Les travaux les plus récents des préhistoriens montrent que même si notre cousin le plus proche, l’homme de Neandertal, ensevelissait parfois ses morts et était capable d’une production artistique rudimentaire, il ne semblait pas pour autant disposer d’un langage comparable au notre.
Durant plusieurs centaines de milliers d’années, Homo erectus d’abord et ensuite Homo neanderthalensis et Homo sapiens ont partagé le même type de langage. Ce n’est qu’il y a environ 70 000 ans qu’un bouleversement se produisit. « Homo sapiens commença à faire des choses très particulières. Des bandes de Sapiens quittèrent l’Afrique […], pour refouler les Neandertal et les autres espèces humaines du Moyen-Orient, mais aussi les effacer de la surface de la terre. Dans un laps de temps étonnamment court, les Sapiens arrivèrent en Europe et en Asie de l’Est, [cette période] vit l’invention des bateaux, des lampes à huile, des arcs et des flèches, des aiguilles (essentielles pour coudre des vêtements chauds). Les premiers objets que l’on puisse appeler des objets d’art ou des bijoux datent de cette ère, de même que les premières preuves irrécusables de religion, de commerce et de stratification sociale ».[1] Toutes ces découvertes, ces inventions et cette expansion démographique sans précédent qui ne se sont produites que chez Homo sapiens sont attribuées à juste titre par les préhistoriens à l’apparition d’une nouvelle façon de penser et de communiquer. Autrement dit, il y a 70 000 ans, un langage tout à fait nouveau permis à Homo sapiens de conquérir le monde. Mais que possédait de si particulier cette nouvelle langue par rapport aux autres langues déjà utilisées depuis des millénaires par toutes les espèces du genre Homo ?
Les hypothèses actuelles concernant l’évolution du langage[2] montrent qu’Homo erectus, Neandertal, ainsi que les premiers Sapiens auraient utilisé un protolangage basé uniquement sur un lexique, c’est-à-dire un ensemble de mots juxtaposés. Un exemple simple nous permet de comprendre ce qu’est un langage basé uniquement sur un lexique, c’est le langage Tarzan : « Moi chasser mammouth, toi allumer feu ».
Ce protolangage aurait évolué en langage grâce à l’invention part Homo sapiens de la syntaxe. C’est l’invention de ce nouveau langage constitué d’un lexique plus d’une syntaxe qui aurait déclenché ce que les préhistoriens appellent la révolution cognitive.
En terme lacanien, un langage basé sur le lexique n’est rien d’autre qu’un langage basé sur une collection de signes où, pour reprendre la définition que Lacan emprunte à Peirce, chaque signe représente quelque chose pour quelqu’un. La syntaxe définissant quant à elle les relations qui existent entre les unités linguistiques, nous renvoie directement à la notion de signifiant, où le signifiant, à la différence du signe, représente le sujet pour un autre signifiant. Le signifiant donc ne se pense pas tout seul, il s’inscrit d’emblée dans une chaîne impliquant nécessairement une syntaxe. L’apparition de la syntaxe se déduit de cette nécessité d’articuler les signifiants entre eux.
Et si révolution cognitive il y a, ce qu’il y a de tout à fait révolutionnaire là-dedans, c’est que cette articulation syntaxique des signifiants entre eux va permettre la production d’un sujet. Là où une langue construite exclusivement sur des signes ne permettait que des représentations de choses pour quelqu’un, la langue construite sur l’articulation d’une chaîne signifiante permet la représentation du sujet pour un autre signifiant, c’est-à-dire, la représentation de quelque chose qui n’existe pas, la représentation d’un irreprésentable. « Allons jusqu’à dire [précise Jacques-Alain Miller] que si le sujet est représenté, c’est dans la mesure où il n’est jamais présenté, où il n’est jamais au présent. Il n’est jamais que représenté. Cette formule qui trouvera à s’inscrire dans les discours de Lacan sous la forme S1 représentant de $ essaye de dire à la fois qu’il est représenté, oui, mais qu’il demeure toujours, de structure, irreprésentable. »[3] Cette nouvelle capacité du langage à produire du sujet, à produire de l’irreprésentable, à rendre présent ce qui n’existe pas, va être le point de départ de la success story de Sapiens. En effet, une fois le sujet produit par le signifiant, un clan de plus en plus nombreux de sapiens a pu se reconnaître et se fédérer autour d’une nomination : celle de la tribu du lion par exemple, fondant ainsi un totem.
Grâce au signifiant, des tabous ont pu être également élaborés, instaurant l’interdiction de l’inceste, l’exogamie, et prohibant le cannibalisme. Le mythe freudien de Totem et tabou rejoint aujourd’hui, contre toute attente, une certaine réalité scientifique. Ce qui aurait causé l’extinction de l’homme de Neandertal, pourtant si robuste et qui a connu une existence sur la planète bien plus longue[4] que la nôtre, serait directement dû à l’invention par Sapiens du signifiant ; donc d’une possibilité d’organisation sociale sans précédent. Les dernières découvertes des paléoanthropologues en attestent[5]. Les vestiges d’ossements néandertaliens montrent que ces hommes ont toujours vécu en petits clans d’une trentaine d’individus. Les récentes analyses génétiques qui ont été effectuées sur ces ossements apportent également la preuve que ces petits clans familiaux pratiquaient l’inceste. Il y avait extrêmement peu de brassage entre les clans, ce qui fait que Neandertal a maintenu un patrimoine génétique étonnamment stable et similaire d’un bout à l’autre de l’Europe durant près de 400 000 ans d’existence. Enfin les nombreux gisements d’ossements néandertaliens brisés à l’aide d’outils afin d’en extraire la moelle, démontrent la persistance de pratiques cannibales tout au long de ces 400 000 ans d’histoire. Chez Neandertal, ni totem, ni tabou, ni hordes capables de s’organiser en grand nombre, donc pas de signifiant non plus.
Si le discours de l’Autre, cette toile de signifiants dans laquelle nous sommes pris sans même percevoir qu’elle nous détermine, fonde l’inconscient structuré comme un langage ; alors s’éclaire la formule de Lacan : « l’inconscient c’est la politique »[6]. Si Neandertal ne possédait pas un langage élaboré à partir du signifiant, nous pouvons en déduire qu’il ne possédait ni inconscient ni capacité à s’organiser en grand nombre au travers de quelque système politique que ce soit. Dès lors, nous pouvons comprendre en quoi l’apparition du signifiant chez Sapiens a causé la perte de Neandertal.
[1] Harari Y. N., Sapiens, Une brève histoire de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2015, p. 32
[2] Cf. Victorri B., « L’origine du langage », conférence lors de la journée de conférence des Ernest, 18 Janvier 2014, École normale supérieure, vidéo disponible en ligne. : https://www.dailymotion.com/video/x1h6sxm
[3] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, Paris, Seuil, 1999, n° 43, p. 19.
[4] Les plus anciennes traces de l’homme de Neandertal datent d’il y a -430 000 ans alors qu’Homo sapiens est apparue il y a environ 200 000 ans.
[5] Cf. film documentaire « Qui a tué Neandertal » diffusé le 10 avril 2018, dans l’émission « Science grand format » sur France 5.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La logique du fantasme, leçon du 10 mai 1967, inédit.