« Je mets des rimes » énonce Caroline Doucet, invitée à intervenir à Rennes, en tant qu’Analyste de l’École nouvellement nommée, sur le thème des « Paradoxes de la pulsion ». Conversant avec Hélène Bonnaud, Caroline Doucet a rendu sensible le « destin de la pulsion à la fin de l’analyse », en effectuant une relecture, rigoureuse et enjouée, des coordonnées pulsionnelles de sa propre cure. Tout au long du déroulement de celle-ci, la « discrétion » – une propension à se taire devenu un « mode d’être » dans l’existence –, faisait rempart au désir de l’analyste. Une fois l’analyse achevée, le témoignage s’impose comme nécessité et la passe devient le lieu où s’illustre, en acte, le nouage de la pulsion et du désir de l’analyste.
Qu’opère donc l’expérience analytique du côté de la pulsion ? « Ce qui ne change pas, c’est la pulsion » dit Jacques-Alain Miller. « Il n’y a pas de traversée de la pulsion, pas d’au-delà de la pulsion »[1]. En effet le fantasme se traverse, non pas la pulsion, mais lors de cette traversée, sont mises au jour les différentes modalités de l’objet pulsionnel et leur articulation au fantasme fondamental. S’éclaire alors ce qui a déterminé, souvent à l’insu du sujet, toute son existence – ce dont il se plaignait, mais dont il jouissait.
« L’inconscient, dit la nouvelle A.E., ne conditionne pas seulement un symptôme, il programme l’existence, le caractère, la personnalité, soit tout ce que le sujet fait et éprouve dans l’existence. » Quelques exemples illustrent ces dires : des symptômes de la toute petite enfance (le refus du sein maternel et une toxicose grave) ont servi de toile de fond à la construction d’un fantasme fondamental, ce que l’analyse mettra au jour. Les résonances signifiantes, itératives, permettent d’entendre autrement certaines formules « chocs » qui ont impacté la vie du sujet : « Je t’ai amenée morte à l’hôpital » prononcée et répétée à l’envi par un grand-père paternel, par exemple, ou telle autre, utilisée à maintes reprises par la mère : « La vie se chargera de te mater » chargée d’équivoques : mater (dompter), mater (regarder), mater (ma-taire), matar (tuer en espagnol), etc. Ces formules ont alimenté, chez ce sujet, la construction d’un fantasme fondamental qui s’énonce : « être battue/tuée par la mère » décliné en « être battue par la vie ». Par ailleurs, le glissement du refus de l’objet oral au refus de la parole adressé à la mère articule fantasme et pulsion, ici convoquée du côté de la « bouche cousue »[2].
Une fois repérées les constructions fantasmatiques, les symptômes peuvent être relus comme symptômes analytiques, non plus du côté du sens, mais du côté de la jouissance. « Après le repérage du sujet par rapport au a, l’expérience du fantasme fondamental devient la pulsion »[3] dit Lacan dans le Séminaire XI.
Pour Caroline Doucet – faire la morte, se faire oublier, choix professionnels orientés vers les choses de la mort, déménagements/désinstallations successives, jouissance de l’attente, etc. – s’avèrent être différentes modalités de jouissance entraperçues au cours du déroulement de la cure. Le lien au père fixé à l’objet regard (quête de son appui) ou à l’objet voix (attente des coups de téléphone), laisse le sujet dans une attente éperdue d’un soutien phallique. Ce lien se défera, après la mort du père, grâce à l’acte de l’analyste, libérant le sujet de cette captation, non sans un effet de fading. Une perte assumée signera alors la déflation d’une quête phallique répétitive.
Le repérage, dans une cure, de la construction fantasmatique produit des effets de dés-identification – non sans engendrer une part de désêtre – et met à nu les objets pulsionnels au service de la jouissance. Après cette traversée, un aperçu sur le réel et l’incurable s’avère possible. Il s’agit alors de réitération et non plus de répétition.
Ainsi Caroline Doucet témoigne, vers la fin de sa cure, de l’apparition de phénomènes de corps : une sensation de mort imminente – sans affect d’angoisse – fera signe de la trace d’un réel indicible, une sorte de « réminiscence » du corps (en lien avec la toxicose infantile). « Le sinthome n’est pas sans écho avec les marques premières de l’enfance » dit-elle. Un raclement de gorge, quasi-hallucinatoire, (il y a quelqu’un ?) associée à une décharge dans le corps (mélange d’angoisse et de vivification) seront les « restes » de cette expérience qui signent un nouveau rapport du sujet avec la jouissance, tremplin pour un désir qui désormais veut se faire entendre…
Une voix dès lors s’incarne dans une parole habitée, au rythme d’une pulsion vivante et d’un effort de poésie. Les signifiants résonnent, non du côté du drame de l’existence, mais avec légèreté. La pulsion n’a pas changé, sans doute, mais elle ne fonctionne plus en circuit fermé et décline ses nouvelles rimes, dans cette parole qui se déploie, non sans une tangible satisfaction. Hélène Bonnaud résumera le parcours de Caroline Doucet par une flèche : « De la bouche cousue à la bouche fléchée vers l’Ⱥutre de l’École. »
[1] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto n°77, juillet 2002, p.30.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p.164.
[3] Ibid., p.245