Du portemanteau à l’escabeau
Prenons comme exemple ce mot que l’on trouve, au chapitre 12, dans la deuxième partie de Finnegans Wake[1] : murmoureusement (traduction Philippe Lavergne). C’est un pun, comme l’indique Lacan[2]. Il s’agit là d’un mot qui est fait d’au moins deux ou trois mots – mur, murmure et amoureusement. C’est, comme le précise Lacan[3], un portemanteau au sens de Lewis Carroll. L’on trouve en effet, au chapitre 6 de De l’autre côté du miroir, des exemples de ce que Gilles Deleuze a également appelé, dans Logique du sens[4], des « mots-valises ». « Slictueux », explique Humpty Dumpty à Alice, signifie à la fois « souple, actif et onctueux », tandis que « flivoreux » veut dire en même temps « frivole et malheureux » (traduction Henri Parisot)[5]. Le portemanteau est donc un mot inventé à partir de la condensation de plusieurs mots. Sur ce point, Lewis Carroll fut donc un précurseur de James Joyce. Comme le fait remarquer Lacan, l’usage du portemanteau est très fréquent dans Finnegans Wake. Il va jusqu’à dire, à cet égard, que Finnegans Wake est « quelque chose qui joue, non pas à chaque ligne, mais à chaque mot, sur le pun »[6]. Or, l’usage du portemanteau accentue le sentiment d’inintelligibilité que l’on éprouve à la lecture de Finnegans Wake.
Un certain nombre de feuillets, qui portent sur le mythe de Tristan et Yseult et qui ont servi à Joyce de point d’appui pour écrire Finnegans Wake, viennent d’être traduits de l’anglais par Marie Darrieussecq sous le titre Brouillons d’un baiser[7]. Dans sa préface, M. Darrieussecq évoque cette « inintelligibilité » du texte de Joyce qui le situe ainsi à la limite d’une lisibilité possible. Lacan, pour sa part, insiste sur la « jouissance » qui a été celle de Joyce lorsqu’il a écrit de cette manière-là – c’est-à-dire en laissant derrière lui la lumière du jour (celle qui éclaire encore Ulysse) et en s’avançant dans l’obscurité de la nuit qui, elle, renvoie au cauchemar de l’histoire humaine. Lacan y saisit là un symptôme[8] : une telle manière d’écrire ne met pas en jeu l’inconscient, ni celui de l’auteur ni celui du lecteur. En ce sens, l’art de l’artiste n’est pas lié à l’inconscient, mais relève du symptôme. Le symptôme en question vient précisément du fait que l’objet d’art (Lacan écrit cela eaube jeddard) se tient séparé de l’inconscient de celui à qui il est destiné. En cela, le pun se distingue du joke. Il ne vise pas à faire lien social. Le portemanteau n’est pas un mot d’esprit au sens de Freud. Le lecteur peut-il néanmoins prendre plaisir à lire un texte qui lui est proposé comme étant inaccessible et que, par conséquent, il ne comprend pas ? C’est la question. Le lecteur peut en effet, si « ça ne lui dit rien », abandonner le texte illisible à ce qu’il est – inintelligible – et s’en éloigner.
M. Darrieussecq affirme que l’on peut prendre plaisir à lire Finnegans Wake à condition de le lire selon une certaine modalité – celle qui consiste à ouvrir le livre au hasard. Lacan, quant à lui, considère que Joyce a donné à Finnegans Wake la fonction d’être son « escabeau». Écrire Finnegans Wake a été une façon pour lui de monter sur son escabeau afin de provoquer un hurly-burly[9] dans la littérature et par là même de se faire un nom. De ce point de vue, Lacan a pu dire que Joyce a ouvert la voie et que le symptôme dans la littérature moderne est, dès lors, la conséquence de ce que « La pointe de l’inintelligible y est désormais l’escabeau dont on se montre maître »[10]. Lacan lui-même ne s’en excepte pas. Dans l’un des feuillets traduits par M. Darrieussecq, il est question de l’escabeau sur lequel monte Yseult lorsqu’elle veut montrer ses jambes. Elle traduit ainsi par « escabeau » le mot de Joyce stepladder[11].
Il me semble donc important de souligner ici que Lacan a mis en valeur l’escabeau joycien en l’articulant à une manière symptomatique d’écrire.
[1] Joyce J., Finnegans Wake, Traduction Philippe Lavergne, Paris, Folio Gallimard, 1997. [2] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Le Champ freudien, 2005, p. 165. [3] Ibid., p. 165. [4] Deleuze G., Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, Septième série et Treizième série. [5] Carroll L., De l’autre côté du miroir, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 318-319. [6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 165. [7] Joyce J., Brouillons d’un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake, Préface et traduction de l’anglais par Marie Darrieussecq, Paris, Gallimard, 2014. [8] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 165. [9] Hurly-burly veut dire tintamarre, tumulte. [10] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Le Champ freudien, 2001, p. 570. [11] Joyce J., Brouillons d’un baiser, op. cit., p. 62-63. Lire la suite