Singulières incarnations

A l’image du mouvement qui se lève et prend de l’ampleur dans chacune de nos régions, L’hebdo blog inscrit aujourd’hui ses pas dans ceux des Forums SCALP (Série de Conversations Anti-Le Pen), dont le premier, à Choisy-le-Roi s’est tenu mercredi dernier.

Ainsi a t-il inauguré une série que nous espérons longue, sans toutefois donner le la : car si le fil conducteur est bien celui d’un refus ferme du parti de la haine et de la ségrégation, aussi ferme qu’il est ancré dans nos corps parlants orientés par une éthique éprouvée concrètement dans le parcours analytique, chaque forum s’inscrit dans une ville précise, avec son style, son histoire, mais aussi son ACF, le désir de chacun des membres et « compagnons de route ». Cependant, même si chaque forum creuse une voie propre à chacun, il est une constante qui semble se dégager, c’est la place des artistes dans la cité, des réalisateurs, acteurs, écrivains peintre etc.. qui ont d’ailleurs massivement voté l’Appel des psychanalystes.

Vous verrez que ce 101e numéro reflète à merveille à quel point dans les ACF art et psychanalyse continuent en effet de se mêler pour rendre compte, interroger et questionner le réel qui nous occupe, ce réel qui toujours a sur nous un temps d’avance et se trouve dans un second temps repris, malaxé, passé au filtre de l’œuvre d’art si bien que signifiants et images donnent à voir et parfois à saisir en un instant ce que nous tentons de théoriser sans jamais parfaitement pouvoir le serrer dans les filets de la théorie. Devant l’afflux de textes, nous avons décidé de consacrer deux numéros aux ACF : preuve s’il le fallait que la psychanalyse d’orientation lacanienne telle qu’elle est enseignée et diffusée dans un nouage intime par l’ECF et les ACF s’incarne dans les chacune des villes, non dans une application hiérarchique et verticalisée de la théorie vers sa mise en pratique locale, mais bien dans une interprétation, cette conversation qui donnerait à la France ce je ne sais quoi si difficile à caractériser mais relèverait du plaisir du mot d’esprit et de la dispute : somme toute dans une incarnation, chaque fois unique, et singulière, à l’image du symptôme dont nous avons à défendre aujourd’hui plus que jamais la dignité.

à propos du Forum Scalp de Choisy-le-Roi, lisez ici les mots de Laurent Dupont https://scalpsite.wordpress.com/scalp-choisy-le-roi/

Illustrations de ce numéro : Roman Opalka




Le désir comme boussole

Réduire les mystères de la sublimation à de la psychologie serait un égarement pour un psychanalyste, oubliant « qu’en la matière, toujours l’artiste le précède (…) »1. Il ne s’agit pas pour autant de se laisser fasciner par celui qui a su « se construire un escabeau invitant à monter jusqu’aux cieux »2, mais de devenir sensible au « point de solitude absolue »3 qui se dénude dans l’écrit du poète. Sans cesse recouverte dans l’expérience ordinaire, cette zone délicate lorsqu’elle est cernée a valeur d’enseignement pour le psychanalyste et le clinicien.

Dimanche après-midi 22 janvier à la librairie Tschann, Hélène Bonnaud, Françoise Haccoun, Alain Merlet, auteurs, se sont rassemblés autour d’Hervé Castanet qui a coordonné l’ouvrage collectif :  Destin du désir – Études cliniques  et de Nathalie Georges-Lambrichs animant la discussion. Le pari du livre, audacieux, est de construire un espace où puisse se rencontrer ce qui fait le tourment de l’écrivain, attelé chaque jour à sa tâche, et les avancées de la recherche clinique en psychanalyse.

La protestation du désir

Car ce qui insiste chez l’écrivain est aussi ce qui peut arracher un qui souffre à n’en rien savoir de ce qui l’affecte, lui donnant chance d’en parler à un psychanalyste. Si les normes pour tous avec leurs cortèges de bonnes pratiques nous accablent aujourd’hui, il est possible pour chaque « Un » d’élucider ce qu’il en est de son désir qui, souligne Hervé Castanet, est avant tout protestation. Lacan, dans le dernier chapitre du Séminaire VI intitulé « Éloge de la perversion », moment crucial de son enseignement, donne au désir une valeur de rébellion contre les identifications qui assurent la routine du monde social. Quand le régime du père n’a plus la valeur d’orientation qu’il a eue dans le passé, le désir est une autre boussole qui déroute, surprend et fait cheminer chacun vers ce qui le polarise souvent à son insu.

Alain Merlet a serré au plus près « le nerf de l’écriture » chez Jean Genet. « Genet est avant tout une voix ». Il est « obsédé » par l’idée qu’il pourrait « ne pas faire entendre la voix des humiliés ». Ce n’est pas une identification aux humiliés qui « le pousse incessamment de façon pulsionnelle à écrire4 ». L’auteur fait passer dans son écriture quelque chose de l’abjection qu’il a rencontrée, qui signifie littéralement  « être séparé », « être jeté hors de », il puise la force de son écriture à ce point même. Ainsi les grandes pièces que Genet parvient à écrire après l’épreuve que fut pour lui la publication du Saint-Genet de Sartre et qui feront scandale, Le Balcon, Les Nègres, Les Paravents, sont autant de textes écrits pour donner une marge à l’indicible, en faire résonner des fragments obscurs, dont le poids de réel a des effets fulgurants. C’est là que se creuse l’intraitable du désir qui le taraude et l’incomparable de ses écrits.

Le désir attrapé par la voix5

Hélène Bonnaud dans le chapitre « L’otage » traite le cas d’un jeune homme de 16 ans, traversé par la dilution de son image et la disparition possible de sa personne. Il colle à son ami « Ulysse » et reprend tout ce qu’il dit, cherchant, dans une transparence à lui-même, à « attraper de l’autre une image qui tienne ». Alors « qu’il n’est pas parlé par l’Autre » et s’exprime comme dans « une langue étrangère », l’expérience analytique va lui permettre, peu à peu, de « s’approprier cette langue ». Le texte a été écrit au moment où ce jeune homme esquisse une solution à ces difficultés. Bien que son ami Ulysse déteste la télévision, Victor se met à écouter régulièrement l’émission télévisée The Voice, qui va lui ouvrir la possibilité d’être seul. Appareillé à la télévision, il se détache de l’autre ravageant. Par un bien dire produisant une vérité, moins otage de l’autre, ce jeune homme en éprouve des bénéfices qui ne sont pas seulement thérapeutiques, mais donnent à sa vie, qui était un peu terne, « sa forme, sa poésie »6 du fait des mots qu’il trouve.

Françoise Haccoun évoque une patiente « muselée par un Autre ravageant » qui a des difficultés à s’identifier et se centre sur son passage d’une jouissance de la mortification à une jouissance de la dette. Le travail analytique la fait cheminer autour de son impuissance et s’éveiller à son désir. « C’est le Wunsch freudien »7. Une intervention de l’analyste « vous mettez votre féminité en réserve »8 épingle un signifiant qui fait mouche révélant une solitude en trop, partenaire premier dont elle consentira à parler à l’analyste.

Si l’écrivain peut trouver dans la lettre matière à creuser les contours de la solitude radicale du corps parlant, d’autres doivent en passer par l’artifice de l’expérience analytique pour interroger les illusions qui les asservissent. S’engager dans cette voie va bien au-delà de la demande de reconnaissance qui peut être cherchée dans une thérapie. L’intraitable d’un désir peut alors surgir et faire office de boussole salutaire pour s’orienter dans la complexité de notre monde contemporain.

1 Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192.

2 Hervé Castanet.

3 Nathalie Georges-Lambrichs.

4 Alain Merlet « Genet encore », in Destin du désirEtudes cliniques, Anthropos, Paris, 2016, p. 113. 

5 Une formulation empruntée à Marie-Hélène Roch qui assistait à la conversation.

6 Hélène Bonnaud , auteur de «  l’otage », ibid., pp. 217-226

7 Hervé Castanet.

8 Françoise Haccoun, auteur de « Paroles du désir », pp. 161-169




Rien n’est plus humain que le crime : “Grave”, un film de J. Ducournau

Dans la presse, Julia Ducournau nous indique la visée de son film : « Je donne à voir la trajectoire de quelqu’un qui doit passer par l’expérience de sa propre animalité, de la mise en liberté de ses pulsions et de la dangerosité que cela implique à l’égard des autres, pour pouvoir ensuite retrouver l’humanité en se reconstruisant un carcan moral » 1.

En psychanalyse nous dirions plutôt « pour retrouver la civilisation » car, comme le dit Jacques-Alain Miller, « rien n’est plus humain que le crime »2. Depuis que Freud a découvert les contenus inconscients et immoraux des rêves et des symptômes, il s’agit de savoir comment être responsable de cette part de nous-mêmes qui fait horreur.

Le film montre deux sœurs atteintes de cannibalisme. L’aînée ne se sent pas coupable. Elle n’est pas divisée par cette monstruosité et réalise le cannibalisme quitte à en passer par le meurtre. La plus jeune, l’héroïne, est inhibée, dans la réserve et a fait le choix d’être végétarienne. Nous la voyons d’abord rejoindre sa sœur à l’école vétérinaire, suivant en cela toutes les deux la profession du père. L’animalité est là, toute proche. Dans ce contexte, les scènes de bizutage, à l’échelle du grand groupe d’étudiants, apparaissent comme des mises en scène sadiques impressionnantes. L’héroïne doit manger de la viande crue et son cannibalisme jusque-là « refoulé », ressurgit. Le film déroule alors la bataille sanglante qui s’engage entre les deux sœurs. La plus jeune finira par faire enfermer sa sœur en prison. Á la fin du film, nous découvrons que les parents sont eux-mêmes touchés par cette « animalité » et dans cet atavisme familial mystérieux, le père encourage alors l’héroïne à trouver sa solution à elle.

J Ducournau revendique un film « crossover » : entre comédie, drame, et film d’horreur. Par le suspense très bien entretenu dans un contexte réaliste et par la beauté des images, nous avons reçu ce film comme une fable qui enveloppe un point d’horreur. Au Festival Premiers Plans à Angers, la réalisatrice employait l’expression freudienne de « retour de refoulé ». Nous voudrions reprendre ici ce point de désaccord avec elle car, dans le film, il y a satisfaction cannibalique sur le corps de l’autre. Le refoulement n’a pas eu lieu. Pour l’aînée, il ne reste alors que la solution du carcan plus réel qu’est la prison. La plus jeune doit se construire un « carcan moral ».

Freud situe le symptôme comme le témoin d’une satisfaction pulsionnelle déplacée et même non advenue. Lacan dira qu’il s’agit même d’une jouissance refusée très tôt par le sujet. L’humanité se situe dans cette dénaturation qui arrive par le langage dès le début de la vie. En proposant le prochain thème de travail pour l’Institut Psychanalytique de l’Enfant, « L’enfant violent », J.-A. Miller nous a rappelé que si la pulsion va jusqu’à détruire, c’est la satisfaction pure de la pulsion de mort. Il y a défaut de symptomatisation, voire de défense par rapport à la pulsion qui est toujours « virtuellement pulsion de mort », nous dit Lacan3. L’être humain comme être parlant est donc toujours symptomatique.

Le film serait-il en soi un symptôme de notre époque concernant la question du cannibalisme et plus globalement de la jouissance, qui, d’un côté, apparaît plus débridée et de l’autre à la recherche de « carcans moraux » ?

1« Julia et les cannibales », dans Le Point du 16 mars 2017

2 Miller J-A., Mental n°21, « La société de surveillance et ses criminels », septembre 2008, p. 7-14

3 Lacan J., Position de l’inconscient, Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.848




Speech bubbles, bulles de paroles

La fondation Serralves, musée d’art contemporain de Porto, a abrité une exposition temporaire consacrée à Philippe Parreno, sous le titre : A time coloured space (Un espace de temps colorisé). Si, de prime abord, sa production est connotée de quelque influence Warholienne faisant penser aux Silver clouds (1966), l’analogie se dissipe du fait de l’originalité artistique qui oriente la pratique singulière de ce plasticien. Ce qu’il y a à voir se situe principalement au plafond, impliquant une élévation du regard dans chacune des treize salles du musée. Pas moins de dix mille ballons ovales de plastique translucide gonflés à l’hélium sont disposés de manière à obturer la lumière artificielle. Ces ballons sont conçus comme des Speech bubbles ou bulles de paroles, stylisées comme dans les bandes dessinées avec la virgule indiquant la flèche de la zone orale d’où s’expulsent les mots. Mais les bulles sont remplies d’air, vidées de leur substance : elles ne disent rien qui articule un sens, si ce n’est le borborygme lancinant d’une résonance sonore itérative venue d’ailleurs et délocalisée. De salle en salle, elles sont toutes identiques dans leur forme mais présentent des variations de couleurs : violettes, oranges, bleues, rouges, argent, or, transparentes, comme délestées des corps absents qui les ont soufflées.

L’artiste s’est appuyé sur l’ouvrage de Gilles Deleuze paru en 1969, Différence et répétition dont l’approche philosophique se soutient d’une théorie ontologique de l’être. Selon cet auteur, l’existence n’est jamais qu’un système complexe de variations avec des hausses et des chutes d’intensité, des mouvements gradients qui scandent la temporalité. Les intervalles réguliers inclus dans le rythme d’apparition des Speech bubbles impliquent le déplacement physique du spectateur dans l’espace au fur et à mesure de son avancée dans le dispositif chronologique. Les douze salles du parcours, exception faite de la treizième qui correspond à la salle de l’auditorium, rythment les douze mois d’une année dans un halo de lumière différente à partir d’un cycle invariant qui aboutit au retour de décembre dans une éternelle ritournelle. Dans cette salle ultime, Philippe Parreno a disposé quelques sapins de Noël ordinairement décorés tandis que des rideaux opaques montent et descendent dans un battement sonore d’ouverture et de fermeture mécanique.

Dans la salle de l’auditorium, l’arrangement musical est structuré sur le modèle mathématique de la fugue qui s’organise dans le champ du contrepoint et de l’imitation. Chaussé de lunettes 3D, des signes algorithmiques mouvants dansent en noir et blanc sur un grand écran pour dessiner un cube en trois dimensions tandis que sur la scène, un piano sans pianiste, Disklavier, interprète la fugue n°24 de Dmitri Chostakovitch. Un programme informatique a remplacé la pression des doigts sur le clavier où la virtuosité s’est dématérialisée pour se substituer à l’art machiniste de la répétition.

Cet espace scénarisé corrobore le dit de Lacan selon lequel la répétition dans son caractère symptomatique n’est pas purement stéréotype mais demande qu’advienne du nouveau.

Sur les murs, de grands panneaux colorimétriques entrent en syntonie avec la couleur des Speech bubbles où les ombres et les reflets chromatiques dessinent d’autres contours sur les objets. Il n’y a rien à voir si ce n’est l’espace où rayonne une lumière diffractée.

Des sérigraphies en petit format réalisées entre 2012 et 2016, intitulées Fade to black (Fondu de noir) esquissent des nuances indistinctes qui viennent en contrepoint sublimer une certaine déflation de la forme. L’ébauche d’un trait non encore extrait de l’informel, l’émergence pénible d’une ligne semblent renvoyer ici au statut ontique de l’inconscient, au “il y a” de l’existence, soit un réel qui ne cerne aucun sens au-delà de tout sens.

Il se pourrait que le corps absent, partout épris de modernité virtuelle, soit le corps même du visiteur entré dans l’espace colorisé pour faire partie intégrante de l’œuvre d’art, sans le savoir. Les Speech bubbles indexent le dire qui s’échappe, bulles vides et silencieuses de toute écriture qui ne serre que leur volume en leur enclos. Si lumineuses soient-elles, elles sont le réceptacle de ce que chaque Un a à produire dans la répétition pour se faire entendre comme sujet malgré le malentendu de la langue. C’est la perte de l’objet-voix qui est à produire pour que ce qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend.1 De ce point de vue, chaque Un devient à lui-même et sans qu’il le sache, sa plus singulière œuvre d’art du signifiant comme appareil de jouissance, en tant que cette ontologie de l’être qui prend ses racines dans le corps imaginaire, se laisse flatter par la rutilance des significations2qu’il n’y a pas.

1 Jacques Lacan : L’étourdit, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.449.

2 Jacques-Alain Miller : L’être et l’un, Séminaire 2011.




Et Oswiecim devint Auschwitz

En franchissant la ligne de barbelés de ce qui est en train de devenir le camp d’extermination d’Auschwitz, un aphorisme chinois vient à l’esprit de Witold Pilecki : « En entrant, songe à la façon de t’évader et tu sortiras sain et sauf ». Le livre :  Le rapport Pilecki , sous-titré : « Déporté volontaire à Auschwitz 1940-1943 »1, est la publication du Rapport Pilecki rédigé pendant l’été par le capitaine de cavalerie polonais Pilecki qui raconte son expérience dans le camp de concentration d’Auschwitz. Il est assorti d’un appareil critique, de notes explicatives, et d’un glossaire que nous devons à Isabelle Davion (Maître de conférences à Paris-Sorbonne), Patrick Godfard (Traducteur et Professeur agrégé d’histoire), Ursula Hyzy (Traductrice et Journaliste à l’Agence France-Presse), Annette Wieviorka (Historienne).

En 1939, Witold Pilecki vient de co-fonder l’Armée Secrète Polonaise. C’est volontairement qu’il se fait rafler en septembre 1940 pour être déporté dans ce camp récemment ouvert, et y organiser un réseau de résistance. C’est ce qu’il mène à bien en partie, avant de s’évader en 1943. Non sans avoir, dès novembre 1942, fait parvenir des informations à l’extérieur sur les atrocités en cours. Comme il l’écrit dans son avant-propos, Pilecki n’a pas voulu s’en tenir aux faits bruts, il veut aussi témoigner de ce qu’il ressent, dans l’idée de faire mieux comprendre, dit-il, ce qui se passait. Aussi, ce livre de plus de trois cent vingt pages constitue-t-il un témoignage personnel, et unique, de première main, lisible aussi par un large public.

Dès les premières pages nous sommes nous-mêmes jetés parmi ce qui ceux qui apparaissent comme des « pseudo personnes », où le nom d’animal sauvage offense même le monde animal, est-il écrit. Dès lors, le monde se partage en deux. Il y a d’une part les habitants de la “Terre”, ceux qui tout près vivent une vie normale, et puis les autres, parmi lesquels certains choisissent « d’aller aux barbelés », pour échapper à une nouvelle journée de souffrances. Nous apprenons aussi comment le jeune polonais n’est pas lui-même tombé dans le désespoir, et comment la rage et le désir de revanche ont constitué pour lui un substitut à la joie.

Qu’est ce qui nous touche dans ce témoignage, parmi beaucoup d’autres choses ? Quelle peut être aussi l’actualité de ce rapport ? Témoigner de l’intérieur des conditions d’internement dans un camp d’extermination est tout à fait capital. On ne peut résumer bien sûr trois cent vingt pages détaillées, précises, horribles, poignantes, tragiques, vomitives. Une force est néanmoins constamment à l’œuvre tout au long de ces lignes, qui touche le lecteur. Cette force qui irrigue ces pages est le désir de vivre. Un désir de vivre qui sera l’énergie de la construction de ce qui va devenir un vaste réseau d’entraide et d’information au sein de l’horreur. Au printemps 1943, le capitaine Pilecki s’évade du camp, mais ce sera pour ensuite, en 1945, tomber aux mains des communistes et à leurs multiples accusations, dont celle d’espionnage, ce dont il ne réchappera pas. En 1990, après un procès en révision, il est réhabilité. En 1995, la croix de commandeur de l’ordre Polonia Restituta lui est décernée. En 2013, Witold Pilecki est nommé au grade de colonel à titre posthume.

1 Le rapport Pilecki, Ed. Champ vallon, Seyssel, 2015.




Volver

Le dernier spectacle d’une artiste française auquel j’ai eu la grande chance d’assister il y a peu est venu toucher en plein cœur les questions politiques plus vives encore à l’approche des élections présidentielles. Ce spectacle, véritable comédie musicale née de la rencontre entre une chanteuse de renom et un chorégraphe, nous indique que face à l’oubli et à l’obscurantisme une autre voie est possible : celle de la création artistique qui invite chacun à ne pas cesser de se souvenir.

Avant même que la musique ne commence, une voix-off et des photos d’époque projetées sur grand écran nous plongent dans le contexte de la guerre d’Espagne où des centaines de milliers de personnes ont dû fuir pour sauver leur peau. C’est le cas d’une jeune fille, emportée par un train, avec, pour seule boussole, la consigne de descendre à Carcassonne. Elle laisse derrière elle sa terre, sa famille et son identité.

Rebaptisée Joséphine B., elle grandit dans le sud de la France puis gagne Paris où sa nouvelle vie l’attend. Elle enchaîne des petits boulots qui la conduiront jusqu’au fameux cabaret ! C’est dans cet univers où les corps se laissent enivrer par la musique et les voix qu’elle est surprise par le hasard d’une rencontre avec un homme. Pour le meilleur et pour le pire, ces deux-là s’aimeront à la folie, jusqu’à ce qu’une autre guerre ne les rattrape.

Il est tué. Elle doit continuer à vivre. Elle découvre alors qu’elle n’est plus tout à fait seule. Elle attend un enfant. Une idée s’impose : revenir, volver ! Revenir sur sa terre, retrouver sa famille et son identité oubliée pour transmettre à son fils ses origines. L’accueil ne sera pas à la hauteur de ses espérances. Mais les reproches et les déceptions ne la réduiront pas au silence. La preuve en est dans la force et le talent de sa petite fille, qui, le temps d’un spectacle, nous entraîne avec elle sur la trace de Joséphine pour la ramener à la vie.

Au-delà de cet hommage où l’artiste et son personnage ne font plus qu’une, un horizon se dessine, celui du souvenir et de la mémoire. Ne pas oublier l’histoire de celles et ceux qui nous ont précédés constitue à mon sens l’ultime rempart contre la pulsion de mort qui œuvre plus que jamais ici et ailleurs, aujourd’hui et demain. C’est ce que nous enseigne cette artiste, qui, avec son nom1,  a su revenir à ses origines et nous invite à en faire autant.

1 Il s’agit d’Olivia Ruiz qui a troqué son patronyme pour celui de sa grand-mère espagnole qui a fui le régime dictatorial de Franco, grand-mère qu’elle incarne dans son spectacle Volver mentionné ci-dessus. En espagnol, Ruiz signifie « fils de Rui » Avec son nom de scène, l’artiste réintroduit dans la lignée familiale le nom perdu durant la guerre d’Espagne et permet ainsi de maintenir vivante la mémoire du passé.