« L’empiétement de la mort sur la vie »[1]
Quatre rencontres avec Mme A. Elle n’évoquera jamais la mort qui approche mais, elle sait. Elle témoigne des nombreuses pertes auxquelles elle a affaire mais surtout de la part de vivant qui la tient, que je soutiens. « J’ai une force de vie » dit-elle. De cette pulsion de vie, elle m’indique ce qui est important : sa famille, la lecture, le chiffrage (elle fait la comptabilité de son beau-frère et de nombreux jeux autour des chiffres). Elle s’ajuste progressivement dans son rapport aux autres en s’entourant de gens qui ne la plaignent pas. Et, en inventant une manière de faire avec celui qu’elle a choisi pour mari. Elle remet tout le monde sur les rails : son époux reprend le travail (elle le lui ordonne), son fils sa formation. Elle le nomme, c’est une nécessité, il faut que chacun reprenne le cours de sa vie. « La vie continue », dit-elle. Sinon, « j’étouffe, il faut pas m’étouffer ». Une fois chacun reparti dans le tourbillon de la vie, « je revis ». Lors de nos conversations, elle déplie comment elle s’y prend avec son mari : « je me lève le matin une fois qu’il est parti, je lui dis que j’ai besoin de me reposer et me mets à l’abri dans une chambre à l’étage. » Elle répètera à plusieurs reprises : « j’ai besoin de me mettre dans ma bulle » en associant cela à son enfance « je vivais dans une ferme, j’étais tranquille, y’avait pas de bruit ». Son mari l’angoisse, en sa présence, le manque vient à manquer. Elle déplie alors, lors de notre dernière rencontre, la fonction qu’a pour elle le signifiant : « être indépendante ». Elle ne veut pas dépendre de l’autre, aussi bon soit-il.
La maladie flambe dans le corps. Le suivi s’arrête là. Dans la grande majorité des cas, c’est la mort elle-même qui vient mettre un terme aux rencontres.
Du traumatisme, Jacques-Alain Miller indique que « c’est ce qui nous fait sortir du rêve commun, du rêve que tout va bien se terminer, plus ou moins, que la vie continue »[2]. Les sujets en soins palliatifs ont affaire à cela, une inquiétante étrangeté, un réel qui les rattrape. Dès lors, avec Mme A. ou d’autres patients, comment me positionner quand, ce qui est attendu par une partie de l’équipe se condense dans cette question : la personne a-t-elle compris qu’elle est malade, qu’elle va mourir ? Leur angoisse est à accueillir, à entendre, à questionner parfois. Seulement, lors de la rencontre avec les patients, il s’agit de se décaler des attentes des soignants, du savoir médical – des visites quotidiennes des aides-soignants qui cotent la douleur, des infirmiers et des médecins qui font le point sur la thérapeutique, des oncologues qui, chaque mois, annoncent ou non où en est la maladie, qui évaluent la poursuite du traitement (chimiothérapie, rayons) ou son arrêt – pour accueillir le savoir insu de l’autre. Ma préoccupation : où en est le sujet ? Je n’ai pas cherché à faire parler Mme A. de sa mort, à vérifier si elle avait compris, apprivoisée, assumée celle-ci, si elle se préparait et de quelle façon, si elle avait pu dire au revoir… Comment le sujet pourrait-il se préparer ? Le phénomène de la vie nous échappe. « Nous ne savons pas ce qu’est la vie. Nous savons seulement qu’il n’y a pas de jouissance sans la vie »[3]. Le phénomène de la mort échappe tout autant.
Je ne devance pas le cheminement du sujet et respecte sa temporalité. Je ne cherche, ni à réconforter ni à rassurer. Souvent, le souci élémentaire des patients est de vivre, de vivre le quotidien dans sa banalité. Il s’agit d’entendre et d’accompagner ce qui soutient le sujet, de ponctuer des dires, de tendre l’oreille pour permettre qu’une énonciation s’ouvre ou se ferme, d’être le réceptacle de l’angoisse, de respecter les défenses, de permettre que quelque chose soit dit ou entendu. C’est ce que j’ai tenté de faire avec Mme A.
De ce récent trajet en HAD [4], je garde toujours comme balise : « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables [5] ».
[1] Miller Jacques-Alain, « Biologie lacanienne et évènement de corps », La Cause Freudienne, Paris , Seuil / Navarin, n°44, , 2000, p. 16.
[2] Miller Jacques-Alain, Effets thérapeutiques rapides en psychanalyse, La Conversation de Barcelone, Paris, Navarin, 2005, p. 38.
[3] Miller J-A., « Biologie lacanienne et évènement de corps », op. cit., p. 5.
[4] L’Hospitalisation À Domicile qui a deux modes d’entrée : les pansements complexes et le soin palliatif (essentiellement de la cancérologie).
[5] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 858.