L’homme de théâtre Wajdi Mouawad [1] a tenu et publié un « Journal de confinement » [2] du 16 mars jusqu’au 20 avril. Que faire dans ce temps ? S’astreindre à une écriture à dire, à faire écouter chaque jour.
Il dit : « Je me suis refusé à toute préparation en amont dans le moment de l’écriture et je me suis lancé dans l’écriture sans savoir où l’écriture allait me conduire. » [3] La vingt-quatrième édition tomba comme un couperet. D’une logique implacable elle amenait vers une fin, conséquence même de ce qui s’écrit ce jour-là autour d’un réel qui surgit : « Je croyais qu’elle était ouverte et elle était fermée » [4], énonce-t-il. Il s’agit d’une porte de verre qu’il avait trop bien nettoyée et il s’assomme en la heurtant. L’auteur prend donc en pleine figure la question : « Qu’est-ce que je ne voyais pas ? » « Dans notre connaissance du monde un angle mort nous guette. » C’est ce qu’il veut écrire. La fixité du regard est percutée par cet événement contingent qui survient dans son corps : « Que veux-tu savoir que tu ne saches déjà ? » [5] « Je regardais le monde depuis l’intérieur. » De devoir faire de l’obscurité pour voir un film avec son fils fera surgir une remarque de celui-ci : « C’est drôle qu’il faille faire le noir pour y voir plus clair ». Ces mots le percutent. Du film, Star Wars, épisode III [6], une scène illustre ce noir :
Un masque est posé sur le visage meurtri de celui qui va devenir Dark Vador. Il va y avoir là, enfermé, « quelqu’un qui de l’intérieur regarde l’extérieur ». Ce « quelqu’un », pour W. Mouawad, rejoint d’autres héros négatifs du cinéma ; il a une part qu’il reconnaît comme proche.
De cette part sombre s’évoque alors la rosace de Notre-Dame, ses personnages, ses scènes représentées dans différents cercles concentriques qui s’illuminent avec la lumière de l’extérieur : « À l’intérieur obscurité, à l’extérieur un invincible soleil. » « Il faut être à l’intérieur pour voir ». De ce point s’ordonnent ce qui étaient des fragments dans ses successifs journaux :
Le présent, le « jour qui est là » ; le passé, la « mémoire de la guerre du Liban » ; le futur les « questions qui m’envahissent, le théâtre, les enfants ». Ce qui était dispersé s’ordonne. La rosace est analogue à son esprit.
Mais alors quelle est cette lumière qui éclairait de sa puissance ? « J’ai réalisé que la lumière qui m’éclairait depuis cinq semaines n’était qu’une lumière crue et amère », dit-il. Il ne voyait qu’à travers elle. « Je dois, ajoute-t-il, me dégager à tout prix si je veux éviter de tomber dans le piège ». Il croyait voir et c’est lui qui était pris dans le tableau.
Ses projets d’écriture perdus en route lui reviennent et la hâte de sortir s’impose : « Faire le bond du fauve ! », ainsi l’acte s’avère un franchissement. Il scande : « Il faut que tout cela s’arrête ». « Savoir finir ne doit jamais dépendre d’aucune date imposée par les autres. On écrit jusqu’à ce qu’une certaine syntonisation, incompréhensible, épiphanique s’impose » [7].
Le choc du corps contre la vitre a amené W. Mouawad à se poser une question que l’on peut rapprocher du prisonnier dans l’apologue du temps logique [8].
Qu’est-ce qu’il ne peut pas voir de lui et qui pourtant est sa marque, sa tache ? C’est l’instant de (ne pas) voir.
Dans l’écriture, ce jour du 20 avril, se lit le cheminement du « temps pour comprendre » [9]. Le « moment de conclure » [10] s’impose dans la hâte, celle de se dégager de cette fixité du regard. Il écrit, éclairé par cette lumière « amère », il était ce point regardé. Dans le Séminaire Encore, Lacan revient sur l’apologue des trois prisonniers. Le prisonnier n’intervient « qu’au titre de cet objet a qu’il est, sous le regard des autres » [11]. C’est cet objet qu’il voulait attraper et c’est lui qui est saisi. De s’en retrancher fait la résolution avec la hâte. « La hâte a statut d’un objet petit a », nous indique J.-A. Miller [12]. Mais la hâte indique aussi un changement dans l’écriture. Son « écriture sans savoir » cherche à serrer, jusqu’à l’impossibilité d’écrire, cet évènement percutant, cette tuché. Tombe alors ce qui « guette », pour le réel de « l’angle mort » qui s’en distingue. Cesse alors de s’écrire ce qui était éclairé par le fantasme pour que ne cesse pas de s’écrire le bord de cet angle mort.
W. Mouawad met un point final à son journal ainsi : « Je continuerai à écrire cependant, mais dans le silence. »
[1] Wajdi Mouawad est directeur du théâtre national de La Colline à Paris, metteur en scène, dramaturge, comédien, plasticien et cinéaste.
[2] Mouawad W., « Les poissons pilotes de La Colline. Journal de confinement de Wajdi Mouawad », disponible sur le site du théâtre de La Colline : colline.fr
[3] Ibid.
[4] Toutes les citations de W. Mouawad qui suivent sont extraites de : « Journal de confinement de Wajdi Mouawad », op. cit., 20 avril 2020.
[5] Ibid.
[6] Lucas G., Stars Wars, épisode III, La Revanche des Sith, film, 2005.
[7] Mouawad W., « Journal de confinement de Wajdi Mouawad », op. cit.
[8] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-213.
[9] Ibid., p. 204.
[10] Ibid.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 47.
[12] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 17 mai 2000, inédit.