Une mère qui conte. La polysémie de cette expression condense la manière dont cette femme de théâtre a pris appui sur la langue afin de suppléer à sa précaire maternité. L’orientation de la cure, au plus près de cet usage de la langue, a produit l’écriture d’une auto-fiction dédiée à ses enfants.
C’était une formule peu ordinaire, surprenante, qui se détachait littéralement du reste de son propos : « Mes enfants, je les ai faits pour eux, pas pour moi ! »
Dite à plusieurs reprises, cette phrase ponctuait de longues et vaines tentatives d’explication où Lili se défendait des accusations de ses fils. « Tu ne sais pas faire une famille ! » résume l’insupportable reproche qui a fait surgir en séance la formule où pointe une sorte de fantasme d’auto-engendrement des enfants par eux-mêmes. Cette formule lui offrit une direction dans son rapport à ses enfants qui révèle l’usage particulier qu’elle a de la langue pour s’orienter. Sa prise en compte dans la cure a donné lieu à une solution nouvelle trouvée dans l’écriture. Tenons qu’elle a écrit le scénario de sa maternité ! Non pour dire la mère qu’elle fut mais plutôt ce qui a barré son accès à l’être. La sublimation par l’écriture ne vient-elle pas ici en lieu et place de sa précaire maternité ?
Sa première grossesse n’était pas choisie, plutôt fut-elle « un accident » fruit de ses premières amours. Enceinte très jeune, elle se captait dans le regard de l’Autre à travers cette expression de pitié qu’elle croyait susciter et entendre : « Oh la pauvre ! »
La naissance de son premier fils en portera la trace. Sans ciller, elle précise qu’en plus d’être moche c’était un garçon et qu’en définitive, elle n’avait rien à lui donner ! Un second enfant naîtra à intervalle rapproché, accentuant son sentiment d’isolement et de non choix. Elle s’occupera d’eux avec soin mais sans véritable affinité. Elle garde aujourd’hui très peu de liens avec eux car elle ne comprend pas leurs reproches tout en cherchant une explication plausible à leur distance. Elle en conclut qu’« ils n’ont jamais accepté la femme », souhaitant seulement voir en elle, une mère.
Les formules, puisque celle-ci en est une autre, fourmillent dans les propos de Lili. Mais au-delà de cet aspect « prêt-à-porter», elle possède un véritable talent d’orateur. Elle sait jouer de sa voix, donnant aux mots un relief qui les animent. Lili est conteuse et metteur en scène sous le statut d’intermittent du spectacle. C’est une femme de théâtre, une vocation qu’elle trouva très tôt dans l’existence, fixée dans ce souvenir : allongée sur le lit de ses parents, se voyant reflétée trois fois dans le lustre, elle sut immédiatement qu’elle ferait du théâtre.
La dimension du miroir, dans une sorte de reflet diffracté, fut une solution autant qu’une impasse. C’est précisément sur les modalités d’une relation en miroir qu’elle s’avança vers un homme. C’était l’instituteur de ses fils. Sa femme venait de partir avec le mari de Lili. Elle occupa en quelque sorte la place laissée vacante, aidée de cette nomination insolite : « J’étais une mère d’élève ». De cette union naquit sa fille, dont elle est très proche, peut-être même trop, c’est sa « confidente ».
Elle s’est toujours assurée d’un interlocuteur stable permettant un échange qui ait les caractéristiques de la conversation. C’est précisément ce qu’elle me demanda lors de notre première rencontre il y a quelques années : « J’espère que vous n’allez pas trop m’écouter ! » Elle souhaitait donc que je lui donne la réplique, que je lui réponde sans forcément aller vers le sens. Elle arrivait dans un moment difficile de sa vie, venait d’être quittée par son compagnon et n’avait rien vu venir. Elle cherchait un appui, un autre capable de lui frayer une voie dans la perplexité intense qui la saisissait.
Son ancrage fragile dans l’être a toujours constitué un drame dans sa relation aux hommes, elle a souvent été quittée de manière « brutale ». Dans une certaine mesure, l’existence de ses enfants et en particulier de sa fille l’a protégée. Élise lui a « servi de mère », toujours attentive à ses fléchissements. Lorsqu’un diabète se déclara chez la jeune fille, elle passa à côté des signes pourtant évident de la maladie. Elle se souvient de sa fille s’injectant l’insuline nécessaire à sa survie, y voyant le signe d’une enfant qui a toujours voulu se battre seule contre la maladie : « je l’ai faite responsable et autonome ». Ainsi se réalise en acte la formule qui a orienté sa maternité d’emprunt.
Il peut se révéler hasardeux d’écouter Lili lorsque sa parole glisse sur des tentatives d’explication infructueuses, sur des fragments de conversations où apparaît toujours sa position imaginaire vis à vis de son interlocuteur. L’impression générale qui s’en dégage alors est que cela ne mène nulle part.
Dans la cure, je me suis orientée de son rapport à la langue en lui permettant de rejoindre l’appui qu’elle prend souvent sur la structure du récit dont le conte ou le théâtre sont les paradigmes. Cette solution, depuis toujours, lui permet de rétablir une trame salvatrice. Dans le meilleur des cas, elle en extrait une formule capable de la sortir de la perplexité.
J’ai écouté la conteuse et l’écho de sa parole lui est revenu comme digne d’être écrit. Un pas a donc récemment été franchi. Elle a dédié à ses enfants une auto-fiction, un livre qu’elle a écrit et publié à compte d’auteur. Cet ouvrage est le récit organisé en séance de ce qu’elle nomme « l’injustice généralisée » de son enfance. Elle y relate, avec son talent de femme de théâtre, sa perception d’un rejet primordial de la part de sa propre mère, dénudant ainsi le réel auquel elle a été confrontée. Ce livre est un message tout particulièrement adressé à ses enfants, un livre « pour qu’ils comprennent » mais à charge pour chacun, de l’interpréter. Elle assure qu’ils ont tous les trois accueilli cet ouvrage avec « fierté ». N’avons-nous pas ici le fantasme de maternité de Lili : conter à ses enfants l’histoire d’une mère d’abord en lutte avec son existence ?