Le mariage, un symptôme normal
« Le mariage me paraît un symptôme, un symptôme normal.
C’est un symptôme social qui a été mis au point et que l’on adopte » [1].
Guy Trobas : Le Mariage, un symptôme normal, nous dit Jacques-Alain Miller. C’est donc un symptôme qui sort du registre de la particularité, celui que nous concevons psychanalytiquement. La norme prétend, elle, à un certain universel, ce que confirme le terme de social – qui renvoie ici à notre société. En serait-il de même dans celles où règnent encore, à des degrés variables, des règles d’alliance qui ordonnent de manière obligée la création des couples formateurs de familles ? La notion d’obligation s’oppose évidemment au terme d’adoption qu’utilise J.-A. Miller pour caractériser notre rapport au mariage, ce qui suppose une liberté de choix et donc, en principe, la décision subjective de deux partenaires. Dit autrement, la loi, disons de leur cœur, est supérieure à celle qui a institué le mariage puisqu’elle décide, ou non, de se loger dans cette forme instituée.
Anaëlle Lebovits-Quenehen : Le nombre des symptômes que constitue l’union de deux êtres est indéfini. D’autant qu’ils ne cessent de croître et de se multiplier : le mariage en fait partie au même titre que la consommation de partenaires divers et variés, ou le concubinage, l’union libre, celle consacrée par l’Église, celle qui est laïque, la relation épisodique et erratique, j’en passe, toutes ces modalités du couple constituent autant de symptômes. Symptôme donc, que le mariage. Mais symptôme normal, nous dit en effet J.-A. Miller. Pour le côté « normal », notons que le mariage reste, en France notamment, une institution d’importance. Les débats qui ont entouré le mariage pour tous et dont on discute encore dans les chaumières en attestent assez.
Mais quel est le véritable enjeu du mariage ? Nombreux sont les couples qui s’aiment assez pour avoir des enfants, et s’unir à ce titre pour l’éternité par le biais des enfants qu’ils partageront toute leur vie, tout en se refusant à s’unir par des liens du mariage. L’enjeu de l’union éternelle n’est donc pas spécifique au mariage. Mais l’enjeu du mariage ne se résume pourtant pas à un simple bout de papier comme le prétendent ceux qui regardent ce symptôme d’un œil critique, ceux-là mêmes qui le récusent bien souvent au nom de ce que le mariage serait une institution trop normale. Pourtant, leurs récusations emportent une certaine vérité quant au couple. Tandis que le mariage est « un contrat légal […] qui lie des volontés », le couple (marié ou pas) est d’un autre ordre : il lie des symptômes qui consonnent [2], comme le note J.-A. Miller, des modes de jouir qui s’entendent comme larrons en foire – et ceci est d’autant plus vrai aujourd’hui qu’on choisit librement son partenaire amoureux et son mari ou sa femme. Je crois que c’est cette vérité du couple que promeuvent les anti-mariages, signifiant qu’il y a une vérité du couple, une jouissance du couple, qui ne se laisse pas résorber dans le cadre légal qu’offre le mariage.
Si le mariage se résumait toutefois à un bout de papier, on ne ferait sans doute pas tant de manières, ni pour se marier, ni pour ne pas le faire. C’est l’enjeu que constitue le choix de se marier (ou de ne pas) qui donne finalement une idée du caractère éminemment symptomatique du mariage.
G. T. : Il faut dire que cette institution du mariage dans notre société présente une spécificité extraordinaire par rapport aux règles d’alliance dans les structures élémentaires de la parenté, même atténuées à l’époque romaine, où très dégradées à l’époque féodale. Cette spécificité tient au fait qu’à un certain moment, a été donné le coup de grâce à ce qui avait été jusque-là une forme de sagesse quant à la stabilité des sociétés : c’est celle que signale Lacan quant aux soins de ces sociétés, dans toutes les cultures, de laisser à la porte de toute alliance fondatrice de la famille la loi du cœur, soit l’amour et la sexualité qui pourraient s’y loger. Notre mariage présente en effet cette nouveauté radicale de faire entrer l’amour de plain-pied, et avec force de loi, dans ce type d’alliance. Pour que ce principe prenne force ; il a certes fallu quelques siècles à partir du moment où il fût énoncé. Quand et sous quelle forme ?
Si nous estimons qu’il y a là un progrès dans notre civilisation – qui dirait le contraire ici ? – il faut bien convenir que nous devons, pour que la loi de l’amour devienne un signifiant-maître, une fière chandelle à un Pape doctrinaire et très politique qui a d’abord bien senti une sorte d’insurrection de l’amour, de ses discours qui fleurirent au XIIe et XIIIe siècles. Du chant breton de Tristan et Iseult devenu une multitude de récits et de romans, en passant par les trouvères parcourant l’Europe de l’époque, glorifiant aussi bien les feux de l’amour et du désir réalisé entre deux êtres que ces mêmes feux aux retenus ascétiques de l’amour courtois. Mais, outre la déferlante précédente, ce Pape a aussi tenu compte de l’expansion de ce qu’on a appelé le catharisme qui doctrinait sur une pureté rejetant l’amour entre des êtres charnels en tant qu’expression du mal. Hérésie éminemment dangereuse selon lui pour le catholicisme. C’est donc ce Pape, Innocent III qui, au quatrième Concile de Latran en 1215, introduit le mariage catholique indissoluble en tant que sacrement majeur devant être fondé sur l’affectio maritalis. Le choix de l’amour est ici substitué, dans la formation du couple, au devoir d’amour. Certes cet amour, pour être dans le registre de la sublimation spirituelle christique dont l’église est la médiation, ne saurait être concupiscent, laïc, tel l’amour des troubadours, mais des dispositions canoniques ouvrent bien cette voie en substituant à la simple union arrangée des corps celle de l’union de deux volontés, de deux désirs. Que sont ces dispositions ?
A. L.-Q. : Nous verrons dans un instant ce que sont ces dispositions, mais auparavant, attardons-nous un court instant sur ce que Guy vient d’avancer. Le mariage en effet inclut dans nos contrées la dimension de l’amour. Certes, il y a encore des exceptions à cette règle, mais disons que c’est généralement le cas quand deux sujets décident de s’unir malgré les indices qu’ils ont déjà de ce que, entre eux, il n’y a pas de rapport [3].
Vous me direz que j’ai tout à l’heure fait valoir le contraire en affirmant que, dans le couple, les individus trouvaient une sorte d’harmonie inconsciente dans la consonance de leur symptôme, cette harmonie fût-elle vécue sur le mode de la plainte perpétuelle de l’Autre du couple. Ça n’empêche pas que les deux sont fondamentalement sans rapport en deçà justement de l’amour (souvent teinté de reproches et même parfois de haine) qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. La preuve en est justement palpable dans cette plainte que suscite l’Autre du couple et que l’on confie à l’analyste dans l’espoir de trouver une issue au symptôme que le couple constitue. Cette plainte est ce qui atteste du non-rapport tandis que la longévité du couple, la satisfaction qu’on en tire assez pour faire advenir ce couple, mais surtout pour lui permettre de durer, atteste de la sérieuse suppléance que trouve ce non-rapport dans l’amour, et éventuellement dans le mariage qui le légalise.
Le non-rapport fonde en effet le lien entre homme et femme, mais aussi bien entre femme et femme, ou homme et homme, ce qui fait que les homosexuels sont tout aussi éligibles au mariage que les hétérosexuels.
Quoi qu’il en soit, dès lors que l’amour s’invite dans le mariage, celui-ci passe de symptôme du non-rapport entre deux êtres, à symptôme de leur amour. Le mariage se fait ainsi symptôme de symptôme, symptôme au carré.
Symptôme de l’amour, lui-même symptôme du réel du couple, le mariage est donc depuis quelques siècles fondé sur l’affectio maritalis, comme Guy nous l’indique. Il se fonde sur l’alliance entre l’ordre symbolique dans lequel le mariage se scelle et celui de la jouissance où un couple trouve sa dissonante harmonie. Si le mariage était jadis fait pour exclure ceci, que « l’amour est enfant de bohème, qui n’a jamais, jamais connu de loi », comme le dit Carmen, depuis Innocent III le mariage (et même le PACS) n’exclut plus cette jouissance de l’amour hors la loi de son cadre légal.
G. T. : Donc les dispositions qui encadrent ledit sacrement reposent sur un principe auquel nous attribuerons le statut de nouveau signifiant-maître, c’est le « consentement mutuel » ! Et les dispositions en question le légifèrent pour être « parfait » : il doit être libre, public, dit de vive voix, dans un lieu ouvert, une église, et annoncé par des bans. Les mariages forcés et contraints seront déclarés non advenus ! Ce signifiant nouveau est, à l’évidence, porteur d’une subversion potentielle du statut de la femme : de l’objet d’échange ou d’appropriation masculine il implique un équilibre égalitaire. Il reste du chemin, c’est patent, et ce chemin n’est pas pavé de roses, quand il ouvre notamment à la « guerre des sexes » à laquelle J.-A. Miller a pu faire allusion ! D’ailleurs il a fallu attendre la Constitution de 1791 pour que le mariage soit laïcisé et qu’un certain nombre d’obligations faites à la femme dans le mariage sacramentel soient retirées. Notons toutefois que le mariage d’amour qu’il soit religieux ou laïque rend l’infidélité transgressive.
A. L.-Q. : Corneille et Racine dans le registre tragique, mais aussi bien Molière dans un style plus riant, se saisissent volontiers des difficultés occasionnées par la scission entre l’amour et le mariage, entre le mode de jouir qui fait tenir le couple et la forme légale qui est sensée lui donner son cadre. Mais la jonction de l’amour et du mariage à l’origine de laquelle Guy nous ramène, cette jonction qui permet justement d’épouser celui ou celle qu’on aime ou avec qui ça résonne authentiquement, ouvre aussi une voie à la possibilité d’épouser tout et n’importe quoi pourvu qu’on en jouisse plus et mieux que du reste. Au Japon, une femme s’est ainsi épousée elle-même, donnant un cadre légal à l’harmonie qu’elle trouve dans sa propre compagnie.
Le mariage d’amour humanise donc l’ordre symbolique qui encadre la jouissance du couple, mais il révèle ce que le mariage faisait jadis oublier, à savoir que le conjoint véritable d’une existence n’est pas toujours la personne « à qui vous unissent les liens du mariage, ni non plus la personne avec qui vous partagez [votre] lit »[4]. Qu’on songe en effet seulement, comme nous y invite Lacan et J.-A. Miller, au mariage d’amour entre André et Madeleine Gide, mariage par le truchement duquel André Gide écrivait sa correspondance, ces lettres qu’il chérissait plus que la femme à qui il les destinait. C’est bien ce sur quoi Madeleine Gide, brûlant un jour la correspondance de son mari pour le punir d’être allé voir ailleurs, ne s’est pas trompée un instant. Son acte interprétait son mari dont le véritable partenaire, était sa correspondance amoureuse tandis que son épouse n’était, en un sens, qu’une occasion d’écrire cette correspondance.
G. T. : Ainsi avec ou sans le mariage séculier, voire aussi religieux, s’ouvre une nouvelle ère dans la formation des couples et, au-delà, des familles désormais détachées d’un accomplissement religieux, voire d’une supposée nature des choses. Place à l’amour comme ciment de l’union de deux êtres (ou d’un seul avec lui-même comme Anaëlle vient de le mentionner), un amour que la loi de 1791 instituant le divorce a accepté comme pouvant être à durée limitée. Un certain idéalisme de la valeur pacifiante de ces nouvelles règles de formation du couple a incontestablement animé la fin du XVIIIe siècle et le suivant. Cet idéalisme, nous en entendons chaque jour les illusions sous forme d’angoisse, de dépression et autres ravages. Notre clinique est ici interpellée avec une constance majeure sur un certain envers, un certain prix à payer, comme effets de ce signifiant-maître authentifiant, idéalisant cette loi de l’amour. La sexualité et le mariage ne s’avèrent pas toujours, dans notre expérience, si gai que cela ! De cet effet, Lacan rend compte de manière abrupte en nous disant, au tout début de son Séminaire Encore, que sous l’habit de l’amour, même réciproque, il y a ce reste de l’objet a et qu’il rend impossible le désir de faire Un avec deux [5] – soit là l’impuissance du pari de l’amour.
Alors, le mariage comme symptôme ? Au sens du signifiant d’un signifié refoulé, selon la formule de Lacan, pourquoi pas pour le Pape Innocent III ! Sinon, faute de l’invention particulière de ce type de symptôme dans le symbolique, il faut en passer par une autre logique de formation des symptômes. Celle qui, sans exclure le registre symbolique de l’Idéal du moi implique la mise en jeu des identifications imaginaires. C’est ce à quoi J.-A. Miller se réfère probablement en évoquant, après cette phrase que nous commentons, la mode vestimentaire.
A. L.-Q. : Mais si c’est bien l’objectif de la cérémonie du mariage que de prescrire, dans un discours, un accord symbolique entre les êtres, il est par ailleurs évident que cette cérémonie ne résorbe pas l’absence de rapport sexuel dans le symbolique, nous l’avons dit [6]. D’où peut-être le faste de la cérémonie du mariage – quel que soit son degré – faste conçu pour faire oublier quel trou dans le symbolique le mariage tâche de surmonter avec plus ou moins de bon-heur.
Cependant, quelle que soit la forme que prend finalement toute suppléance au non-rapport sexuel, le trou sur lequel le couple prend appui appelle l’engagement sur fond d’incertitude, voire d’impossible. Le oui qui se proclame ainsi dans la cérémonie du mariage, ce oui performatif par lequel deux êtres s’unissent, ce oui est bien là pour nous faire entendre la portée de l’affirmation dont nulle certitude a priori ne saurait être garante [7]. C’est justement ce qui fait jusqu’à nouvel ordre la force de son engagement devant témoins, engagement qui défie toute norme pour le pire sans doute, mais aussi – le dit-on assez ? – pour le meilleur !
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Duetto lors des 48e Journées de l’ECF, le 16 novembre 2018
[1] Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », Quarto, n°78, février 2003, p. 16.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 28 mai 1997, inédit.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 44.
[4] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n°77, juillet 2002.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 12.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Scansions dans l’enseignement de Jacques Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 9 décembre 1981, inédit.
[7] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 164.