Imre Kertész : une écriture de fiction, pour survivre.
Produit de travail d’un cartel en cours, ce texte résulte de l’immersion de Michèle Bardelli dans l’œuvre écrite d’Imre Kertész commencée avant le cartel et qui se poursuit. Il met en évidence la fonction singulière de l’écriture dans l’impossible transmission du réel unique de la Shoah.
« Il n’y a aucune absurdité qu’on ne puisse vivre tout naturellement, et sur ma route, je le sais déjà, me guette, comme un piège incontournable, le bonheur. Puisque là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. […] Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des “horreurs” : pourtant en ce qui me concerne, c’est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c’est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrais parler la prochaine fois, quand on me posera des questions. »[1] Ainsi se termine Être sans destin, premier roman d’Imre Kertész. I. Kertész a été déporté à Auschwitz en 1944 à l’âge de quinze ans et libéré en 1945 du camp de Buchenwald.
L’écriture deviendra la question de toute sa vie, de sa survie, de son existence.
L’écriture comme opposée à la parole
Dans Dossier K., il dit qu’il a écrit les choses « peut-être justement, pour ne pas avoir à en parler. »[2] C’est une première fonction de l’écriture : ne pas avoir à en parler, sans se taire. Écrire devient une nécessité par rapport à l’impossible à dire.
L’écriture comme fonction de séparation
Dans le roman, il donne la parole à un adolescent qu’il crée : « dans la vision naïve et classique d’un enfant. C’est seulement alors que l’acceptation de l’inacceptable est une évidence, car la barrière entre les événements et le personnage est tombée »[3]. I. Kertész peut alors faire dire à l’adolescent qu’il y avait là-bas aussi quelque chose qui ressemblait au bonheur parce que les préjugés communs sont tombés. « Toutes les monstruosités que j’aurais pu désirer décrire, je devais y renoncer en tant qu’elles ne touchent pas le langage, qu’elles ne s’intègrent pas dans un langage, dans une langue. Puisque je ne pouvais pas décrire dans le langage comment on m’a cogné, etc., alors il fallait que je trouve quelque chose dans la dimension du langage. »[4]
Il isole deux statuts à l’écriture : le premier, c’est la fixation. Ici s’écrit la description répétitive et fascinée de la « banalité du mal » : arrivée à Auschwitz, sélection… descriptions des horreurs. Le second : la fiction. La différence est essentielle : « Dans le roman, il m’appartenait d’inventer et de créer Auschwitz. Je ne pouvais pas m’appuyer sur des faits historiques, extérieurs au roman. Tout devait naître de manière hermétique, par la magie de la langue, de la composition. »[5] Il cherche une nouvelle langue, car le trauma a rompu la chaîne signifiante qui le tenait avant sa déportation, le laissant avec un S1 tout seul, hors sens, sans le S2 du savoir pour se raccrocher. Le sujet est effacé sans l’écriture, il « inexiste ». L’écriture devient une condition de survie, un devoir de survie. C’est par le choix d’une écriture « romanesque » qu’I. Kertész peut s’éloigner du réel insensé d’Auschwitz, border le trou créé par le traumatisme, se séparer des souvenirs qui n’ont plus alors le même statut.
L’écriture comme fonction de transmission
I. Kertész parle de son devoir de transmission, différent du devoir de mémoire.
« En réalité, je cherchais la fameuse troisième langue, qui ne serait ni la mienne, ni celle des autres, mais dans laquelle je devais écrire. »[6] Pour lui, Auschwitz a été une expérience linguistique, le meurtre du langage : meurtre de sa langue à lui, sa lalangue qui a été anéantie par son expérience, mais aussi meurtre de la langue des autres, le hongrois qui ne doit plus avoir d’usage car c’est la langue du totalitarisme qui préparait logiquement la Shoah. Cette troisième langue est une langue de jouissance, transmettant par son esthétique l’indicible, c’est une transmission hors sens, au-delà du langage. Pour lui « seule l’œuvre est transmissible »[7]. Dans Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, il explique pourquoi il a refusé la paternité. « L’homme n’était en vérité que du bétail dans l’abattoir de l’histoire. Tout cela – je frissonne rien que d’y penser – ce sera à moi de l’apprendre, mon enfant… »[8] Universaliser l’Holocauste est pour lui une décision culturelle, un « devoir d’art ». Par l’esthétique de son écriture, I. Kertész s’approche au plus près de l’inexprimable d’Auschwitz. Il a reçu le prix Nobel de littérature en novembre 2002.
[1] Kertész I., Être sans destin, Babel, Actes Sud, 1998, p. 361. [2] Kertész I., Dossier K., Actes Sud, 2008, p. 9. [3] La Cause freudienne n°77, Rencontre avec Imre Kertész (27 novembre 2010, Berlin), Le roman de l’échec, p. 112. [4] Ibid., p. 110. [5] Kertész I., Dossier K, op. cit., p. 17. [6] Ibid., p. 152. [7] Kertész I., Journal de galère, p. 142. [8] Ibid., p. 145. Après ce travail produit en cartel, j’ai pu lire l’ouvrage collectif L’homme Kertész. Variations psychanalytiques sur le passage d’un siècle à l’autre, sous la direction de Nathalie Georges-Lambrichs et Daniela Fernandez, Paris, Michèle, 2013. Lire la suite