Du portemanteau à l’escabeau

Prenons comme exemple ce mot que l’on trouve, au chapitre 12, dans la deuxième partie de Finnegans Wake[1] : murmoureusement (traduction Philippe Lavergne). C’est un pun, comme l’indique Lacan[2]. Il s’agit là d’un mot qui est fait d’au moins deux ou trois mots – mur, murmure et amoureusement. C’est, comme le précise Lacan[3], un portemanteau au sens de Lewis Carroll. L’on trouve en effet, au chapitre 6 de De lautre côté du miroir, des exemples de ce que Gilles Deleuze a également appelé, dans Logique du sens[4], des « mots-valises ». « Slictueux », explique Humpty Dumpty à Alice, signifie à la fois « souple, actif et onctueux », tandis que « flivoreux » veut dire en même temps « frivole et malheureux » (traduction Henri Parisot)[5]. Le portemanteau est donc un mot inventé à partir de la condensation de plusieurs mots. Sur ce point, Lewis Carroll fut donc un précurseur de James Joyce. Comme le fait remarquer Lacan, l’usage du portemanteau est très fréquent dans Finnegans Wake. Il va jusqu’à dire, à cet égard, que Finnegans Wake est « quelque chose qui joue, non pas à chaque ligne, mais à chaque mot, sur le pun »[6]. Or, l’usage du portemanteau accentue le sentiment d’inintelligibilité que l’on éprouve à la lecture de Finnegans Wake.

Un certain nombre de feuillets, qui portent sur le mythe de Tristan et Yseult et qui ont servi à Joyce de point d’appui pour écrire Finnegans Wake, viennent d’être traduits de l’anglais par Marie Darrieussecq sous le titre Brouillons dun baiser[7]. Dans sa préface, M. Darrieussecq évoque cette « inintelligibilité » du texte de Joyce qui le situe ainsi à la limite d’une lisibilité possible. Lacan, pour sa part, insiste sur la « jouissance » qui a été celle de Joyce lorsqu’il a écrit de cette manière-là – c’est-à-dire en laissant derrière lui la lumière du jour (celle qui éclaire encore Ulysse) et en s’avançant dans l’obscurité de la nuit qui, elle, renvoie au cauchemar de l’histoire humaine. Lacan y saisit là un symptôme[8] : une telle manière d’écrire ne met pas en jeu l’inconscient, ni celui de l’auteur ni celui du lecteur. En ce sens, l’art de l’artiste n’est pas lié à l’inconscient, mais relève du symptôme. Le symptôme en question vient précisément du fait que l’objet d’art (Lacan écrit cela eaube jeddard) se tient séparé de l’inconscient de celui à qui il est destiné. En cela, le pun se distingue du joke. Il ne vise pas à faire lien social. Le portemanteau n’est pas un mot d’esprit au sens de Freud. Le lecteur peut-il néanmoins prendre plaisir à lire un texte qui lui est proposé comme étant inaccessible et que, par conséquent, il ne comprend pas ? C’est la question. Le lecteur peut en effet, si « ça ne lui dit rien », abandonner le texte illisible à ce qu’il est – inintelligible – et s’en éloigner.

M. Darrieussecq affirme que l’on peut prendre plaisir à lire Finnegans Wake à condition de le lire selon une certaine modalité – celle qui consiste à ouvrir le livre au hasard. Lacan, quant à lui, considère que Joyce a donné à Finnegans Wake la fonction d’être son « escabeau». Écrire Finnegans Wake a été une façon pour lui de monter sur son escabeau afin de provoquer un hurly-burly[9] dans la littérature et par là même de se faire un nom. De ce point de vue, Lacan a pu dire que Joyce a ouvert la voie et que le symptôme dans la littérature moderne est, dès lors, la conséquence de ce que « La pointe de l’inintelligible y est désormais l’escabeau dont on se montre maître »[10]. Lacan lui-même ne s’en excepte pas. Dans l’un des feuillets traduits par M. Darrieussecq, il est question de l’escabeau sur lequel monte Yseult lorsqu’elle veut montrer ses jambes. Elle traduit ainsi par « escabeau » le mot de Joyce stepladder[11].

Il me semble donc important de souligner ici que Lacan a mis en valeur l’escabeau joycien en l’articulant à une manière symptomatique d’écrire.

[1] Joyce J., Finnegans Wake, Traduction Philippe Lavergne, Paris, Folio Gallimard, 1997. [2] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Le Champ freudien, 2005, p. 165. [3] Ibid., p. 165. [4] Deleuze G., Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, Septième série et Treizième série. [5] Carroll L., De l’autre côté du miroir, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 318-319. [6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 165. [7] Joyce J., Brouillons d’un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake, Préface et traduction de l’anglais par Marie Darrieussecq, Paris, Gallimard, 2014. [8] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 165. [9] Hurly-burly veut dire tintamarre, tumulte. [10] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Le Champ freudien, 2001, p. 570. [11] Joyce J., Brouillons d’un baiser, op. cit., p. 62-63.

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Un écho du Séminaire des Échanges à Nice avec Bernard Seynhaeve

Le corps, panneau-indicateur vers la conclusion de l’analyse

Le Séminaire des Échanges de l’ACF-ECA a choisi de réfléchir sur La fin d’analyse en invitant trois AE sur deux ans. Bernard Seynhaeve inaugure l’année 2015 avec des avancées sensationnelles sur la conclusion de l’analyse.

Bernard Seynhaeve a livré au public attentif de Nice ses avancées inédites pour conceptualiser la fin de l’analyse. Sous le titre « Une analyse avec le corps », il a accentué la dimension du réel du corps dans l’expérience et surtout en quoi elle ouvre sur la possibilité de conclure l’analyse.

L’enjeu de l’interprétation, a-t-il rappelé, est de permettre à l’analysant d’arracher des bouts de réel pour cerner la manière singulière dont il a incorporé les signifiants de son histoire. Il s’agit de retrouver trace de la percussion réelle du langage sur le corps, dont le sujet fait le premier signifiant de son histoire, le S1, qui lui a servi à recouvrir cette faille de sens, à l’infini.

B. Seynhaeve souligne que le S1 était présent dans les interprétations principales de son analyse, reçues « comme des gifles », c’est-à-dire accompagnées d’un événement de corps. De même, il retrouve chez la plupart des AE – qu’ils aient eu le souffle coupé ou aient été remués, secoués, taraudés – de telles interprétations déterminantes ayant fait trace sur le corps. En faisant coupure, elles isolent le sujet de son histoire, font chuter le pathos : le S1 ne représente plus rien. Lorsque le cadre du savoir tombe, le hors-cadre peut apparaître.

Pour B. Seynhaeve, il s’agissait de se séparer de l’injonction « si je meurs, occupe-toi d’L/elle » (« L » est son S1) prononcée à la génération de ses parents, et qui a eu un tel impact dans sa vie. « J’incarnais dans le réel ce ‘’L’’ proféré du lieu de l’Autre […] dont je m’emparai pour en faire le signifiant-maître qui présida à mon destin », a-t-il témoigné. Pour une autre AE, Hélène Bonnaud, conclure deviendra possible avec la découverte que la figure de cet Autre à tout instant prêt à la « jeter » (« jeter » est son S1) est corrélée à un sentiment indicible de vacillement, de chute. Elle sait maintenant qu’entrer dans le lien supposera toujours de s’arracher à ce sentiment. Chez Monique Kusnierek, les exigences de la pulsion orale (« croquez-moi ») ont construit un Autre érigé en bête féroce qui sera brusquement dégonflé lorsque, par une pantomime, l’analyste mime le monstre. Dans un rire salvateur, le cadre saute : l’Autre, devenu apparent, peut aussitôt déconsister.

Cependant, pour cerner cette dimension du réel du corps dans le transfert, il convient de ne pas oublier un deuxième versant : il concerne le corps de l’analyste. B. Seynhaeve a mis en évidence de manière très novatrice que l’interprétation décisive est celle qui vient nouer autant la langue et le corps de l’analyste que ceux de l’analysant. Il a été le premier surpris, en reprenant les témoignages récents d’AE, d’y trouver – constante restée pourtant inaperçue – de tels événements de corps chez l’analyste. Là où Lacan parle d’interprétation apophantique[1], notre invité a proposé de qualifier d’« interprétation-nœud » ces interprétations oraculaires dont l’impact sur le corps signale la valeur de vérité. Portant sur la cause du désir, leur support est le désir de l’analyste.

En d’autres termes, en cette zone où la jouissance indicible déloge le sujet de son énonciation, « Tout tient à l’événement, un événement qui doit être incarné, qui est un événement de corps – définition que Lacan donne du sinthome. Le reste, disons-le, c’est un habillage – un habillage qu’il faut, dans la plupart des cas. Mais Le noyau, le Kern au sens de Freud, le Kern de l’être, c’est cet instant, c’est l’instant de l’incarnation. »[2], estime Jacques-Alain Miller. En mettant son corps dans la balance, « l’analyste joue à incarner l’Autre appelé par le montage pulsionnel du sujet » et en fait valoir la valeur de jouissance, a résumé notre invité.

Ces avancées de B. Seynhaeve[3] sont affines au propos de J.-A. Miller pour qui les interprétations sont des créations de l’analysant, et à celui de Lacan pour qui « les psychanalystes font partie du concept de l’inconscient »[4].

Nous tenons une boussole solide en retenant que « l’interprétation-nœud » est le panneau indicateur qui indique à l’analysant la direction vers la conclusion de son analyse. Une telle interprétation décisive se reconnaît à ce qu’elle résonne dans le corps de l’analysant, produit un événement de corps, et engage aussi le corps de l’analyste.

[1] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 473. [2] Miller J.-A., « L’inconscient et le sinthome », La Cause freudienne, Paris, Navarin, n° 71, juin 2009, p. 76. [3] La conférence de B. Seynhaeve sera publiée dans RIVAGES, Bulletin de l’ACF-Estérel-Côte d’Azur, en octobre 2015. [4] Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 834.

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La psychanalyse interprétée : naissance de la théorie, évolution de la pratique

La matinée d’étude de l’ACF Rhône-Alpes, qui s’est tenue à Grenoble le samedi 28 février à l’initiative de Délia Steinmann, a fait résonner dans l’histoire ce qui du concept d’inconscient (« drôle de mot » que celui-là) traverse les époques et les discours, à partir des points de rupture d’où a pu émerger l’invention de la psychanalyse. Nicole Edelman, historienne à l’université Paris-Ouest Nanterre, nous a montré comment Freud s’est affranchi subtilement de l’héritage de ses prédécesseurs dont la pluralité des discours dans les études consacrées au somnambulisme magnétique puis à l’hypnose rêvaient d’un inconscient enraciné dans la physiologie (thèse de Ribot 1884). Les précisions d’historien de Freud, telles qu’elles apparaissent dans Die Traumdeutung (1900), s’inscrivent en lien avec les contingences de son temps, mais aussi par rapport au « pas de côté » qu’il fait sur son époque, par quoi il devient possible d’extraire les lois du fonctionnement psychique, les rêves comme voie royale de l’inconscient.

Marie-Hélène Blancard est ensuite intervenue et a mis l’accent sur la façon dont l’inconscient se branche sur le corps et comment Lacan s’est fait l’artisan d’un nécessaire retour à Freud pour réinventer la psychanalyse en passant de l’inconscient jouis-sens (ce que serait le rêve comme rébus) à l’inconscient lacanien qui à la fin d’une cure, procède du vidage de la jouissance. À partir du dispositif de la passe, elle précise comment s’est desserré pour elle l’étau des identifications au corps hystérique qui s’inscrivait comme refus du corps. La tyrannie du savoir convoquait une jouissance absolue, via la figure consistante d’un père absent et une tentative de faire exister La femme par le Un de l’exception. Après le déroulement de la chaîne signifiante, le sujet doit consentir, dit-elle, « à plonger dans le trou du souffleur » dans sa rencontre avec la fonction de la lettre qui fait trou dans le langage. L’inconscient se fait mathème lacanien lorsque la structure se dénude, pas sans le mouvement d’acceptation du corps vivant et la satisfaction de la fin de l’analyse. Cela suppose de s’affranchir de toute idée de guérison qui, avec Lacan, n’advient que par « surcroit ». C’est un beau témoignage sinthomatique donné par celle qui ex-siste comme « bouffeuse de vie », chez qui l’inconscient opère comme discontinuité et non plus comme continuum. Il y a un saut à franchir, un point de rupture à trouver, pour chaque fois arracher un bout de savoir au réel qui, loin d’être la conclusion, se traverse comme un moment de conclure. Tout du réel n’est pas recouvert par le déchiffrement du symbolique.

Entre les deux interventions, un film poétique, réalisé au sein du dispositif « Culture et Santé » du Centre Hospitalier Alpes-Isère par L’Atelier créativité Frantz Fanon et la Compagnie L’Envol, fut projeté : La princesse à la courte mémoire, dont les marionnettes ficellent comme une invitation au rêve, à la magie colorée d’une histoire d’amour où l’inconscient ne demande qu’à se réaliser. Dans sa rencontre avec le désir de l’Autre, la princesse divisée entre le désir de son partenaire et celui du roi ne sait plus très bien sur quel pied danser pour trouver chaussure à son pied. Le conte fait valoir la dimension de ratage du rapport sexuel de chaque être pris dans le papier mâché des chausse-trappes de la jouissance.

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Au CPCT-Paris le 14 mars 2015, avec Philippe La Sagna

La pulsion « forme supérieure de la demande »

Le 14 mars dernier, le CPCT-Paris recevait Philippe La Sagna pour une après-midi de travail autour du concept de pulsion. La pulsion, nous le savons depuis Freud, est un concept fondamental de la psychanalyse. Elle le sera pour Freud comme pour Lacan qui lui consacrera toute une section de son Séminaire charnière de 1964, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Lacan commencera d’ailleurs par se défendre contre ceux qui, à l’époque, taxaient son enseignement d’intellectualisation et l’accusaient d’avoir laissé le concept de pulsion de côté : « Il n’est nul besoin d’aller bien loin dans une analyse d’adulte, il suffit d’être un praticien d’enfants, pour connaître cet élément qui fait le poids clinique de chacun des cas que nous avons à manier, et qui s’appelle la pulsion. »[1]

Pourtant, Lacan va travailler le concept de pulsion d’une manière qui lui est tout à fait singulière. En cela, il ne fera que suivre Freud qui, dans « Pulsions et destins des pulsions », rappelait que si une science « doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis […] le progrès de la connaissance ne tolère pas non plus de rigidité dans les définitions »[2]. En effet, Lacan abordera la pulsion comme une demande et pas n’importe laquelle. Il l’écrira $◊D. Avec la pulsion, nous ne sommes plus dans le registre de la demande parlée, de la demande d’amour éventuellement adressée à l’analyste. Car, pour reprendre la formule de Jacques-Alain Miller, « la pulsion est une demande, une demande que l’on ne peut pas refuser […] c’est une exigence du corps »[3]. On entend ici la demande au sens anglais de demand, d’une exigence. Car la pulsion exige – elle ne demande pas poliment – et qu’exige-t-elle ? Elle exige satisfaction. Ce qui fera dire à J.-A. Miller que la pulsion est une « demande de jouissance »[4]. La pulsion comme demande donc. Mais une demande dont on ne peut dire qu’elle soit adressée à un Autre. Elle ne demande aucun signe de l’Autre et c’est en cela qu’elle n’est pas une demande d’amour.

Les deux premiers cas présentés l’après-midi du 14 mars furent l’occasion d’articuler le concept de pulsion avec celui du transfert. Comme le rappelait P. La Sagna, la pulsion n’a rien à voir avec l’amour : c’est bien parce que l’amour, le rapport sexuel, ne marchent pas qu’il y a la pulsion. Or, dans la demande d’amour, il y a une demande de savoir. Et dans le transfert, il s’agit d’utiliser l’appétit du sujet pour le savoir.

Comment interpréter le transfert au CPCT où le traitement est limité dans le temps ? s’interrogeait alors P. La Sagna. Il y a l’interprétation classique, freudienne, qui vise la répétition dans le transfert. Les patientes d’Andrea Castillo et de Caroline Leduc en témoignaient : pour l’une, la mise en évidence d’une répétition à l’œuvre dans sa vie avait déclenché l’entrée dans le transfert ; pour la seconde, c’est l’incapacité (assumée par la patiente) à transférer sur la personne de l’analyste qui, se répétant, avait fait l’objet de l’interprétation.

Lacan nous a indiqué que la bonne interprétation du transfert se situe au niveau de la pulsion. Le fameux acting-out du patient aux cervelles fraîches de Kris (dont il fut souvent question au cours de l’après-midi) nous montre que c’est bien la dimension pulsionnelle qui apparaît dans le transfert. Or, que fait Kris ? Il interprète l’objet dans la réalité au lieu d’interpréter la pulsion orale.

Au CPCT, l’interprétation lacanienne du transfert par la pulsion s’avère difficile. Pour autant – et il ne faut l’oublier - l’interprétation classique par la répétition fait bel et bien surgir l’objet en tant que la répétition est toujours celle d’un ratage. Cette interprétation (qui met en évidence un ratage) n’est donc pas sans rapport avec la pulsion puisque l’objet saisi comme raté n’est autre que celui de la pulsion.

La pulsion « forme supérieure de la demande »[5] ? La formule fut remise en question par P. La Sagna : on pourrait croire que la pulsion est une forme « inférieure ». N’est-elle pas, après tout, muette ? Ne peut-on pas l’opposer en ce sens à la pulsion de vie, où « ça parle », ça se métaphorise ?

Les deux derniers cas de l’après-midi furent l’occasion d’éclairer cette formule. Eve Miller-Rose mit en évidence les effets vertueux de la pulsion : la pulsion, chez son patient, lui aura permis de créer constamment une marge où il est ni « dedans » (où il serait persécuté) ni « dehors » (où il serait seul). Philippe Jonquet, quant à lui, présenta le cas d’un patient qui rejette toutes les interventions de l’analyste. La pulsion de mort œuvre en coulisses. Avec elle, c’est le savoir que refuse le patient. En ce sens, donc, la pulsion est bien une « forme supérieure de la demande », à l’œuvre quand le patient préfère la mort au fait de savoir.

Ces deux derniers cas furent également l’occasion d’illustrer les destins possibles des pulsions. Le patient de P. Jonquet, qui s’offrait sans retenue aux regards et à la jouissance des autres, choisira, au terme de son parcours au CPCT, de se former à un métier rare de l’artisanat, opérant ainsi un renversement de la pulsion quant à son objet et à son but. Le patient d’Eve Miller-Rose, qui est constamment « jeté », « éjecté », parviendra à canaliser, satisfaire cette pulsion qui manque de tout faire « exploser », dans le « parlementage ». On songe à la boutade qu’employa Lacan pour évoquer la sublimation : « pour l’instant, je ne baise pas, je vous parle, eh bien ! je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais »[6].

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 148. [2] Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 11-12. [3] Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, n° 77, Paris, Navarin, 2011, p. 140. [4] Miller J.-A., « La pulsion est parole », Quarto, Bruxelles, n° 60, juillet 1996, p. 9. [5] Ibid., p. 141. [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 151.

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Sabine Meier, « Portrait of a man » : l’obscurité d’un corps

Le trou de l’étoffe

Sabine Meier expose au MuMa de la ville du Havre, jusqu’au 8 mars 2015, son travail photographique Raskolnikov, Portrait of a man.

La photographe y met en scène, dans des lieux improbables de New-York et du Havre, Raskolnikov, le héros dostoïevskien de Crime et châtiment. Elle fait le portrait d’un homme dont les mouvements « intérieurs » incessants sont ceux de tous les personnages de Dostoïevski. « Ce sont, chez lui, on s’en souvient, les mêmes bons furtifs, les mêmes passes savantes, les mêmes feintes, les mêmes fausses ruptures, les mêmes tentatives de rapprochements, les mêmes extraordinaires pressentiments, les mêmes provocations, le même jeu subtil, mystérieux […] »[1]. Le Raskolnikov de S. Meier est taillé dans cette « même étoffe »[2] symptomatique tumultueuse dont toutes les variantes convergent vers ce que Dostoïevski appelait « cet éternel fond » d’où il disait tirer « la matière » de chacun de ses ouvrages. Ce centre de gravité, « qui court dessous pour sourdre en dehors »[3], est le sujet véritable de chacune des photos de S Meier.

Que ce soit l’hélice vertigineuse de L’escalier qui tourne au-dessus du vide que Raskolnikov gravit, la perspective infinie d’un large couloir du métro désert de 57th Street où Raskolnikov se tient impassible sous les lumières froides des néons, l’immensité d’un hangar abandonné et jonché d’objets industriels désaffectés où la mince silhouette sombre de Raskolnikov se perd dans Le point de fuite, c’est toujours l’image ordonnée des choses et du corps qui est mise sens dessus dessous, faisant apparaître une étrangeté nouvelle. Pour rendre ce « quelque chose [qui] échappe à notre entendement »[4] au cœur de ses photos, S. Meier photographie le corps de son modèle-Raskolnikov dans « un mélange indéniable de mélancolie, de fascination et de désir »[5]. Il s’agit pour elle de photographier l’opacité d’un corps pour y saisir la présence énigmatique d’un objet perdu qui cause son désir. Son désir de mettre en image ce qui précisément échappe radicalement à l’image a, comme nous l’enseigne Jacques Lacan, sa « raison dans le réel »[6].

Le Grand Ailleurs

C’est dans le lieu de l’enfance perdue et rêvée, dans ce lieu de la perte et de la mélancolie, dans ce « réservoir dans lequel nous puisons notre vie entière, précisément parce que nous ne l’avons pas anticipé, que nous n’en avons aucune conscience, que tout s’est déposé au fur et à mesure du présent accumulé, des jeux, des émotions, des images et des messages que nous recevions du monde, et du temps qui était d’une tout autre nature que celui des horloges, à savoir celui de l’ennui et de la frénésie, sans même que nous le sachions »[7], que S. Meier situe le lieu-même de la photographie. À chaque photo prise, à chaque déclic d’ouverture et de fermeture de l’appareil, S. Meier sait que « quelque chose se passe là, dans cet autre lieu, si proche et si lointain ». Ce quelque chose, elle le nomme son « regard désirant »[8] et elle charge le corps de son modèle de l’incarner. Ce corps autre, en présence, lui renvoie son propre portrait sous une forme inversée, mouvante, émouvante, toujours recommencée.

« C’est bien nous que ce visage regarde ; […] ce qui est au-dedans de moi, et que je vois à présent hors de moi, face à quoi je me tiens, l’image de cette traversée, est sans frontière, sans limite, plus large que la terre, parce que sa forme ne cesse de se mouvoir, de s’ouvrir, de se métamorphoser, de se reconfigurer d’une manière que j’ignore à l’avance. […] Il me faut accepter de ne pas savoir ni où ni qui je suis »[9].

Raskolnikov, Portrait of a man n’est pas le portrait d’un personnage de Dostoïevski, ni même le portrait d’une personne, fût-elle S. Meier, mais le portrait de la présence, ici et maintenant, du sujet de l’inconscient.

Et pour effectuer cette saisie « d’un lieu mental [qui] ne cesse de changer de forme »[10], S. Meier construit un dispositif à trois présences conjointes : celle du photographe, celle du corps du modèle et celle de l’appareil argentique. Dans chacune de ses photos, S. Meier n’est pas visible et pourtant elle y est, de toujours ; le corps du modèle, qu’il regarde ou non l’objectif, sait la présence de la photographe et l’image photographique est la trace ex-time de cette relation entre le modèle et son photographe hors-champ. Quant à l’appareil argentique que S. Meier dit préférer au numérique, il produit toujours une empreinte photographique manquante qui déçoit le regard. « Ce que je vois n’est pas ce que je voulais voir […] Ce que j’ai obtenu est autre chose. Ça grince et ça dérape et ça me dérange. La réalité de l’autre est problématique, et je ne peux – ni ne veux – y échapper. Il me faut aller voir, encore et encore. Ça ne cessera jamais d’être à côté »[11].

Par son travail photographique, Raskolnikov, Portrait of a man, S. Meier réintroduit, dans la volonté obscène de tout voir de notre modernité ce « secret de l’image telle que Lacan dans son analyse de la pulsion scopique le découvre, le secret du champ visuel, c’est la castration »[12], cause du désir.

[1] Sarraute N., L’ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 35. [2] Gide A., Dostoïevski, 1923, Paris, Gallimard, 1981, p. 145. [3] Lacas M. texte, Meier S. photos, Rodion Romanovitch Raskolnikov, Portait of a man, Paris, Éd. Loco, 2014, catalogue de l’exposition, p. 40. [4] Meier S., ibid., p. 68. [5] Ibid. [6] Lacan J., « La troisième », Congrès de Rome, 1/11/1974, texte établi par J.-A. Miller, La Cause freudienne, n°79, Paris, Navarin, 2011, p. 22. [7] Meier S., Rodion Romanovitch Raskolnikov, Portait of a man, projection vidéo de l’exposition au MuMa du Havre, déc.-mars 2014. [8] Ibid. [9] Ibid. [10] Meier S., « Le portrait photographique », Conférence de S. Meier non éditée et fournie par l’artiste. [11] Ibid. [12] Miller J.-A. « Le secret du champ visuel », La petite girafe, mai 1996, n° 5, p. 24.

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Le corps beau et le renard

Introduire un dossier sur ce mot « expressif d’ “escabeau” »[1] est un pari difficile. Une association qui fait résonner deux signifiants : escabeau et corbeau sera mon point de départ. C’est en m’avançant sur ce maigre fil que j’ai lu la séance du 27 janvier 1982 du cours de Jacques-Alain Miller « La clinique lacanienne ». Lors de cette séance, J.-A. Miller s’interroge sur « la passion » qui anime les enseignants, depuis la nuit des temps, à faire apprendre par coeur aux enfants la fable « Le corbeau et le renard » de Jean de la Fontaine. Il note : « Le flatteur est supposé être celui qui parle et l’Autre celui qui l’écoute. Mais l’essentiel de la démonstration concerne la voix. C’est finalement le corbeau qui veut montrer sa belle voix et c’est ce qui est là opératoire. L’important n’est pas tellement le discours du flatteur. »[2] Nous pouvons conclure que l’enjeu tourne autour de l’envie folle du corbeau de montrer sa belle voix.

Les animaux, dans les fables de Jean de la Fontaine, sont des parlêtres. Ils causent, ils ne font que ça. Dans les fables, ils hâblent. Si la jouissance du blabla est au rendez-vous, ils parlent aussi avec leur corps, comme tous les parlêtres. Se faire un corps, ici, passe par la belle voix. Il pense qu’il a une belle voix et il veut la montrer. Le corbeau veut que sa belle voix soit vue, si l’on peut dire. Lacan note dans son Séminaire Le sinthome : « L’amour-propre est le principe de l’imagination. Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. »[3] Le corbeau trouve consistance dans ce qu’il pense avoir : une belle voix. Il est perché sur l’idée d’avoir une belle voix. Imaginer qu’il a une belle voix, c’est son escabeau. Il jouit de sa voix.

Le lecteur connaît sans doute la fable de mémoire : « Maître corbeau sur un arbre perché, / Tenait en son bec un fromage ». La scène, reproduite mille et une fois dans les multiples éditions des Fables de La Fontaine, montre le corbeau se tenant fier sur la branche d’un arbre. Il règne posé en hauteur, de plus il tient un précieux objet dans son bec, un appétissant morceau de fromage. C’est à cet instant de fierté narcissique qu’arrive Maître Renard qui, « par l’odeur alléché », interpelle le corbeau. Le rusé renard se montre tout d’abord très poli et tente le corbeau pour qu’il lâche son bout de fromage. Il fait l’éloge de son corps beau : « Que vous êtes joli ! / Que vous me semblez beau ! » Des compli(ments) qui cherchent à flatter l’image du corbeau. Le parlêtre, nous apprend Lacan, « aime son image comme celui qui est le plus prochain, c’est-à-dire son corps »[4]. Un enjeu narcissique s’installe dès lors que le corbeau est happé par ce qui lui est dit. Il s’agit d’un narcissisme « où le corps est idolâtré dans un rapport de méconnaissance particulier », comme le relève Éric Laurent[5]

Lacan souligne que le corps, le parlêtre ne l’est pas, il l’a : « l’homme dit que le corps, son corps, il l’a. Déjà dire son, c’est dire qu’il le possède, comme un meuble, bien entendu »[6]. Le corbeau croit posséder sa belle voix. L’être se nourrit de paroles qui viennent combler un manque, un trou, le trou du trauma de la rencontre entre le corps et le langage. Ce trou, c’est le lot du parlêtre. « À ces mots, le Corbeau ne se sent pas de joie », dit la fable. Et c’est de cette jubilation que se nourrit la ruse du renard : « Sans mentir, si votre ramage / Se rapporte à votre plumage, / Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. » Le mot est lâché : ramage. C’est la question de la belle voix qui fait vibrer le Corbeau qui s’empresse d’ouvrir « un large bec » et laisse « tomber sa proie ». Ébloui par le sens, se croyant « un maître beau »[7], le corbeau s’y perd. « En croyant à son escabeau le parlêtre s’oublie pour se penser maître de lui-même, maître de son corps »[8], note É. Laurent.

Dans son texte d’orientation vers le prochain Congrès de l’AMP, J.-A. Miller introduit une différence entre l’escabeau et le sinthome. Existe t-il d’autres manières de faire avec le trou qui ne soient pas emprisonnées par les mirages du beau plumage ? Tel que l’indique Hervé Castanet, dans son étonnant ouvrage S.K.beau : « certains créent des mots, d’autres des images, d’autres encore des fictions utopiques […] Ce pas-tout visible […] pousse le peintre, le photographe ou le cinéaste à montrer. Pareillement pour l’écrivain, les mots ne disent pas tout. Ils sont aussi marques, traces, ratures de ce qui échappe à être dit… un mi-dit demeure ».[9] La tension entre la jouissance de la parole – côté pousse-au-sens – et le mi-dit semble être le cœur de l’enjeu. Vous connaissez la fin de la fable : « Le Renard s’en saisit, et dit : Mon bon Monsieur, / Apprenez que tout flatteur / Vit aux dépens de celui qui l’écoute. / Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. / Le Corbeau, honteux et confus, / Jura, mais un peu tard, qu’on ne l'y prendrait plus. » La honte et la confusion ne serviront à rien à celui qui, sans une analyse, risque d’être pris à jamais par les mirages de son corps-escabeau.

[1] Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille » in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 209. [2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La Clinique Lacanienne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 27 janvier 1982, inédit. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 66. [4] Lacan J., « Le phénomène lacanien » – Conférence prononcée au Centre universitaire méditerranéen de Nice, le 30 novembre 1974, texte établi par J.-A. Miller, tiré à part des Cahiers Cliniques de Nice 2011. Citation extraite de l’argument de la soirée Enseignement de la passe, 13 janvier 2015, « L’adoration du Corps ». [5] Laurent É., « Parler lalangue du corps », soirée Études lacaniennes, séance du 3 février 2015, http://www.radiolacan.com/fr/topic/470/3 [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 154. [7] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du Désir, Paris, Navarin Éditeur, n° 88, 2014, p. 111. [8] Laurent É., « Parler lalangue du corps », op. cit., http://www.radiolacan.com/fr/topic/470/3 [9] Castanet H., S.K.beau, Paris, Éditions de la différence, 2011, p. 9.

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« L’inquiétante étrangeté » Café Psychanalyse du 9 avril 2015

Contemporain des premiers travaux de Freud sur l’inconscient et l’hystérie, Guy de Maupassant écrit Le Horla en 1887, petit texte qui aujourd’hui est devenu l’un des ouvrages princeps de la littérature française étudié dans le champ scolaire. L’écrivain aurait assisté à quelques présentations de malades du Docteur Charcot à la Salpêtrière. Il s’est passionné pour les expériences de Mesmer avec son mystérieux « baquet » au 18e siècle démontrant les bienfaits de l’électricité sur les comportements humains et ouvrant ainsi la voie aux études scientifiques de la psyché humaine ; il a également suivi les travaux de l’École de Nancy sur l’hypnose et la suggestion, ce dont le héros du Horla témoigne dans la tenue de son journal.

C’est la soudaine perception et prise en compte de la présence de l’invisible (donc de l’inconscient), aux côtés des matérialités visibles de son monde familier, qui déclenche l’angoisse indicible du héros au début de son journal. Angoisse de cette présence immatérielle, mais agissante, qui va l’envahir jusqu’au moment de nommer cet être invisible le Horla comme double de lui-même, et dont il ne pourra se séparer que par sa propre disparition. Cette présence du Horla n’est pas sans rapport avec « l’inquiétante étrangeté » étudiée par Freud en 1919[1].

Le Théâtre de Châtillon vous propose une représentation du Horla le jeudi 9 avril 2015 à 20h30, mis en scène et interprété par Jérémie Le Louët (Compagnie des Dramaticules). À la suite du spectacle, nous vous invitons à participer au débat Café Psychanalyse en présence de François Regnault et Lilia Mahjoub, de Jérémie Le Louët (comédien) et de Christian Lalos (Directeur du théâtre de Châtillon).

Le spectacle étant en voie d’être complet, il est recommandé de réserver au plus vite vos places auprès du Théâtre de Châtillon au 01 55 48 06 90 ou par mail à billetterie@theatreachatillon.com

Affiche Café-psy 9 avril 15

Un aperçu vidéo du spectacle par le lien http://vimeo.com/75024775

  [embed]http://vimeo.com/75024775[/embed] [1] Freud S., « L’inquiétante étrangeté », Essais de psychanalyse appliquée, Idées Gallimard n° 353. Enregistrer

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La causalité, toujours singulière, de la marginalité

La causalité, toujours singulière, de la marginalité

« Aujourd’hui, il est pauvre : non parce qu’on lui a tout pris, mais au contraire parce qu’il s’est débarrassé de tout. » Friedrich Nietzsche, Le gay savoir, aphorisme 185

Pour la psychanalyse, penser la marginalité – et la précarité qui peut l’accompagner – comme un déficit à combler revient à en ignorer, voire en mépriser, les ressorts subjectifs toujours singuliers. L’inhibition, la passivité impliquent une participation inconsciente, une action dans le placement de la libido, invisible à l’observateur et opaque pour le sujet lui-même. Méconnaître cette participation voue toute tentative d’insertion à l’échec car elle attaque l’équilibre mis en place par le sujet, voire sa stratégie défensive… même si le sujet le demande, même si cet équilibre est cher payé. Le sujet ne peut introduire un changement durable dans ce montage que s’il a aperçu la logique inconsciente qui le sous-tend et donc seulement s’il a pu rencontrer un partenaire comme l’analyste prêt à accueillir le témoignage de sa position en se gardant de vouloir « son bien ».

Une brève vignette clinique du cas d’un jeune homme peut illustrer ces points. Elliot consulte récemment sur l’incitation de sa mère pour « un blocage » : il n’a aucun goût pour le travail qu’il lui faudrait fournir, il le sait, s’il veut obtenir son bac. « Horrible » est le terme qu’il choisit pour dire son expérience du monde depuis le collège. Il a été « dégoûté » par ses camarades et il en a conçu une haine pour les humains qu’il « déteste ». Et s’il s’est « calmé », comme il dit, c’est au prix d’un retranchement chez lui où la poursuite de sa scolarité à distance le laisse dans une certaine perplexité, à l’écart d’un monde dont il ne comprend pas les règles qu’il juge abusives. Pourquoi faudrait-il un bac et deux années d’étude pour entrer dans la fac d’audiovisuel qui l’intéresse pourtant ? Pourquoi tout est-il « codifié » ? Pourquoi ce passage obligé par des connaissances qu’il estime inutiles car trop éloignées de ses centres d’intérêt ? La philosophie qu’il découvre cette année n’est pas pour lui déplaire, mais pourquoi lui demande-t-on de rapporter les idées des philosophes sans plus se soucier de ses propres idées dont il dit « qu’on se fout » ?

Son seul ami a déménagé loin de chez lui, ce qui le prive de leur sortie mensuelle au cinéma. Quel effet a donc eu pour lui cette perte ? « Aucun ». L’ordinateur tend à devenir son partenaire privilégié. Elliot passe le plus clair de son temps à jouer en ligne. Ce n’est pas sans angoisse qu’il est venu à ce premier rendez-vous : « Qu’allait-il pouvoir dire ? » Cette question ne l’a pas laissé dormir de la nuit. Invité à dire ce qui lui vient, un rêve, un mot, un geste qui a pu le surprendre ou retenir son attention, il rapporte une phrase entendue qui entraîne son adhésion : « Dans un monde où on ne peut pas faire ce que l’on veut, on devrait avoir le droit de ne rien faire ». Veut-il d’un monde meilleur ? Autrement dit, y a-t-il des idéaux qu’il souhaiterait voir se substituer à ceux promus par la civilisation de la science et du capital ? Absolument pas. « Le monde est bidon, ce n’est pas qu’il pourrait être mieux, ça marche… On pourra toujours se plaindre, il est fait pour une majorité, pas pour ceux qui sont à la marge comme moi. »

Elliot se protège d’un monde incompréhensible qui « le saoule », il résiste à l’envahissement de l’Autre, tente de creuser avec l’objet rien un espace où loger son être : « Dans un monde où on ne peut pas faire ce que l’on veut, on devrait avoir le droit de ne rien faire ». Traduisons : dans une civilisation où le désir tend à être saturé par les objets de consommation, « faire rien » prend la forme d’une résistance.

Le pari de la psychanalyse sera justement de creuser avec lui un espace. Comment ? En apprenant de lui quel est son goût pour « les montages » et quelle est sa passion pour « les dragons qui volent, communiquent avec les pensées, sont intelligents et sages ». « J’ai tout un univers dans ma tête », a-t-il pu nous confier. Lui permettre de nommer cet univers, c’est donner à Elliot une chance de l’insérer dans l’Autre et ainsi redonner une valeur au monde qui n’en a plus pour lui.

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Pourquoi la guerre ?

À propos de l’ouvrage :

La psychanalyse à l’épreuve de la guerre,

sous la direction de Marie-Hélène Brousse

Paris, Berg International, 2015

« Pourquoi la guerre ? » répondait Freud à Einstein qui, en 1926, se demandait plutôt « Comment faire la paix ? ». En cette période du centenaire, où nous prenons la mesure des illusions, voire du délire du rêve pacifiste[1], la question du « pourquoi » insiste et nous invite à voir de plus près comment Freud, le Viennois, aspiré et horrifié par le déchaînement des combats au moment où sa clinique et ses concepts sont l’objet d’une violente controverse, trouva dans le conflit mondial le ressort d’avancées cliniques importantes, telles que les névroses de guerre, l’occasion d’une diffusion de sa pratique et de remaniements théoriques majeurs. À tel point qu’on a pu considérer la guerre de 1914 comme le « laboratoire de la psychanalyse »[2].

C’est sur ces deux versants, clinique et théorique, qu’est construit cet ouvrage collectif, présenté par Marie-Hélène Brousse comme le résultat de deux années de recherche au sein de la communauté de travail d’orientation lacanienne. À l’instar de l’historien, qui ne se prononce pas sur La guerre, mais ne connaît que des guerres dans leurs particularités irréductibles, la partie clinique de l’ouvrage nous offre les témoignages de ceux qui, analystes ou analysants, débordés et meurtris par l’épreuve de la guerre, vécue ou transmise par d’autres, ont su trouver dans la parole analytique leur place de sujet aux prises avec cette blessure intime.

C’est aussi au témoignage des poètes que les textes font appel, tant il est vrai que la guerre, lieu de l’indicible, touche à la langue en ce point limite où la mort vient fracasser la vie nue, sans médiations, mais aussi où vacillent les Idéaux, les signifiants qui pouvaient donner un sens à la vie, et à la mort, et où se déchaîne un réel sans loi. Seul le poète qui, comme le notait Lacan, toujours précède l’analyste, sait tisser ensemble « l’Autre, le soi, la langue et le trauma »[3] pour témoigner d’un au-delà de la sidération et de l’horreur : ainsi sont convoqués Paul Célan, mais aussi Kertesz, Appelfeld et Paulhan pour dire qu’on peut écrire l’impossible, « que la langue ne fut pas perdue, mais qu’elle dut traverser sa propre absence de réponse, un épouvantable mutisme, les mille ténèbres de paroles porteuses de mort »[4].

La guerre, multiple mais Une

Les guerres, toujours singulières et toujours inventives, ébranlent le corps social, détruisent les œuvres de la culture, bouleversent les croyances, les pratiques et les savoirs, suscitant le questionnement inépuisable des historiens. Mais au cœur de ces aventures contingentes réside un noyau, un indicible, celui du vivant humain confronté à la mort, à l’angoisse, au bruit et à la fureur. La psychanalyse et l’histoire se rencontrent et se croisent, au chevet de ces corps saisis par l’épouvante, écrasés par des deuils impossibles et des cauchemars récurrents. L’épreuve de la guerre est en ce sens l’occasion pour le sujet d’affronter son désir, sa jouissance, voire son symptôme : elle met à ciel ouvert son horreur intime, « ce point que le sujet ne peut approcher qu’à se diviser lui-même en un certain nombre d’instances »[5], trauma, « trouma », dira Lacan, à partir duquel Freud, enseigné par les névroses de guerre, concevra sa deuxième topique et la notion paradoxale de pulsion de mort.

Irréductible à la clinique ordinaire, mais aussi son épure et sa plus secrète vérité, est cette rencontre de l’innommable où le sujet peut découvrir que l’Idéal qui le pousse au sacrifice est le masque d’une violence dont il est complice, qui libère en lui cette instance obscène et féroce du surmoi, et que « l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »[6].

Le malaise dans la civilisation

Au-delà des particularités historiques où la guerre est « ce caméléon, qui change de nature à chaque engagement »[7], le signifiant universel qui répond à celui de La guerre, en général, est celui de civilisation. C’est en son cœur même, parcouru par un malaise dont elle est le symptôme, que Freud isole le principe de la permanence de la guerre, son éternel retour. La guerre, en effet, après en avoir été l’origine (cf. Totem et Tabou, et tout meurtre fondateur de cité), est l’ombre portée de toute civilisation, son ressort caché, sa face obscure, plus exactement son retour du refoulé. Et c’est pourquoi la réflexion sur la guerre, dans le sillage de Freud et de Lacan, tracé par ce livre, ne peut esquiver la question de la nature du lien social. La guerre est « extime » à la civilisation : à la manière du Cheval de Troie, elle lui tend le piège d’offrir à la pulsion de mort le masque des idéaux, Bonheur, Progrès, Justice, par où transite, en contrebande, la jouissance mortifère du renoncement pulsionnel. Toute guerre, en ce sens, met en scène, et surtout en musique, une sombre pièce à deux personnages : Kant avec Sade.

Ainsi l’avouait Napoléon : « Je fais mes plans de bataille avec les rêves de mes soldats endormis »[8].

La guerre, fait de discours

Cette oscillation, repérée par Freud, entre Idéal du moi et surmoi, que traduisent les liaisons dangereuses entre sublimation et perversion, le laisse tout de même prisonnier du binaire Eros/Thanatos qui, comme tout binaire, pose la question de leur articulation. Lacan efface cette dualité dans la notion de discours, qui radicalise le lien social et en décline les figures, plus concrètes et variées que la notion freudienne, un peu passe-partout, d’identification. La pensée des Lumières et ses idéaux émancipateurs, auxquels Freud reste fidèle, oscille entre deux discours : le discours du Maître et le discours de l’Université. C’est sa faiblesse – sa débilité – selon la définition de Lacan : flotter entre deux discours.

Ceux-ci se conjuguent au capitalisme dans le moderne discours de la Science, dont Freud n’a pu mesurer les ravages, au profit du Maître moderne aux commandes d’un monde illimité. La guerre y a changé d’échelle, mais aussi de nature : explosive, convulsive, hors la loi, échappant aux États, aux territoires et aux frontières, mais aussi aux scansions temporelles (déclarations, trêves, armistices, traités). Elle est planétaire (terrorisme) ou minuscule (Flashmob, foule éclair, violemment mise en réseau). Elle accompagne la culture post-moderne du no limit. Une logique de globalisation est à l’œuvre, où la chasse, et non le duel, devient le paradigme de la guerre. Dans ce monde sans frontières où l’ennemi n’a plus de sanctuaire, la formule de Napoléon (encore !) « En guerre comme en amour, il faut aller au contact » perd de sa pertinence. Le corps à corps laisse la place à la puissance d’effraction du regard.

Selon Gérard Wajcman, « […] le drone s’élève en symbole matériel d’une guerre dématérialisée »[9]. Il rend effectif « le pouvoir mortel de l’œil »[10]. Véritable Méduse technologique, il « marque le règne conjoint, sur terre de l’omnivoyance et de la toute-puissance […] »[11] et « n’est plus seulement l’incarnation d’un dieu voyeur mais la manifestation d’un dieu vengeur »[12]. Cependant, le drone a tout de même un pilote, qui n’est pas un dieu : « le viseur se voit visé par sa cible […] un homme, une femme, un enfant auquel on vient de donner la mort »[13]. « Le traumatisme des pilotes de drone est que la mort les regarde. Le drone est le retour du trauma », commente Éric Laurent.[14]

Nous ne pouvons citer nommément les vingt-sept co-auteurs de ce livre, si riche dans sa diversité. Retenons les deux points forts qui servent de socle à ce florilège :

La guerre est un fait de discours, le miroir grimaçant du lien social, son anamorphose. Elle porte à l’incandescence ce qui fait son ressort caché : capturer la jouissance par le pouvoir du signifiant qui, la mettant à son service, la rend insatiable et mortifère.

La guerre porte au paroxysme le mode de jouir déréglé du vivant humain, corps parlant. Dans son registre propre, celui du trauma, elle offre, sur le théâtre de ses opérations, une vision ravageante et surdimensionnée des aventures du corps percuté et torturé par le signifiant (de la mort, du pouvoir, de la science, etc.). Et quel meilleur exemple de la violence du signifiant pur, hors sens, que la langue monosyllabique des combats ?

Ainsi, portée par la fascination qui a présidé à son origine, la psychanalyse doit se faire enseigner par la guerre, et a quelque chose à lui enseigner.

[1] Ratier F., « La paix est un délire », La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, sous la direction de Marie-Hélène Brousse, Paris, Berg International, 2015, p. 125. [2] Gueudar-Delahaye A., « 1914-1918 : laboratoire de la psychanalyse », ibid., p.107. [3] Mitelman M., « Paul Celan : la guerre dans la poésie même », ibid., p. 89. [4] Celan P., cité par Mitelman M., « Paul Celan : la guerre dans la poésie même », ibid., p. 90. [5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 51. [6] Ibid., p. 247. [7] Clausevitz, cité par Francis Ratier, « La paix est un délire », La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, op.cit., p. 137. [8] Ibid., p. 141. [9] Wajcman G., « « Œil de guerre », ibid., p. 214. [10] Ibid., p. 215. [11] Wajcman G., « « Œil de guerre », ibid, p. 216. [12] Ibid. [13] Briole G., « Effroyables inquiétudes », ibid., p. 117. [14] Laurent É., « Postface », ibid., p. 251.

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La crise et ses nouages

Le 11 mars dernier, dans le local de l’ECF, s’est tenue une séance du Séminaire « Nouages », en préparation au prochain congrès de la NLS, « Moments de crise », à Genève, les 9 et 10 mai 2015. Le séminaire « Nouages » a pour fonction de tisser les liens entre les différentes sociétés de la NLS. Ce fut pour nous, les psychanalystes français, l’occasion de participer à ces échanges pour la première fois.

La soirée était présidée par Lilia Mahjoub, vice-présidente de la NLS. Elle rappela l’occurrence du terme « crise » chez Freud – crises de toux de Dora–, et, chez Lacan, crise du sevrage, voire crise permanente du transfert. Ces crises nous ouvrent à une dialectique dont l’obstacle est l’objet a. Cette boussole précise fit de ce moment l’acmé de la soirée.

Éric Laurent est intervenu sous le titre : « Effets subjectifs de la crise post DSM ». Dans « La science et la vérité », Lacan pointe que les crises de l’histoire de la science entraînent des crises subjectives chez les savants. Il revient sur la question dans sa conférence  « Le triomphe de la religion », pour se centrer sur l’angoisse du savant. À la différence de Freud, qui idéalisait les scientifiques, Lacan considère la science comme une profession impossible.

É. Laurent s’est ensuite référé à la crise actuelle de la psychiatrie et à ses symptômes subjectifs : cette crise a eu lieu au moment de la publication du DSM 5. Thomas Insel, président du National Institut of Mental Health, avait pu noter à ce sujet le peu de variations de cette version du manuel par rapport aux précédentes : la force et la fiabilité restent les mêmes et il n’y a pas de validité scientifique. Désormais, le NIMH réoriente sa recherche loin des catégories du DSM. À ces fins, il lance un nouveau projet : le Research Domain Criteria. En conséquence de cette crise, les symptômes pullulent : l’abîme se creuse entre la recherche fondamentale et les médecins qui tentent, en vain, d’obtenir une application à ces résultats, Big Pharma ferme ses portes pour sous-traiter la recherche avec des petites start-up privées, le désir des psychiatres est touché car les candidats sont moins nombreux que dans d’autres spécialités médicales. Enfin, les bulles diagnostiques comme le TDAH, permettent à certains individus de se retrouver dans des catégories, de revendiquer ensuite leurs droits ; les usagers et leurs souhaits orientent alors la recherche, la rendant imprévisible. L’usage off-label des médicaments est de mise. Autant d’effets subjectifs de cette crise des classifications qui sont à reprendre par la psychanalyse, qui peut souligner les modes de jouir qui s’ordonnent d’une crise. La crise est ce qui est logé comme faille fondamentale de la mentalité du sujet, au sens de Lacan. É. Laurent a rappelé que si la maladie mentale n’est pas entitaire, c’est la mentalité qui a des failles, d’où la crise.

Philippe La Sagna a mis en relief la crise comme « ce qui juge, ce qui décide ». Actuellement, en voulant éviter la crise à tout prix, on oublie sa valeur de critique. Déjà Erich Fromm, avec la Théorie critique spécifique de l’École de Francfort, s’en était servi vis-à-vis de la psychanalyse. P. La Sagna illustra par un cas clinique l’éclairage apporté par la crise  sur le rapport d’une femme à sa jouissance. En tant que psychanalystes, il nous revient de viser à transformer les effets de crise en effets de symptôme.

Inga Metreveli, membre de la NLS, de Moscou, est intervenue ensuite sous le titre : « La crise de la quarantaine ». Un homme vient la rencontrer à l’occasion de son 40e anniversaire, qui est aussi le jour anniversaire de la mort de sa mère. L’analyse va dévoiler, derrière cette crise, la position de ce sujet, partenaire idéal de sa mère. Cette position se décline dans le rapport à sa femme choisie en tant que mère potentielle. Le rapport à la femme est vécu comme impossible. À partir d’une demande impossible à l’analyste va s’opérer une rectification subjective de telle sorte que la crise de la quarantaine s’estompera au profit du début de sa vie d’homme.

Alexander Fedtchuk, membre de la NLS, de Novossibirsk, a présenté un cas clinique intitulé « Mauvaise fille, mauvaise femme ». Une femme de quarante ans se plaint de l’enfer quotidien que lui fait vivre son mari. Cependant, et malgré les humiliations infligées, elle n’arrive pas à prendre du recul. Si son mari la délaisse au profit d’autres femmes, c’est qu’elle est « mauvaise ». Alors qu’elle a le sentiment que l’analyste la maltraite, une crise survient dans cette cure. L’analyste épingle alors un signifiant-maître : « martyr ». La patiente saisit que son « martyr » n’est autre chose que la croyance dans la version maternelle du père.

Le débat a surtout porté sur les effets d’ouverture de ces crises transférentielles. É. Laurent a mis l’accent sur l’interprétation calculée comme le rapport de l’analyste à son inconscient, suffisamment apaisé pour pouvoir opérer sans penser. Les crises ont permis, en l’occurrence, de nouer quelque chose et d’arrêter la répétition.

Au milieu des disque-ourcourants actuels sur la crise, qui tentent la maîtrise à tout prix, la psychanalyse rappelle que le réel ne peut pas être apprivoisé. La crise décide puisqu’elle est émergence du réel. Il est donc plus urgent que jamais de suivre l’orientation par le réel : « Il ne faut pas trop dramatiser, quand même. On doit pouvoir s’habituer au réel », put dire Lacan en 1974.[1]

[1] Lacan J.,  Le Triomphe de la religion, Paris, Seuil, p. 93.

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