Y-a-t-il une clinique spécifique de l’exil ? Posée en ces termes, nous risquons non seulement d’ajouter une nouvelle méthode au panier de soins déjà existant pour les états dits de « stress post-traumatique », mais de renforcer, en plus sans le savoir, la ségrégation contre laquelle elle prétend lutter. Si spécificité il y a, c’est de mettre au travail le sens de la clinique psychanalytique – celle d’orientation lacanienne qui s’adresse aux parlêtres. Depuis janvier 2018, le CPCT Mons-Tournai travaille en collaboration avec le Centre d’accueil de la Croix-Rouge qui oriente les demandeurs d’asile susceptibles d’avoir « besoin de parler » à la consultation. Une des particularités de l’offre des CPCT est de faire préexister un lieu où c’est la parole qui peut trouver refuge au-delà de l’individu qui la supporte. Et dans cette tension, nous faisons l’hypothèse que la demande soudée à celle d’asile peut s’aérer. À cet égard, nulle réponse à la question sociale que pose l’exil mais plutôt dégagement de ce que Jacques-Alain Miller a pu apprécier dans ces mouvements migratoires soit « l’exode de la jouissance »1 propre à toute formation symptomatique.
Koffi, 19 ans, a fui ce qu’il appelle la « sauvagerie des hommes » encore aux prises avec des guerres ethniques ancestrales. En quête de « sécurité » et de « protection », il a trouvé refuge à Tournai. Cependant, un cauchemar le rattrape toutes les nuits : « Des corps qui reviennent de la mer » – une image réelle qui subsiste comme le résidu d’une longue traversée. Dès les premières séances, la parole démontre ses effets de perforation du réel : le cauchemar se réduit à des cris nocturnes troublant le sommeil de ses compagnons de dortoir répondant à l’appel : « Qu’est-ce qu’il y a ? lui demande-t-on. « Rien, je dors ». « Alors pourquoi tu cris ? », il ne sait pas. Et de cet effort de bien-dire dans un français rudimentaire, j’entends : « J’écris ». « Vous écrivez ? », demandais-je alors. L’instant d’étrangeté a laissé place au plaisir partagé d’une expérience de lalangue, en un seul mot. Non, il n’écrit pas. Koffi attend d’être « accepté » afin d’accéder à une formation. Rêve d’enfant… Il se remémore cette parole de son instituteur : « Si tu veux être un homme bien, tu dois aller à l’école ». Mais suite au décès de son père, puis au meurtre de son frère, il a dû, à 9 ans, prendre la relève paternelle. S’en était fini l’école, il devait travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Sa demande d’asile a été refusée, son idéal vacille sans pour autant quitter la semelle de ses souliers2, comme dit Lacan. Il évoque les solutions qui se présentent à lui, puis demande : « Est-ce que l’on peut continuer à se voir même si je ne suis plus à la Croix-Rouge ? ».
Aya s’assoit, confortablement logée dans une veste matelassée, la tête enfouie dans la capuche, les mains dans les poches, le regard au sol, des larmes coulent sur son visage aux traits tirés : « Je souffre trop », parvient-elle à dire. Le silence accuse réception de mes tentatives pour faire conversation. Finalement, je consens à en faire un lieu de repos et d’un « oui » de la tête, elle accepte ma proposition de revenir. « Parler, c’est difficile pour vous », lui dis-je, une fois. « Non », répond-elle franchement redressant le regard et engageant un interrogatoire sur ma situation personnelle. Je me prête au jeu saisissant cette première ouverture à la parole. L’effet est immédiat : « Les hommes ne m’aiment pas », énonce-t-elle. Mariée par ses parents à un cousin, elle vivait avec sa belle famille employée comme femme de ménage : « Si je parlais, on me frappait, dit-elle, ce n’est pas de l’amour ça ! ». Aya a fui sous menace d’être excisée à son tour parce qu’elle ne parvenait plus à tomber enceinte après la mort de sa petite fille. Arrivée en Belgique à 37 ans, « sans enfant » et « moche », ajoute-elle, elle vacille entre « rester seule » ou « mourir ». Alors que j’insiste : « Je vous attends la semaine prochaine », elle demande à décaler le rendez-vous à 12h – heure du repas : « Je ne mange pas, je n’ai pas faim », dit-elle. J’accepte, enseignée par cette séance à double titre : premièrement, que la parole est conditionnée par celle calculée que cède le clinicien; deuxièmement, que parler, pour elle, c’est prendre un coup ! Je lui fais part de mes inquiétudes quant à cette tristesse imposante qui semble l’exiler d’elle-même, des autres, voire de son propre corps. Elle confirme avant de reprendre son interrogatoire. « C’est difficile la vie », ponctue-t-elle et ajoute : « J’attends la prochaine audience ». J’interrompe la séance. « Merci de vous inquiéter pour moi », glisse-t-elle avant de remettre sa capuche pour quitter le bureau. Aya se présente désormais coiffée et des boucles ornent ses oreilles. Elle parle de la fête organisée chaque année par le centre, des deux amis qu’elle s’est fait : une femme « seule » et un homme « gentil ». Elle évoque les trois chinoises avec qui elle partage la chambre et un « bonjour ! » ; elle commente la chaleur des rayons qui viennent réchauffer la pièce et lui rappeler le soleil brulant de Mauritanie, puis demande : « Je peux y aller ? Au centre, ils arrêtent de servir le repas à 13h ».
C’est donc moins l’exil que son envers qui convoque le discours analytique – soit cette pétrification du sujet dans l’attente d’une réponse de l’autre à sa demande d’asile. Dans ses Fragments3, Roland Barthes fait de l’attente un délire – celui de l’amoureux. Il le met en scène assis dans un café ou veillant le téléphone. L’amoureux ne fait rien qu’attendre ce moment de grâce et de reconnaissance où l’autre viendrait se donner à lui – purgation de l’angoisse. Position paradoxale de ces exilés venus d’Afrique qui ont mis leur vie en péril dans un mouvement de refus de l’Autre qu’il soit politique, social, culturel, religieux, ou encore familial pour attendre « tout » d’un autre. C’est ici que se vérifie les enjeux d’une pratique orientée par la psychanalyse : non pas d’accueillir ces individus comme des nécessiteux, ravalés du côté des besoins vitaux auxquels s’ajouterait le « besoin de parler » – on verserait dans la charité dont on connaît le sort que lui réserve Lacan dans son enseignement. À l’Un-tout-seul venu sauver sa peau, la parole semble opposer ses effets de vie lorsqu’elle est coupée du registre du besoin. Autrement dit, élever la parole à sa futilité au-delà de toute nécessité qui aimante sa conquête de l’autre.
1 Miller J.-A., « Enfants violents », Intervention de clôture à la 4e Journée de l’Institut de l’Enfant, le 18 mars 2017. Transcription et édition : Hervé Damase, Pascale Fari et Daniel Roy. Texte non relu par l’auteur, publié avec son aimable autorisation : https://institut-enfant.fr/2018/05/03/enfants-violents-par-jacques-alain-miller/
2 « Quelles que soient les modifications qui interviennent dans son entourage et son milieu, ce qui est acquis comme Idéal du moi est bien dans le sujet comme la patrie que l’exilé emporterait à la semelle de ses souliers – {…} ». LACAN J., Le Séminaire Livre V (1957-1958), Seuil, Paris, 1998, p. 289.
3 Barthes R., « Attente », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, Paris, 1977, p. 49.