Le cerveau, cause ou métaphore d’organe ?

 

« Savoir parler cerveau […] pour une meilleure connaissance de soi », voilà à quoi nous exhortait le neurologue Lionel Naccache dans une interview en 2018 pour le quotidien Les Échos [1], à l’occasion de la sortie de son livre Parlez-vous cerveau ? [2] Quatre ans plus tard, que peut-on dire de ce véritable projet de société, sinon qu’à l’évidence, il a réussi. Nos contemporains font désormais appel à la représentation de cet organe pour signifier les phénomènes subjectifs auxquels ils ont affaire : « mon cerveau a buggé », « j’ai le cerveau qui sature », « j’ai besoin de déconnecter mon cerveau », « de le mettre sur off »… Autant d’expressions à présent reçues dans le discours courant et dont le style donne raison à Jacques-Alain Miller, lorsqu’il nous dit que « l’homme contemporain aime à s’imaginer être une machine » [3].

On pourrait croire qu’il s’agit là d’un simple mésusage, lié à un phénomène de vulgarisation. Mais, comme, récemment, Éric Laurent le relevait très finement sur Lacan Web Télévision [4], au sujet du retour de la sismothérapie et de l’ECT [5] en psychiatrie, les spécialistes du cerveau eux-mêmes s’expriment de cette manière. Lorsqu’on les écoute, « le raisonnement s’arrête très vite », pointait-il en effet, et ce, parce qu’on ne sait pas fondamentalement comment tout cela marche. Selon les lois de la parole et du langage, on s’exprime alors inévitablement par métaphores, la « métaphore du choc » propre aux années 1950 ayant aujourd’hui cédé la place à celle « de la reconnexion », ajoutait-il enfin.

Quels que soient donc les faits objectifs auxquels on se réfère, lorsqu’il s’agit de donner un sens à ce qui se joue pour un être parlant, on bute rapidement sur un mystère, dont le langage trahit la vérité. Le signifiant cerveau lui-même, comme n’importe quel signifiant de la langue, nous parle, car, par l’opération de la métaphore, il permet une substitution qui donne au mystère en question une signification. C’est ce que les tenants du réductionnisme à la causalité neurologique, qui usent de cette rhétorique tous les jours, n’aperçoivent pas, comme l’avait indiqué Jean-Louis Gault lors d’un récent séminaire de la Section clinique de Nantes. Et il est savoureux de remarquer que, malgré toute l’énergie qu’ils mettent à le dénier, leur inconscient les rattrape.

Dans le Séminaire L’Angoisse, Lacan attire pourtant notre attention sur la distinction fondamentale qu’il y a entre l’objectivité, « corrélat d’une raison pure qui […] s’articule dans […] un formalisme logique » [6], et ce à quoi les êtres parlants ont fondamentalement affaire, à savoir l’objectalité, « corrélat d’un pathos de coupure » [7] relevant de l’expérience corporelle. Il interprète alors les métaphores d’organe (avoir mal au cœur par exemple, ou être pris aux tripes) comme le témoignage de notre saisissement par la machine signifiante, à laquelle nous donnons un « morceau charnel à nous-mêmes arraché » [8]. Et il loge dans cette coupure le fondement de toute fonction de la cause dans le champ de la connaissance, « fonction, essentielle à tout le mécanisme du vécu de notre mental » [9].

À partir de là, Lacan aboutit à une mise en question de ce que la connaissance « se croit obligée de forger comme cause dernière »[10], car elle n’est, selon lui, qu’une modalité de recouvrement de ce qu’il nomme « une hantise de la tripe causale » [11], cette part de vivant soustraite au corps par l’opération du signifiant, qui cause notre désir mais aussi à l’occasion nous angoisse. C’est elle qui est au ressort de la foi faite aujourd’hui à l’homme neuronal [12], mythe « sourd et aveugle à ce qui le cause »[13] , comme Lacan a pu le dire du premier moteur d’Aristote [14]. Cet aveuglement n’est toutefois pas sans conséquences, comme en témoigne l’inflation déjà en marche des velléités d’interventions directes sur l’organe support de cet essentialisme.

Alexandre Gouthière

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[1] Naccache L., « Le cerveau tel qu’on le parle », Les Échos, 4 mai 2018, disponible sur internet.

[2] Naccache L., Naccache K., Parlez-vous cerveau ?, Paris, Odile Jacob, 2018.

[3] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 112.

[4] Cf. Éric Laurent, « Sur la sismothérapie et l’électro-convulsivothérapie », entretien réalisé par Laurent Dupont, sur Lacan Web Télévision, 6 juillet 2022, en ligne.

[5] Électro-convulsivothérapie.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 248.

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 249.

[9] Ibid.

[10] Ibid., p. 251.

[11] Ibid., p. 250.

[12] Cf. Changeux J.-P., L’Homme neuronal, Paris, Hachette, 1998.

[13] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 252.

[14] Cf. ibid.