Aujourd’hui, la passion du chiffre atteint des sommets inégalés. Les nouvelles technologies du numérique bouleversent et infiltrent la vie de tout un chacun.
Dans La vie algorithmique – Critique de la raison numérique, le philosophe Éric Sadin ouvre son ouvrage par une fiction intitulée « Un monde parfait »[1], qui décrit la journée d’un individu. Petit résumé : Vous dormez paisiblement au cœur de la nuit et c’est votre couette intelligente qui assure votre confort thermique. Pour le réveil, on choisira pour vous la matinale de la station de radio qui diffusera les informations qui vous intéressent spécifiquement. Le petit-déjeuner suggéré tient compte de votre humeur et des données transmises par votre balance. Vous faites votre séance de yoga dans votre voiture Magicar qui, à la fin du trajet, « repart vers une place de parking, affectée en temps réel en fonction des disponibilités repérées dans la zone environnante via les capteurs tagués sur les places de stationnement »[2]. Passons à l’espace professionnel : à la sortie d’une réunion, votre bracelet greffé sur votre peau indique que votre degré de réactivité s’élève à 74%. Cette donnée sera immédiatement traitée « par le service robotisé d’évaluation des performances du personnel »[3]. Etc. Le seul couac se passe dans un bar où vous attend une jeune femme programmée pour une rencontre. « Très vite, vous comprenez que cette personne ne concorde pas dans les faits au palier d’adéquation initialement évalué. »[4] Ouf ! On respire ! « Vous filez vers la sortie »[5].
Éric Sadin indique que ce qui peut faire figure de récit futuriste, rend compte d’« une réalité déjà subrepticement à l’œuvre ». Il distingue les objets connectés qui s’associent à la personne et « la génération de flux numériques activés par un nombre toujours plus important de ses gestes, continuellement récoltés et analysés par des instances de tous ordres. Résultats croisés en temps réel […] qui lui reviennent sous la forme de conseils, suggestions ou d’alertes individualisés »[6]. Le fameux Big Data tisse ainsi la toile dans laquelle nous sommes pris.
Au fil de nos connexions multiples et variées qui enregistrent nos goûts, nos intérêts, nos préférences, un savoir se fabrique à notre insu pour faire entrer dans notre espace privé le grand marché mondialisé. Le sujet contemporain doit ainsi être régi et même formaté par le calculable. Pour ce faire, les qualités de l’humain sont transformées en données quantifiables. Cela relève « de ce grand chiffrage de l’être qui a commencé […] avec Descartes »[7].
Éric Sadin parle d’un « mouvement historique de numérisation progressive du monde » qui « instaure un nouveau type d’intelligibilité du réel constitué au prisme des données »[8]. Il y a là un nouveau paradigme qui transforme profondément le rapport à soi et au monde.
Cette passion du chiffre répond au besoin de maîtrise de l’être humain, colmatant la question existentielle et angoissante du « qui suis-je ? ».
Lacan, se référant à Nicolas de Cues, a distingué l’ignorance docte de l’ignorance docens. L’ignorance docte a à voir avec une position par rapport au savoir qui intègre un point d’impossible à savoir. Quant à l’ignorance docens, c’est l’ignorance de qui croit savoir. Le savoir est ici un savoir à visée totalisante, sans point limite.
Lacan a prôné l’ignorance docte : « […] la position de l’analyste doit être celle d’une ignorantia docta, ce qui ne veut pas dire savante, mais formelle, et qui peut être, pour le sujet, formante. »[9] Et Lacan d’ajouter que « la tentation est grande, parce qu’elle est dans l’air du temps, […] de transformer l’ignorantia docta en ce que j’ai appelé […] une ignorantia docens. Que le psychanalyste croie savoir quelque chose, en psychologie par exemple, et c’est déjà le commencement de sa perte […] »[10]. Qu’il croie savoir et « […] il ne sera jamais qu’un robot d’analyste »[11]. Ce qu’il y a à savoir justement, c’est qu’il y a un trou dans le savoir, c’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel.
Si la psychanalyse a à se situer du côté d’une ignorance docte, il me semble que le chiffrage algorithmique relève de l’ignorance docens, celle qui sait et qui tient pour certain que rien n’échappe à « la raison numérique ».
La réduction du psychique au cerveau en est un exemple frappant. Car l’Homme numérique va main dans la main avec l’Homme Neuronal. Jean-Pierre Changeux écrivait en 1983 : « les possibilités combinatoires liées au nombre et à la diversité des connexions du cerveau de l’homme paraissent en effet suffisantes pour rendre compte des capacités humaines. Le clivage entre activités mentales et neuronales ne se justifie pas. »[12]
Dans ce monde où règne la tyrannie du chiffre, parions sur ce qui rate et préservons une place pour la psychanalyse afin de continuer à accueillir ce qui échappe à « la raison numérique ».
[1] Sadin É., La vie algorithmique – Critique de la raison numérique, Paris, Éditions L’Échappée, 2015, pp.11-15.
[2] Ibid., p.13.
[3] Ibid., p.14.
[4] Ibid., p.14-15.
[5] Ibid., p.15.
[6] Ibid., p.19.
[7] Miller J.-A., Milner J.-C., Évaluation – Entretiens sur une machine d’imposture, Paris, Agalma, 2004, p.44.
[8] Sadin É., La vie algorithmique, op.cit., p.25.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p.306.
[10] Ibid., pp. 306-307.
[11] Lacan J., «Variantes de la cure type», Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.359.
[12] Changeux J-P., L’homme neuronal, Paris, Fayard/pluriel, 1983.