Précédemment, nous avons parlé du rêve du neurobiologiste qui veut expliquer toute la création artistique par l’architecture neuronale. Insistons aujourd’hui sur ce à quoi aboutit ce rêve : au cauchemar, pour la science elle-même.
Notre angle d’attaque touche à ces faits que le neurobiologiste croit lire grâce à l’imagerie cérébrale sur son écran d’ordinateur. Les faits relèvent non de la réalité, mais de récits qui les assemblent, puis les linéarisent : « Il n’y a de fait que du fait que le parlêtre le dise. […] Il n’y a de fait que d’artifice » [1], dira Lacan.
Mais de quels faits parlent les neurobiologistes ? Par exemple, l’important article de J.-P. Changeux, publié en 1973 [2], est illisible par un non-spécialiste. Dans ces cinq pages, les écritures mathématisées illustrent cette illisibilité pour le lecteur lambda. Les résultats sont limités et les explications causales modestes. Rien de tel au sein des livres de vulgarisation rédigés dans le langage des sciences humaines. Ils expliquent les découvertes expérimentales et leurs conséquences pour penser un monde (enfin) nouveau. Là, glissements, extrapolations et autres approximations pullulent. Un exemple : La Beauté dans le cerveau, où J.-P. Changeux, faisant le grand écart entre biologie et art, écrit : « Ce sentiment de sidération que provoque l’œuvre d’art a ses origines bien entendu dans notre cerveau. La puissance de l’œuvre mobilise les émotions avec une telle force que l’on imagine une mise en éveil cérébral – une ignition “explosive” – de notre espace de travail neuronal conscient, unissant système visuel, cortex préfrontal et système limbique. » [3] Décomposons les artifices du raisonnement (une épistémologie rudimentaire y suffit) : « dans le cerveau » ne relève pas de la preuve matérielle puisque « dans » n’est pas « où » – au sens strict, il n’y a pas « le » cerveau, mais des « aires cérébrales » et des mécanismes neuronaux hiérarchisés. La locution « bien entendu » fait appel à une évidence que le lecteur doit accepter a priori pour poursuivre la lecture. La formule « on imagine » traduit que nous ne sommes pas dans le champ des équations, mais dans celui des extensions construites sur les « comme si », « on dira », « on supposera ». Idem pour « sentiment », « sidération », « puissance », « émotions », « force », « ignition “explosive” » et même « éveil », « espace de travail », etc. Ces termes, issus du vocabulaire courant, désignent des états. Lorsqu’ils identifient des quantités (« puissance », « force »), ces dernières ne sont pas mesurées. Ce sont seulement des façons de dire …
Là réside le tour de passe-passe chez ces auteurs, dont J.-P. Changeux, qui va de l’article scientifique à l’ouvrage de vulgarisation. L’affirmation : la cause de la beauté trouve son origine « dans » le cerveau s’avérera… indémontrable. Entre le cerveau et la beauté, il y a l’espace des hypothèses… Le scientisme, qui en découle, est le cauchemar interne de la science – son idéologie (voire sa philosophie spontanée, suivant l’expression d’Althusser [4]) ignorée.
à suivre
Hervé Castanet
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
[2] Changeux J.-P., Courrège Ph., Danchin A., « A Theory of the Epigenesis of Neuronal Networks by Selective Stabilization of Synapses », Proceedings of the National Academy of Sciences USA, vol. 70, n° 10, 1973, p. 2974-2978.
[3] Changeux J.-P., La Beauté dans le cerveau, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 4.
[4] Cf. Althusser L., Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero, 1974, p. 18 et suivantes.