Moment de grand bonheur que celui passé à écouter une heure durant Alain Grosrichard nous entretenir à Genève de « Jean-Jacques entre deux morts ». Les rêveries du promeneur solitaire dont il a procuré récemment l’édition avec François Jacob en étaient l’occasion[1]. La circonstance était propice pour faire retour à Rousseau cette fois lu en clinicien, comme l’a indiqué Jacques-Alain Miller, au moment de donner la réplique à l’orateur. Des extraits de la « Deuxième promenade » colligés dans un tiré à part à l’usage des congressistes nous faisaient tenir le fil de la lecture. Je ne puis en donner ici, on le comprendra, qu’un écho très affaibli qui n’en répercutera guère, avec mes mots, que l’argument clinique réduit à l’essentiel.
Rousseau témoigne de « la plus étrange position où se puisse trouver un mortel »[2] : celle de se retrouver étranger à l’humanité au point de se considérer comme le seul humain parmi les hommes, eux qui n’auraient d’humain que l’apparence, voire qui ne seraient que des machines comme l’a suggéré J.-A. Miller. On aura tout lieu ici de lire l’expérience de « mort du sujet » que Rousseau aura traversée et qu’il décrit très précisément comme un « saut de la vie à la mort »[3]. Il y percevra aussi bien le stigmate de son destin : être celui « qu’une génération tout entière s’amuserait d’un accord unanime à enterrer tout vivant […] »[4], et, précisément, sujet rivé dans l’espace de l’entre deux morts, de la mort symbolique qu’il subit avant même l’autre mort qui mettra un terme à la vie.
Contre le « complot universel »[5] dont il se considérait en permanence l’objet, Rousseau s’est regimbé. « Mais cette fois, écrit-il à l’automne 1776, j’allai plus loin »[6]. Rousseau se résout en effet à conclure : cet accord universel de tous visant à sa perte et qui attente à sa réputation, n’est pas seulement « le fruit de la méchanceté des hommes »[7], « Il tient du prodige »[8]. C’est l’œuvre de Dieu lui-même et son décret. La formule est frappée, qui résume la position du sujet : « Dieu est juste, il veut que je souffre et il sait que je suis innocent »[9]. Tel est l’axiome, et le sentiment intérieur tout à la fois, qui le consolent et le rendent à la sérénité. On y lira le consentement du sujet à être non pas tant l’objet de la jouissance de Dieu « Dieu est juste », que l’objet de son vouloir, et, en cela, de sa distinction « il veut que je […] ». Élection dont il révère le mystère, et dont sa propre souffrance, loin d’être châtiment de Dieu « il sait que je suis innocent », est le signe « il veut que je souffre ».
C’est assez. Car cela, à soi seul, suffit à lui garantir la rédemption de son être « d’horreur de la race humaine »[10]. Ainsi l’ordre du monde sera rétabli, où le sujet recouvrera son nom de dignité pleine et entière : « tout doit à la fin rentrer dans l’ordre, et mon tour viendra tôt ou tard »[11]. Tel est le sort que le Promeneur solitaire se voit assigner par le décret du Ciel. Sa déréliction d’être d’exception placé ici-bas hors de l’humanité, déréliction qui est aussi le lieu et la substance de sa jouissance (ses « ravissements» et ses « extases »[12] de solitaire absolu), est appelée à trouver dans « l’Être parfait qu’il adore »[13] la clôture de son achèvement.
[1] Rousseau J.- J., Les Rêveries du promeneur solitaire – cartes à jouer, Paris, Œuvres complètes, Classiques Garnier, 2014, tome XX – 1776-1778, édition d’Alain Grosrichard et François Jacob.
[2] Ibid., « Deuxième promenade », p. 147.
[3] Ibid., « Première promenade », p. 133.
[4] Ibid.
[5] Ibid., « Deuxième promenade », passim, p. 161.
[6] Ibid., p. 161.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid., « Deuxième promenade », p. 161.
[10] Ibid., « Première promenade », p. 133.
[11] Ibid., « Deuxième promenade », p. 161.
[12] Ibid., p. 147-148.
[13] Ibid., p. 161.