche peut-être un peu trop vers l’hégélianisme –, c’est fait pour entourer un vide. »(2) Cela caractérise aussi bien l’art sous toutes ses modalités, sans doute faut-il distinguer, comme Jacques-Alain Miller l’a développé(3), sublimation, création et invention et faire la différence entre vide et manque. C’est sur (au moins) un manque que ce texte est construit. En effet, je n’ai pu être présente à la première séance de novembre, j’en ai l’enregistrement mais dans cette période qui nous bouscule, nous affecte profondément, je n’ai pu encore l’écouter.
C’est donc sur ce fond d’absences que je vais brièvement évoquer les deux soirées suivantes des 8 et 15 décembre. Au cours de chacune d’elles, Nouria Gründler a présenté un cas de sujet transgenre, l’un construit à partir du seul discours de la mère, Madame M, lors d’un unique entretien, l’autre fut présenté à partir de plusieurs entretiens avec le sujet lui-même. Les deux cas sont issus de son expérience clinique à la consultation LIEN POPI(4) qui s’adosse au Séminaire Les enfants de la science, un groupe de contrôle avec Hélène Deltombe et un cartel sur le Séminaire III avec Marie-Claude Sureau comme Plus-Un.
Le 8 décembre, Éric Laurent éclaira le premier cas – il s’agissait d’un cas de transition transgenre F to M(5) – par un apport théorique qui nous fit presque « voler à la hauteur de Dieu et des Anges », en passant par Saint-Augustin. En effet, le sujet nommé Adrien, marqué fortement dans sa filiation par des signifiants religieux, a déjà opéré une invention qui le conduit à pratiquer le karaté, s’initier au bouddhisme. Dans l’élaboration de récit de la séance se distingue la figure du samouraï. Différentes modalités d’invention pour parer à la forclusion du Nom-du-Père sont donc à l’œuvre.
Le 15 décembre, François Ansermet s’est appuyé sur une déjà longue expérience clinique en Suisse auprès de sujets ayant eu un parcours vers un changement de genre – et ce à quoi il conduit, traitements hormonaux, interventions chirurgicales, changement de prénom, depuis peu facilité de changement officiel d’état civil – pour présenter une série de points qu’il a pu établir à partir de sa rencontre avec ces sujets. Il a évoqué le cas d’un analysant qui a interrompu tout traitement hormonal et a sublimé ou inventé à partir de ce qui l’avait conduit à sa démarche, en réalisant un travail photographique dont il est le centre et pour lequel il a obtenu et connaît toujours un succès notoire.
Après l’énumération, la série, retour à la singularité du cas, transition vers celui de Jeanne présenté par N. Gründler. Un début de discussion – il en a été de même le 8 décembre avec le cas d’Adrien – s’est amorcé, aboutissant à un débat passionnant entre les intervenants. Il s’agissait de manière évidente dans le cas de Jeanne, engagée dans un processus de transition de genre M to F, d’un sujet présentant une pente à la mélancolie inquiétante, dont certaines déterminations étaient déjà très claires dans la présentation de N. Gründler et se sont encore affinées au cours de la discussion. Il s’agissait là d’un sujet en processus de transition de genre M to F, Jeanne. Cependant, il me semble qu’une dimension essentielle n’a pas encore été abordée, qui pousse le sujet vers la tentation suicidaire. L’hypothèse avancée par N. Gründler, s’appuyant sur un passage du Séminaire III quant à l’opposition entre un « noyau d’inertie dialectique »(6) en opposition au « noyau observable » cher au discours de la psychiatrie depuis ses débuts et jusqu’au Séminaire III, me semble doublement juste. Ce qu’elle évoque concernant la mère du sujet – qu’elle reçoit avec beaucoup de délicatesse et de justesse dans ses interventions sous le mode de questions – m’a fait penser à une haine radicale de la féminité chez cette mère, à commencer par elle-même. Le Séminaire se poursuivra le 17 janvier, ces hypothèses seront discutées à nouveau, l’élaboration des quatre enseignants se poursuivra. Gageons que des nouages, dénouages et renouages ne manqueront pas de se produire, comme cela a déjà été le cas, en particulier avec les ponctuations précieuses apportés par Dominique Laurent : des patients psychotiques, elle en a rencontrés, beaucoup, à l’hôpital Sainte-Anne et dans son cabinet d’analyste, la question du pousse-à-la femme lui est sans doute très présente à l’esprit.
Et pour conclure, je dirai que si l’enseignement de Lacan sur les psychoses nous est indispensable pour aborder la thématique qui nous occupe, ceux qu’il a donnés dans son magistral Séminaire Le Désir et son interprétation, ainsi que dans L’Angoisse(7) peuvent nous orienter dans l’abord de cette clinique et sa dimension d’Unheimlichkeit(8).

1 Note de l’auteur : je remercie Philippe Bouret pour sa recherche quant à une référence de Lacan et qui m’a mise sur la voie vers ce titre. N. Gründler,, P. Bouret et moi-même sommes en lien depuis notre participation aux travaux du Groupe franco-algérien du Champ Freudien (1997-2004), sous la responsabilité de Yasmine Grasser, un séminaire mensuel théorico-cliinique était commun à la Section clinique de Paris IdF.

2 Lacan J., « Je parle aux murs » [6 janvier 1972], Je parle aux murs, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, dirigée par Jacques-Alain et Judith Miller, texte établi par J.-A. Miller, Paris, 2011.

3 Miller J.-A., « Sept remarques sur la création », Lettre Mensuelle, n° 68, Paris, avril 1988, p. 9 & sq.

4 Lien POPI : Lieu d’accueil Périnatal d’Orientation Psychanalytique en Institution, Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (Pr David Cohen), GH Pitié-Salpêtrière, 75013 PARIS & CECOS Paris Cochin, Service du Pr Jean-Philippe Wolf, Maternité de Port-Royal, 75014 Paris.

5 F to M : female to male. M to F: male to female.

6 Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, [1954-1955], Paris, Seuil, 1981, p. 32 & 43.

7 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation [1958-59], Paris, Éditions La Martinière/Le Champ Freudien, 2013. Le Séminaire, livre X, L’Angoisse [1962-1963], Paris, Seuil, 2004. Les textes des Séminaires de Lacan sont établis par J.-A. Miller.

8 Freud S., « L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) » [Imago, vol. 5, 1919], Paris, Gallimard/nrf, coll. idées, n° 353, trad. Marie Bonaparte & Mme E. Marty, Paris, 1933, p. 163-210.




L’exil : petit rebond sur la première soirée « Institutions Hors-les-Normes »

Avec cette nouvelle étape de transmission du savoir psychanalytique qu’initie l’École de la Cause Freudienne dans cette année zéro, il s’agira non seulement de partager et de transmettre un savoir de la psychanalyse et de sa pratique avec le concours de tous ceux qui s’y intéressent, mais aussi de s’ouvrir vers de nouveaux horizons. Cette année, tous les soirs, dans les locaux l’ECF et dans le cadre des enseignements lacaniens du Grand Paris, des praticiens de la psychanalyse sont convoqués pour réfléchir, à partir des outils que nous offre la psychanalyse, sur de nombreux sujets intéressants ainsi que sur des problématiques diverses et actuelles. Chacun pourra en user à son rythme, selon son style, selon son propre questionnement et son objectif de recherche.

Ariane Chottin a été chargée d’animer l’enseignement qui cette année va éclairer, au cours de six rendez-vous, les modalités du travail et le fonctionnement particulier des « Institutions Hors Normes ». Ces lieux institutionnels, qui seront présentés dans leur singularité, ont été créés par des psychanalystes d’orientation lacanienne qui se sont mobilisés pour faire une réalité d’une fine pratique clinique d’écoute de la parole des sujets en souffrance avec la psychanalyse pour seul outil de travail. Ces institutions sont Hors-les-Normes puisqu’elles sont, non pas contre les normes, mais au-delà des normes. Elles tiennent compte de la subjectivité donnant de ce fait une dimension éthique et politique hors les lois du marché et bien au-delà des normes standardisées de traitement.

Sylvie Ullmann fondatrice de l’EPOC en 2005 a été la première invitée de ces soirées. Le thème choisi pour cette première, d’une vive actualité, était celui de la difficile thématique de l’Exil et les expériences de l’exil. De façon vivante et enthousiaste, elle nous a parlé de cette création institutionnelle à partir de « rien », « sans financement, prenant appui sur ce désir d’agir dans la Cité auprès des personnes en souffrance ». Le combat de quelques-uns et leur disponibilité a très rapidement produit ses fruits sur le terrain. Ainsi, ce dispositif – situé au cœur du 19ème arrondissement de Paris – a permis de faciliter une écoute psychanalytique aux personnes les plus vulnérables non seulement par des interventions dans leurs espaces d’accueil – où, avec souplesse, « le lieu s’adapte à la personne et non le contraire » – mais aussi à domicile, dans leur quartier, en contact avec les écoles, avec les associations. Ce travail, reposant sur le bénévolat, a permis de recevoir plus de 1500 personnes par an sur Paris et la banlieue. Cette riche expérience clinique est partagée par la mise en œuvre d’un service de formation, ainsi que par l’organisation d’une Journée d’étude annuelle.

L’EPOC reçoit de nombreuses personnes migrantes, en situation d’exil, demandeuses d’asile ou pas. Nous avons pu écouter, lors de cette première soirée, deux vignettes cliniques, présentées, avec les prises en charges et leurs effets, par Patrick Almeida de l’EPOC et Nadine Daquin de l’association ParADOxes. La discussion de ces deux cas de sujets en souffrance, en exil, en auto-exil ou exilés du champ de l’Autre, était conduite par Thierry Jacquemin. L’association Kolone était présentée par sa fondatrice Emmanuelle Gallienne. Cette association, elle aussi logée au cœur du XIXème, propose aux étrangers arrivés en France des cours de français accompagnés d’une immersion culturelle.

Au cours de cette brillante soirée, nous avons pu vérifier combien la psychanalyse, à travers ces institutions Hors-Normes, agit comme un outil de transformation pour chaque sujet en détresse mais peut aussi constituer une aide sociale qui s’avère, de nos jours où règne une dure ségrégation, fort efficace.




Ce qui s’annonce « au chevet de l’Amérique »

La clinique du rêve américain

C’est avec ce titre au premier abord étonnant que Marie-Hélène Brousse nous propose de faire un « nouveau voyage » de l’autre coté de l’Atlantique dans son enseignement annuel à l’ECF. Ce titre qui fonctionne comme Witz ouvre à l’équivoque : d’une part, l’Amérique est malade ; d’autre, le chevet, le lit, fait entendre la dimension clinique dont il sera question ; par ailleurs, le lit ouvre l’horizon sexuel, le mode de jouir, la question portera donc sur le « mode de jouir qui prévaut dans le discours du maître qui organise le lien social aux États-Unis » ; finalement, au lit on dort et notamment on rêve.
En effet, ce pays a fonctionné pendant longtemps comme un rêve : un rêve de liberté, de richesse, de modernité, le pays du possible, the land of opportunities… sous certaines conditions. Depuis le temps d’Ellis Island, tel que le livre de Georges Perec en parle, à aujourd’hui, d’importants changements se sont produits, et dans le rêve américain et dans le phénomène migratoire. Cependant, son texte reste d’actualité dans la description de ce lieu de nulle-part, un dépotoir, où une rupture radicale brisait à jamais la continuité d’une histoire, où le destin de millions d’hommes se jouait, eux qui avaient choisi de renoncer à tout ce qu’ils connaissaient au nom d’un espoir.
Si l’Amérique a été forgée par ceux qui ont osé ce passage, l’élection de Donald Trump nous révèle qu’elle n’est plus une terre d’accueil. Le rêve américain s’était estompé sous nous yeux, presque sans que l’on s’en aperçoive.

La psychanalyse en Amérique : raisons des échecs

Marie-Hélène Brousse nous propose de penser trois Amériques : celle de Freud en 1909, celle de Lacan en 1966 et 1975, et la nôtre, aujourd’hui. Freud croyait qu’il leur « rapportait la peste », mais il ne comptait pas sur le fait qu’ils en étaient vaccinés. Dans ce qu’il décrit comme l’accomplissement d’un rêve diurne, Freud a été accueilli d’une manière triomphale à l’Université, la psychanalyse « était [enfin] devenue une part précieuse de la réalité(1) ». Mais, du fait de sa réabsorption dans le discours universitaire, la psychanalyse perdra sa condition de peste. Sa découverte sera ainsi « hygienisée ».
Lacan, pour sa part, n’a pas voulu rapporter la peste, mais le symptôme. Il est allé parler, ce qu’il faut entendre à la lettre. Après quelques jours fort chargés à l’Université, Lacan déclare « L’Amérique m’éponge(2) ». Mais en « absorbant » Lacan, qu’en a-t-elle fait ? Il y a eu et il y a encore des lacaniens à l’université américaine, ils se regroupent autour des cultures studies et des féministes ; mais la parole lacanienne n’est pas parvenue aux cliniciens. Le problème tient au lieu d’où on parle, souligne Marie-Hélène Brousse. Le discours analytique, qui n’est pas un discours de domination, de ce fait ne peut pas s’enseigner.
Force est de constater que la psychanalyse lacanienne n’a pas pénétré la langue anglaise. Elle ne l’a pas percée.

Le programme

Outre l’étude des conférences de Lacan aux États-Unis, Marie-Hélène Brousse nous propose de prendre appui sur les mots qu’il a utilisés pour désigner l’Amérique dans les Écrits et les Autres Écrits(3). Au cours de cet enseignement, nous nous intéresserons aussi aux « véritables interprètes de la culture américaine » c’est-à-dire, les artistes. Les références au cinéma, la photographie et même les dessins animés ont été présents dès cette première rencontre. Surprise et joie de l’étude étaient au rendez-vous.

1 CF Sigmund Freud par lui-même, Gallimard, p. 88.

2 La référence se trouve en Ornicar N. 7. Dans une lettre, l’américain Paul B. Newman témoigne du séjour de Lacan aux Etats-Unis qui avait eu lieu à la fin de l’année 1975.

3 Les mots sont : Happiness (pp. 416 et 591 des Écrits et p. 461 des Autres Écrits), Success (pp. 395 et 416 des Écrits), Ego (p. 395 des Écrits), Moi Autonome (p. 485 des Écrits), Challenge (p. 485 des Écrits), Non conflictual sphere (p. 590 des Écrits), American way of life (p. 591 des Écrits), Pillage (p. 601 des Écrits), Dégradation de la psychanalyse (pp.631, 647 et 794 des Écrits), Consommation (p. 832 des Écrits), Routine et Confort des psychanalystes (p. 258 des Autres Écrits), ethnologie de la peuplade américaine (p. 498 des Autres Écrits) et discours sectaire fondateur (p. 395 des Autres Écrits).




L’obsessionnel et son réveil, épisode I

Dans le cadre des enseignements lacaniens à l’ECF, Gil Caroz propose un cours – huit soirées – au sujet de l’obsessionnel et de son réveil(i). D’emblée, il nous indique que le cas d’un sujet obsessionnel ne nous donne aucune indication sur le cas d’un autre. Alors comment peut-on parler d’une catégorie psychique s’il n’y a pas de points communs d’un sujet à l’autre ? « Il n’y en a pas du point de vue de la phénoménologie mais il y en aurait quelques uns au niveau de la structure. Et il est concevable qu’un obsessionnel ne puisse donner le moindre sens au niveau d’un discours d’un autre obsessionnel. C’est même de là que partent les guerres de religion »(ii). ll faut donc les prendre un par un comme tous les sujets que nous accueillons.
Dans la littérature psychanalytique, L’homme aux rats(iii) de Freud reste la référence en matière d’obsessions. Si la structure du névrosé obsessionnel, son architecture est complexe, elle renvoie à un certain nombre de métaphores militaires comme les fortifications à la Vauban, les commandements, la destruction. « Tandis que l’hystérique essaye de repérer les difficultés de sa position au niveau de l’Idéal, du masque de l’identification, c’est au contraire sur ce que l’on peut appeler la place forte de son moi que l’obsessionnel se situe pour essayer de trouver la place de son désir. D’où ces fameuses fortifications à la Vauban […], ces forteresses dans lesquelles un désir toujours menacé de destruction se remparde, et qui sont élevées sur le modèle de son moi, et par rapport à l’image de l’autre »(iv). Contrairement à l’hystérique qui peut rentrer tout de suite dans une analyse, le psychanalyste nous dit G. Caroz doit faire l’usage d’une ruse et avoir une boite à outils solide pour briser les remparts de l’obsessionnel. Ce dernier peut passer à côté de sa vie comme par exemple ne pas se déclarer auprès de celle ou celui qu’il aime et continuer de l’aimer secrètement. Réveiller un obsessionnel n’est pas aisé !
G. Caroz a pris appui sur la troisième partie du Séminaire V et le commentaire fait par Jacques-Alain Miller(v) pour expliciter son propos. Le grand rêve de l’obsessionnel est de résorber la jouissance dans le signifiant, dans la parole. Il croit que tout peut se dire, s’expliquer faisant alors abstraction qu’un signifiant manque dans l’Autre. Le phallus, signifiant qui indique qu’il y a du désir chez l’Autre est partout, véritable cheval de Troie chez l’obsessionnel. S’il tend à détruire le désir de l’Autre, c’est aussi son propre désir qui est détruit et c’est alors la mortification assurée. L’obsessionnel ne cède pas sur son désir, il s’attaque à son désir, à celui de l’Autre comme le lieu du signifiant. Pourquoi est-il alors coupable, s’il ne jouit pas, ne désire pas ? Le surmoi rentre en scène. Il s’agit d’un résultat d’une économie de jouissance. Là où le moi jouissait, un interdit est posé par le surmoi et ce dernier se met à jouir. Plus on obéit aux exigences du surmoi, nous dit G. Caroz, plus on se sent coupable. La culpabilité va alors surgir si la demande opère comme une demande de mort. Vivement les prochains épisodes de ce cours !

i . La première leçon du cours du Gil Caroz prononcée le2 octobre à l’ECF a été enregistrée sur Radio Lacan : http://www.radiolacan.com/fr/topic/1067/3

ii . Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.557.

iii . Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle » (L’homme aux rats), Cinq psychanalyses, 1954, Paris, PUF, p. 199-261.

iv . Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 487.

v . Miller J.-A., … du nouveau! Introduction au Séminaire V de Lacan, Paris, collection Rue Huysmans, 2000.




Visages de la ségrégation, à propos d’Horizon n°62

Le colloque de l’Envers de Paris qui a eu lieu en juin dernier, avait pour titre « Visages de la ségrégation, ce qu’en dit la psychanalyse » et ce numéro d’Horizon fait place à plusieurs travaux présentés et discutés au fil de cette journée qui a marqué les esprits par son actualité brûlante et la vivacité de son engagement, à un moment où nous étions à peine sortis des élections présidentielles de 2017.
D’emblée, Marga Auré, responsable de la Revue et Camilo Ramirez, directeur de l’Envers de Paris, situent les enjeux de ce numéro : depuis la série d’attentats qui a frappé Paris et de nombreux pays en Europe et dans le monde, il y a un avant et un après. Ce repérage est fondamental car de fait, le traumatisme des attentats a des conséquences, certaines visibles, d’autres moins, sur chacun, mais aussi dans la politique et ses choix dont la ségrégation fait parfois figure de solution, fausse solution dirions-nous, en ce qu’elle divise et meurtrit.

La psychanalyse face au chaos du monde
C’est bien de ce point que s’interrogent les auteurs de ce numéro, cherchant à répondre à la question de savoir en quoi « la psychanalyse est concernée par le chaos qui nous entoure », pour reprendre la belle formule de Jacques-Alain Miller que C. Ramirez fait résonner avec à propos dans son introduction.
Elle l’est à plus d’un titre. Car si le monde change, le discours aussi et les psychanalystes ont leur mot à dire sur la façon dont ces changements font symptômes et s’interprètent. Certes, nous voyons dans l’effondrement du père dans nos démocraties, l’indice d’une chute brutale des idéaux. Pour autant, en lieu et place du père, c’est le discours de la science qui organise, classe, hiérarchise les besoins, science de l’évaluation qui fait taire le sujet et traite la vérité de chacun avec des réponses pour tous. Quant au retour du discours religieux, il est aussi le symptôme de cette évaporation du père. La religion n’est pas pour autant la réponse qui résoudrait la question de la jouissance car, nous le voyons, si elle devrait être facteur de paix, elle est aujourd’hui largement responsable des guerres dans de nombreux pays. Dieu, disait Lacan, « à en reprendre de la force, finirait-il par ex-sister, ça ne présage rien de meilleur qu’un retour de son passé funeste »(1). Dès lors, nous sommes au cœur de cette question. Dieu peut-il être Autre sans ramener au pire ?
Comment lire ces phénomènes contemporains qui impactent la vie de chacun avec les concepts lacaniens de jouissance et d’inconscient réel ?

Ségrégation et fraternité
La ségrégation est le signifiant du rejet. Lacan la liait, en 1970, à la fraternité, indiquant à quel point l’autre, mon frère, mon plus proche, peut devenir le plus étranger, mon ennemi au sens où ce qu’il sait de moi et ce que je sais de lui fondent un lien féroce de refus et de haine. Ce rejet de l’autre, il s’établit aussi dans l’inconscient de chacun, par la voie du symptôme lorsque se dévoile dans une analyse, combien « nous détestons chez l’autre des points de jouissance qui nous appartiennent et nous restent obscurs, des zones de nous-mêmes qui nous font horreur »(2). Voilà pourquoi le traitement de la haine commence par l’invitation à reconnaître l’opacité qu’elle recèle en soi, cette zone dont Freud pouvait dire que nous en sommes responsable, dans nos actes comme dans nos rêves. La psychanalyse reconnaît dès lors que le sujet peut élaborer un savoir sur sa jouissance de façon individuelle. Mais elle peut aussi lire comment le corps social est lui-même affecté par ce qui le traverse. Cette thèse d’Eric Laurent lui sert de point de départ dans sa conférence ici retranscrite intégralement, pour reprendre comment Freud, dans sa Massenpsychologie a montré le pouvoir de destruction de toute foule sans que la religion ne puisse tempérer ces mouvements de haine. « L’intérêt du texte de Freud est de signaler qu’il n’y a pas d’idéal qui puisse structurer la foule sans qu’une passion l’anime, qu’un affect la traverse »(3). Mais si Freud s’appuyait sur l’identification au père comme meneur idéal, E. Laurent étudie les auteurs contemporains tels Serge Hefez, Gilles Kepel, Fethi Benslama ou encore Olivier Roy qui montrent, chacun à sa façon, la complexité des identifications et de l’articulation à Dieu. Comment séparer Dieu et le père ?

Sacrifice de jouissance et violence faite aux corps
Vous trouverez quelques pistes de réflexion dans cet article où E. Laurent analyse le sacrifice d’Abraham dans les trois religions monothéistes, et nous mène à cette réponse de Lacan sur la religion dont il dit « qu’elle comporte, pour chacun, une dimension sacrificielle. Il s’agit de sacrifier sa jouissance, la cause de sa jouissance propre de sujet au corps collectif des croyants ».(4)
De quel sacrifice s’agit-il ? Faut-il le lire comme un événement de corps dans les discours religieux ? Dès lors que la garantie du père n’offre plus sa régulation de jouissance, « la certitude de jouissance, un par un, une par une » (5) est une réponse aux rapports du sujet au corps de la communauté.
Marie-Hélène Brousse fait l’analyse de « l’extension contemporaine des processus ségrégatifs »(6), nous rappelant les prédictions de Lacan aussi bien dans sa Note sur le père (7) que dans l’Allocution sur les psychoses de l’enfant, dans lesquelles il affirme que « ce à quoi, pas seulement dans notre domaine à nous psychiatres, mais aussi loin que s’étendra notre univers, nous allons avoir affaire, et toujours de façon plus pressante, à la ségrégation. »(8) C’est dans la mutation de discours qu’on peut saisir la façon dont la montée des ségrégations s’organise, montrant combien l’exemple de la Shoah comme « solution finale », répond à un mode de ségrégation des masses humaines grâce au traitement statistique des données, et aux techniques propres à la science moderne au service du discours du maître. Cela conduit M-H. Brousse à nous dire que « la ségrégation est toujours une violence faite aux corps ».(9)
Les corps sont objets vidés de leur être, et traités comme des morceaux de ce Un corps imaginaire qu’incarne l’Autre à détruire où aujourd’hui, la mise en scène de vidéos de décapitation et autres, indiquent, comme le dit Jacques-Alain Miller, « le triomphe de la pulsion agressive, de la destruction, face au triomphes sublimatoires de la religion ». (10)
Droit des corps et identités
C’est dans un entretien passionnant entre Marie-Hélène Brousse et Jean-Claude Milner que nous entrons dans la lecture de la Déclaration des droits de l’homme, où je relève cette formule très lacanienne de ce qui caractérise l’humain : « Ce qui en l’homme le rend passible de naissance et de mort, la langue commune le désigne comme corps. Les droits de l’homme sont donc des droits du corps. Ils peuvent être déclarés en langue »(11).
Le corps et ses droits, le corps et ses sacrifices, le corps et ses marques, le corps et ses jouissances, bonnes ou mauvaises, le corps prisonnier de l’Autre, rejeté ou oublié, est pris dans les réseaux signifiants de chaque époque. Pour Clotilde Leguil, à la globalisation mondiale répond la nécessité de séparer des masses, des populations, ouvrant alors à ce qu’elle appelle « la traversée des identités ». « Au moment du virage vers la globalisation, que devient le « je » ? Que devient le « nous » ? »(12) Et elle déplie en quoi la psychanalyse est un antidote à l’identitarisme ambiant, car la psychanalyse défait les identifications les plus puissantes du sujet. « Elle rend possible une aventure subjective qui donne un destin nouveau aux identifications qu’on prenait pour des identités inaltérables. » Dès lors, le repli identitaire est touché, car le symptôme comme « identité la plus assurée du sujet », selon Jacques-Alain Miller, est aussi ce qui le fait se sentir étranger à tout autre, étranger à soi-même.
Francesca Biagi-Chai nous plonge dans la question de « la folie et les impasses dans la civilisation ». (13) Aujourd’hui, nous dit-elle, « la succession à rythme accéléré de signifiants-maîtres pour dire la folie, l’éloigne de son lien au signifiant. Celui-ci ne vaut alors que comme signe où s’inscrit la négation du sujet. Les signes sont ce qui conduit à traiter la folie comme objet, rebut du discours, envers du zénith ». Quoi de plus juste en effet, pour indiquer à quel point le fou est objet rejeté parce que sa parole est de plus en plus niée. Ne restent que les signes renvoyant à des listes ou items qui vérifient des diagnostics fondés sur des comportements plutôt que sur les idées, les paroles, les certitudes ou les doutes des patients.

Radicalisation et justice
Le chapitre suivant est consacré à l’actualité de la ségrégation et ouvre sur un entretien de Philippe Lacadée avec une magistrate, Valérie Lauret, exerçant les fonctions de juge des enfants qui nous plonge dans la question brûlante de la radicalisation des jeunes. De son expérience, V. Lauret nous indique que « de nombreux enfants et adolescents qui ont été malmenés par nos décisions et nos incohérences ne basculent pas pour autant dans des actes de terrorisme violent, ou ne veulent pas partir en Syrie. La question de savoir pourquoi certains vont jusque-là reste donc tout à fait entière et révèle la nécessité éthique que cette question reste singulière ». Cela mérite toute notre attention et surtout, nous démontre, s’il était besoin de le répéter, que la parole est au cœur de la pratique de V. Lauret qui cherche surtout à saisir les ratages de ces parcours d’adolescents exclus le plus souvent de leurs familles et sans place pour eux dans le monde.

Clinique de la ségrégation, clinique du réel
Viennent ensuite une succession de cas cliniques, tous passionnants, qui nous éclairent sur la rencontre avec l’exclusion, le rejet, le refus, l’abandon, la drogue, la perte, la condamnation, le viol, etc. dans un dispositif qui met au cœur de son acte, la parole certes, mais aussi le psychanalyste. Qu’est-ce qu’un psychanalyste ? A lire ces cas, à lire ces rencontres, on est traversé par l’idée que ces psychanalystes-là sont différents, non pas parce qu’ils ont choisi de ne pas fermer les yeux sur le monde et ces personnes qui vivent ou ont vécu des situations d’horreur, mais parce qu’ils savent les entendre, au sens où ce qui nouent leurs paroles et leurs corps s’inscrit dans leur désir d’analyste, plus proche du réel que du sens à produire. C’est cette expérience d’une psychanalyse renouvelée, qui elle aussi, ne peut se faire sans l’expérience de son École, en tant qu’elle est, elle aussi, sujet de son désir, comme l’a dit J.-A. Miller dans sa théorie de Turin sur le sujet de l’École.

Pour conclure
Tout ne peut être dit, tout ne peut être présenté en quelques lignes, sur ce numéro d’Horizon qui est un numéro d’exception. Il nous plonge dans l’actualité de notre époque, attrapant le réel de ce qui fait de la ségrégation une manifestation propre au sujet de l’inconscient qui se diffracte sur les différents visages qu’elle prend dans notre monde. Lisez-le. Non seulement vous serez touchés par les situations de ces sujets rejetés, mais vous en saurez un peu plus sur la façon dont les mécanismes de la ségrégation démontrent que « l’évaporation du père » dont parle Lacan n’est pas sans conséquence sur les corps détachés de leur Autre méchant, le fuyant, le rejetant aussi bien puisqu’il faut survivre à la grave maladie de la haine et du rejet.

1 Lacan ., « Télévison », Autres écrits, Paris, Seuil, collection Le champ freudien, 2001, p.534.

2 Camilo Ramirez, p. 15.

3 Eric Laurent, p. 25

4 Ibid., p. 29.

5 Laurent Eric, p. 7.

6 Marie-Hélène Brousse, p.35.

7 Lacan J., « Note sur le père », La cause du désir, n°89, Paris, Navarin Editeur, mars 2015, p. 8.

8 Lacan J., « Allocation sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2001, p. 362.

9 Marie-Hélène Brousse, p. 38.

10 Eric Laurent, p. 31.

11 Jean-Claude Milner, p. 41.

12 Clotilde Leguil, p. 56.

13 Francesca Biagi Chai, p. 68.