Reality[1] ou une inquiétante étrangeté

Une petite fille endormie dans un 4/4, seule au milieu d’une forêt. Un chasseur, un peu plus loin, vise une bête sauvage. La petite fille, réveillée par des coups de feu, lève la tête et reprend sa lecture. Blonde et espiègle, elle fait d’emblée penser à un personnage de conte, à Boucle d’or ou peut être plus précisément au Petit Chaperon rouge de notre enfance.

L’inquiétante étrangeté commence dès cette première séquence, aucune peur de sa part, aucun affect, elle, sans aucun doute, sait.

Le chasseur, c’est son père qui revient chargé d’un sanglier. Cut sur la maison, pléthore d’animaux empaillés contemplent la scène de l’éviscération de l’animal, du déjà vu pour elle qui continue son livre, un non événement ; cela a déjà eu lieu.

Mais, temps d’arrêt dans le regard que, de temps à autre, elle porte sur son père et la bête, moment d’effraction et d’énigme dans cette opération routinière : l’apparition d’une cassette sortie du ventre de l’animal, qu’à la volée, elle a vue.

Freud nous indique que parmi les « multiples nuances de signification, le petit mot heimlich en présente également une où il coïncide avec son contraire unheimlich. Ce qui est heimlich devient alors unheimlich […] deux ensembles de représentations qui, sans être opposés, n’en sont pas moins forcément étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé »[2].

Le savoir des adultes ne lui apporte aucune réponse, même lorsque sa maîtresse indique que le sanglier est omnivore, personne ne la croit. « Ce n’est pas possible ! »

Reality[3] veut savoir, tient tête… et sous l’œil de son nounours qui, comme la poupée de L’homme au sable[4], paraît animé,retrouve la cassette dans la poubelle, au milieu des abats.

Parallèlement, un caméraman, auteur du scénario d’un film d’horreur, rencontre un producteur. Il doit, pour débloquer les financements, faire entendre le gémissement le plus terrible de l’histoire du cinéma et en être récompensé. Dans la salle de visionnage, des images défilent, on y voit la petite fille qui ne peut s’endormir.

À partir de là, les univers s’entrecroisent, se mélangent, se superposent, comme dans Mulholand Drive[5] ou Holy Motors[6]. Les repères vacillent, les rêves envahissent l’écran, mais sont-ce des rêves ? Le désir file, l’Oscar est là, tout près ; dans la salle, le public est anonyme, des visages inertes entourent le nominé. Cloué sur son fauteuil au milieu des masques, il n’atteindra jamais la statue convoitée.

Des scènes se répètent à l’envi, les marques espace/temps sont troublées. Cela s’est-il passé avant ? Après ? Qui est qui ? Et où ? Une même séquence se démultiplie dans différents lieux, le film n’est pas encore tourné… pourtant il apparaît sur la toile, à la stupeur du futur réalisateur. La musique répétitive de Philip Glass brouille d’autant plus les cartes.

Reality continue sa quête, de magnétoscope en magnétoscope, à l’insu des grands, refusant, comme souvent les enfants, « le caractère de semblant des savoirs qu’on leur impose et […] le halo d’ignorance dont ses savoirs sont entourés »[7]. Elle les brave, se lève la nuit, et arrive à ses fins dans une mise en abîme qui, pour la dernière fois du film, convoque l’homme et son double.

[1] Film de Quentin Dupieux, février 2015.

[2] Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard Folio, 1985, p. 221.

[3] Reality est le prénom de la petite fille.

[4] Hoffmann E.T.A., nouvelle fantastique parue en 1817 dans le recueil des Contes nocturnes.

[5] Film de David Lynch, 2001.

[6] Film de Leos Carax, 2012.

[7] Miller J.-A., « L’enfant et le savoir », Peur d’enfants, Paris, Navarin, la Petite Girafe, n°1, 2011, p. 18.