Lacan, apprend-on dans ce numéro d’Ornicar ? hors-série [*], n’aimait pas parler du passé [1]. Sans doute aurait-il eu le goût de parcourir ce volume dans lequel « jadis » n’est pas isolé, nimbé de lumière, mais diffracté en divins détails qui, mis bout à bout, cernent la logique d’une vie.
Pour construire ce numéro, une pluralité de documents inédits ont été extraits des archives où ils auraient pu rester enfouis à jamais : notes, manuscrit, lettres, comptes rendus de présentations de malades, mais aussi témoignages réalisés et collectés pour la publication. Nombre de ces pièces originales sont reproduites en format image qui donne le sentiment d’un contact avec la graphie singulière de Lacan. Un tel chantier n’aurait pu voir le jour sans le désir de Jacques-Alain Miller, Christiane Alberti et de l’équipe en charge du numéro d’offrir in fine cette création monumentale au lecteur.
Cette vaste entreprise a pour effet immédiat de faire voler en éclat la légende noire du psychanalyste fantasque, avide de pouvoir et d’argent. Dès le premier document, daté de 1934, le profond « Carnet des rêves », ce n’est pas un maître que l’on côtoie, mais un analysant au travail, attentif aux modes de progression de son analyse, notant ses rêves dont il collecte précieusement les zones d’opacité. Autre document précieux, le manuscrit inachevé « Mise en question du psychanalyste », datant de 1963, probable tentative de synthèse de ses années d’enseignement, abandonnée au profit du projet du recueil que seront les Écrits. On y saisit combien le mouvement de l’homme ne tend pas vers l’édification d’une œuvre, mais opère un mouvement inverse : « Il y a des penseurs qui adorent dire : “Je me suis trompé, je recommence autrement.” […] Lacan non, et c’est plutôt par des déformations de type topologique que ça se passe, ces transformations internes, ça se gonfle et se dégonfle. Lacan, c’est comme s’il était born again tous les matins ! » [2]
L’homme échappant à sa persona renaît, d’une certaine façon, au fil des pages, car ce penseur hors pair qui attirait une foule se pressant à ses Séminaires, apparaît là dans la complexité des liens avec ses proches : famille, élèves, interlocuteurs, cherchant à poursuivre son enseignement dans ses combats contre le dogmatisme. Ce sont des instants de sa vie, mal connus, qui se trouvent ainsi éclairés, indissociables de moments cruciaux pour la psychanalyse.
Mais le précieux, mis à disposition du public, c’est la singularité du lien de l’homme à sa recherche qui se perçoit, par exemple, dans cette lettre à Jacques Aubert écrite au cours d’un voyage à Boston. Il constate qu’on lui demande un travail de chaque instant. Pourtant, écrit-il, s’il travaille énormément, il n’est pas tout entier pris dans les conférences qu’on lui demande : « tel que je suis fait, ça me glisse comme l’eau sur les plumes d’un canard. Je continue à penser à mes nœuds (qui me coincent l’imagination) et à Joyce (dont je me soucie encore ici) » [3].
Lacan est approché au plus près de la cause qui l’anime, saisi par les témoignages de ceux qui ont été ses analysants. Devenus psychanalystes pour certains et membres éminents de l’ECF, ceux-ci transmettent, dans une série d’articles, les points vifs des rencontres avec leur analyste. Du texte d’Éric Laurent, on retiendra l’effet d’un sourire, celui que Lacan lui destine après qu’il ait donné un exposé au congrès de Caracas : « C’était le même que m’avait adressé Lacan quelques années auparavant, dans un congrès de l’EFP à Strasbourg. […] [Lacan] m’arrête […] et me dit : “Votre exposé, je l’ai compris…” J’en avais retiré l’idée que l’effort de clarté n’est pas incompatible avec le fait de se vouloir élève de Lacan et que la compréhension dont il faut se garder dans la clinique n’est pas celle qui concerne le savoir explicite » [4]. De l’expression du visage, toujours teintée de mystère, un sourire indique le plaisir. Il marque, ici, l’accueil joyeux du travail accompli, une élucidation du réel de la clinique sans langue de bois. Un sourire peut faire interprétation, marquant une césure, une ouverture vers une recherche à venir, l’analyse, en tant qu’elle prolonge cette expérience inouïe pour un corps vivant d’être dans la parole.
La valeur épistémologique et éthique de ce témoignage est l’une des pépites de ce volume qui, une fois la lecture entamée, ne vous lâche pas.
[*] Le numéro hors-série de la revue Ornicar ?, Lacan Redivivus, dirigé par Jacques-Alain Miller & Christiane Alberti, paru aux éditions Navarin en 2021, est disponible à la vente en ligne sur le site de l’ECF-Échoppe.
[1] Cf. Miller J.-A., « Aux côtés de Jacques Lacan », conversations avec F. Jaigu, in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série. Lacan Redivivus, Paris, Navarin, 2021, p. 317.
[2] Ibid., p. 318.
[3] Lacan J., « Lettre de Jacques Lacan à Jacques Aubert, 1975 », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série, op. cit., p. 214.
[4] Laurent É., « Apprendre à lire, ou le trajet d’une lettre », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série, op. cit., p. 370.