À partir de sa « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Lacan a instauré une double définition de l’analyste [1]. Il y a l’analyste tel qu’il se pose dans l’après-coup de son analyse et il y a l’analyste tel qu’il se pose dans l’après-coup de sa pratique. « Il y a celui qui a fait ses preuves d’analysant analysé et celui qui a fait ses preuves de praticien. » [2] Comme le signalait Jacques-Alain Miller, il y a deux sources de la reconnaissance de l’analyste, sa propre analyse et sa pratique, et ces deux sources de la reconnaissance ne font que répercuter le décalage du psychanalyste et de la psychanalyse en donnant le privilège de l’analysé sur le praticien, c’est-à-dire sur le produit de l’expérience analytique. Ainsi, Lacan a fait porter l’accent sur l’analysé dans l’analyste, c’est-à-dire sur le destitué plutôt que sur l’institué, et il a mis en garde les analystes praticiens contre le risque de renier, de refuser, de rejeter la révélation qu’ils ont obtenue de leur expérience.
Décalage en effet, car le psychanalyste pour opérer et occuper la place de semblant d’objet cause pour l’analysant, doit se fermer à son propre inconscient, cependant, dit Lacan, s’il oublie, rejette, « fait interdiction de ce qui s’impose de [son] être, c’est [s’] offrir un retour de destinée qui est malédiction. Ce qui est refusé dans le symbolique […] reparaît dans le réel »[3].
L’inconscient de l’analyste censé se fermer dans l’exercice de sa pratique est une condition lui permettant d’opérer à distance de ses affects, tel un guerrier appliqué, termes que Lacan empruntait à Jean Paulhan à qui il se référait dans sa « Proposition… », pour qualifier le produit d’une expérience analytique. Sans fermeture de l’inconscient côté analyste, pas de place nettoyée pour la singularité d’un autre parlêtre. Toutefois, il y a fermeture et fermeture, qui en aucun cas ne peut être ni rejet, oubli, refus, car il s’agit que le praticien en connaisse un bout de l’inconscient dont il est sujet, voire qu’il soit allé très loin dans son élucidation, jusqu’à l’épreuve de la passe et l’outrepasse. Autant dire que Lacan a mis au cœur de la pratique le désir de l’analyste et non pas la maîtrise clinique. Le désir de l’analyste qui s’il n’est pas un désir pur comme Lacan l’exprime dans le Séminaire XI, n’est pas pour autant un désir à la manque, car il vise à ce que l’analysant puisse cerner le noyau de sa jouissance condensée dans l’objet a, c’est-à-dire, isoler l’invariant de son mode de jouir. Ainsi, comme l’énonçait J.-A. Miller dans la Conversation sur la passe en 2010, le désir de passe répond au désir de l’analyste de conduire l’analysant jusqu’au bout de son analyse. On peut dès lors avancer qu’il plonge ses racines dans le désir analysant de l’analyste à ne jamais cesser à forcer son « je n’en veux rien savoir ». L’analyste est toujours en devenir et aucune instance ne peut garantir qu’il restera sur la brèche du désir de l’analyste. L’exigence éthique demeure avant tout de son côté. Si l’École peut savoir comment est venu à l’analysé nommé AE le désir de l’analyste en donnant à la passe son retentissement public qu’en est-il de l’AME ? Finalement, l’École ne sait pas grand-chose du désir dont émane sa pratique, elle ne peut que supposer qu’il en sache lui-même un bout, ce qui serait souhaitable puisqu’il a la responsabilité de désigner des passeurs et de façon authentique, non pas pour le statut ou le prestige. Responsabilité éthique puisque le passeur, comme le formulait Lacan, est la passe.
La désignation des passeurs est essentielle au fonctionnement de la passe, elle en est le moteur et celle-ci dépend de la formation analytique de l’AME, dont l’École se fait responsable en vérifiant, avant de le reconnaître comme tel, qu’il fasse contrôler sa pratique. Pourtant à l’ECF le contrôle n’est pas obligatoire, mais une affaire de désir. En effet, dans le même mouvement d’invention de la passe, Lacan a aussi déstandardisé le contrôle en le dégageant de toute obligation didacticienne, et en rendant son exercice libre.
Ainsi, le contrôle considéré dans la perspective de l’Autre qui n’existe pas, sert à maintenir le praticien sur la brèche du désir de l’analyste, qu’il soit ou non confirmé et reconnu par l’École comme AME. Le contrôle pourrait alors venir occuper la fonction d’un ajustement permanent du désir impermanent de l’analyste et maintenir AP, AE, ex-AE et AME sur le qui-vive du désir de l’analyste jamais accompli. Alors, dans ce cas, on peut imaginer que l’AME puisse désigner des passeurs qui seront, comme le rappelait Lacan en 1975, prolongeant sa Proposition de 67 dans sa « Conférence à Genève sur le symptôme », capables de pouvoir suivre la recommandation de Freud et quand ils rencontrent un passant, de ne pas ranger le cas dans un casier et de l’écouter en toute indépendance des connaissances acquises. Lacan poursuit en disant combien c’est difficile, pour des analystes expérimentés de ne pas se souvenir des autres cas quand ils écoutent un analyste témoigner comment il a franchi le pas de s’autoriser. Et c’est pourquoi il a proposé que celui qui souhaite le faire s’adresse : non pas à un « aîné », un « titularisé », à un « crétin […] [qui] a déjà tellement de bouteille qu’il ne sait absolument pas, tout comme moi, pourquoi il s’est engagé dans cette profession d’analyste » [4], mais à « des personnes débutantes comme eux dans la fonction d’analyste » [5] : deux passeurs qui porteront témoignage au jury. Dans la Conversation sur la passe de janvier 2010, J.-A. Miller disait sans détours que Lacan a introduit des passeurs dans la procédure parce que l’on octroie plus difficilement le titre lorsqu’on est titulaire, que l’on a déjà un titre, et d’autant plus difficilement que le parcours du passant diffère du vôtre. Le passeur incarne donc le désir de nommer et assure que la passe reste vivante dans l’École. Mais à condition que les passeurs soient désignés, comme le disait Serge Cottet dans cette même conversation, en considération du « dénouement de leur expérience personnelle, afin disait Lacan que leur témoignage ressorte du vif même de leur propre passé »[6]. Il est donc attendu que le passeur s’implique dans la transmission.
Le passeur, porte-parole de la passe est avant tout un analysant engagé, sur la brèche et à ce titre il est la preuve vivante que l’AME est resté lui-même sur la brèche du désir de l’analyste. S’il ne s’agit pas pour le passeur de s’identifier au passant, pas question non plus qu’il soit non-dupe. À la passe, on y croit, tel un symptôme, salutaire de la vie d’une École de psychanalyse.
La passe est à ce titre le poumon de l’École et les passeurs en sont le baromètre. Quand il y a pénurie de passeurs ou dysfonctionnement de ceux-ci, cela se répercute toujours sur la passe et finalement sur la vie de l’École. Mais la désignation des passeurs ne peut pas non plus répondre à un appel sauvage de l’École, elle est à chaque fois à peser au cas par cas et le contrôle peut servir à l’AME, à cerner sur quoi et pourquoi il désigne un analysant passeur. À l’École revient surtout la responsabilité éthique de veiller à la formation de chacun de ses membres.
[1] Intervention lors de la Soirée de la garantie, « Le passeur, une question pour l’AME », organisée par la commission de la garantie de l’École de la Cause freudienne, 18 mars 2019.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le réel dans l’expérience analytique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, leçon du 18 novembre 1998, inédit.
[3] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Scilicet, n°1, Paris, Seuil, 1968, p. 23.
[4] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n°95, Paris, Navarin, avril 2017, p. 10.
[5] Ibid.
[6] Cottet S., « Conversation sur la passe », Supplément à la Lettre mensuelle, janvier 2010, p. 71.