Le manuscrit du Vatican
Heureuse rencontre qui me mit en compagnie de la dernière traduction d’une œuvre de quatre siècles et demi de vie : L’Éthique de Spinoza [1]. Elle est superbe et toujours aussi jeune, aussi fraiche. L’édition des PUF a tenu ses promesses. Elle est dotée d’un appareil critique très généreux, fruit du labeur de Pierre-François Moreau et de son cercle d’études spinozistes. Cette version bilingue, latin et français, est la première à pouvoir s’appuyer sur trois versions de L’Éthique. La première, les « Opera Posthuma », la deuxième « De nagelate schriften » (en néerlandais) et la troisième, en latin, copiée de l’original de 1675, par Pieter van Gent, a été retrouvée au Vatican en 2010. C’est la seule version latine, rédigée du vivant de Spinoza.
Et pourtant, le récit que l’on peut faire de la disparition et de la retrouvaille du manuscrit, pourrait donner lieu à un excellent scénario pour un thriller ou un romain, comme le grand Umberto Eco savait en écrire. Figurez-vous que dans le cercle d’amis de Spinoza, ceux qui étaient supposés diffuser les idées du philosophe-polisseur de verres, ces fidèles, il y avait le copiste nommé plus haut et un deuxième fidèle. Ce dernier était un mathématicien, baron allemand de son état, qui échangea beaucoup avec Spinoza. Il s’agit de Tschirnhaus qui, deux ans après la mort de Spinoza, en 1677, entreprend un voyage à Rome. Il conservait dans sa valise la copie réalisée par van Gent, et Spinoza lui-même l’avait défendu de montrer le manuscrit à Liebniz.
Ce Tschirnhaus, arrivant à Rome, rencontre un ancien membre du cercle d’amis entourant Spinoza à Amsterdam. Il s’agit de l’anatomiste danois Niels Stensen, devenu célèbre après sa découverte de l’inexistence de la glande pinéal dans le cerveau [2], démontrant ainsi l’erreur de Descartes. N. Stensen s’était converti au catholicisme. Nous ne savons pas si Tschirnhaus l’ignorait. Le manuscrit ne portait ni le nom de l’auteur ni de titre, il était composé des 133 feuillets. Il n’est pas resté longtemps anonyme, car le danois converti (il était à Rome, responsable du rassemblement et de la conversion des protestants qui venaient de l’Europe du nord) découvrit rapidement l’auteur du manuscrit. Il rédigea sans tarder une lettre de dénonciation où il fit état de « l’extrême dangerosité du manuscrit écrit par un athée et un hérétique redoutable ». N. Stensen transmit sa lettre et le manuscrit de Spinoza à la Sainte Inquisition, à Rome.
Les archives de l’Inquisition ne pouvaient pas être consultés depuis l’interdiction du pape Léon XIII, en 1879. Ces archives sont consultables, depuis 1990 (au compte-gouttes, dit-on), car ils ont été déplacés à la bibliothèque du Vatican. C’est la découverte de cette lettre de dénonciation qui va mettre sur la voie du manuscrit la spinoziste italienne, Pina Totaro. Elle dit avoir eu l’intuition de l’existence d’un manuscrit de Spinoza, dans ces archives. Celle-ci et l’historien et philosophe néerlandais, Leen Spruit, ont enfin découvert l’existence du manuscrit sur une liste des transferts des archives de l’Inquisition au Saint Office, en 1922. La cote du manuscrit de L’Éthique était : Vat. Lat. 12838. Ni titre ni nom d’auteur, mais la première phrase (« Par cause de soi j’entends ce dont l’essence implique l’existence ») et la dernière phrase (« Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare ») du manuscrit confirment le nom de son auteur.
La lecture de ce formidable volume m’a permis de voir les distances que prend Spinoza avec Descartes, entretenant une conversation presque permanente avec lui. C’est toujours l’auteur des Passions de l’âme [3] son interlocuteur principal. Spinoza opère une réduction des affects primitifs de Descartes, ne conservant que l’amour, la haine et le désir. De ces trois, il y a un essaim de dérivés, et chaque affect déduit ou dérivé est argumenté autant des fois que nécessaire. Spinoza discute avec les opposants et contradicteurs qui pourraient s’opposer à ses thèses, devançant les objections éventuelles.
Lacan, spinoziste, a opéré une réduction et peut-être aussi une nouvelle systématisation des affects. Ordonnant de façon implicite, une sorte de bipartition de leur ensemble. D’un côté il y a les affects qui ont partie liée au réel et, par ailleurs, les affects qui relèvent de la percussion du symbolique sur l’imaginaire. Quoi qu’il en soit, c’est l’ensemble des affects qui intéresse la psychanalyse, puisqu’il s’agit en toute circonstance, dans la pratique analytique, de « vérifier l’affect ».
Ce fut un bel été.
[1] Spinoza (de) B., Œuvres, t. IV, Ethica. Éthique. Paris, PUF, 2020.
[2] Stensen N., Discours sur l’anatomie du cerveau, Paris, Garnier, 2009.
[3] Descartes R., Les Passions de l’âme, Paris, Vrin, 2010.