« Invincible renaissance du mirage de l’identité du sujet » [1]
En 2021, Jacques-Alain Miller intéressait un comité d’action de l’École Une à la question woke. Au moment où le débat faisait rage et où philosophes, universitaires et journalistes s’opposaient sur le sujet, il nous invitait, non pas à un réveil [2], mais à un retour à ce qui est au cœur de l’expérience analytique et que le woke fait surgir en creux.
« Le woke face à la psychanalyse » [3] : l’erreur serait de penser que le premier convoque la seconde à une révision. Sans doute faut-il le rappeler encore : la psychanalyse n’a pas attendu le discours woke pour mettre en cause le père. Il suffit de lire le Séminaire VI ; le constat qu’y fit Lacan à propos de Shakespeare donnait déjà le ton : « Hamlet, ce n’est pas simplement une autre édition, un autre tirage, de l’éternel drame, conflit, typique, celui de la lutte du héros contre le père » [4].
Prendre appui sur Hamlet il y a plus de soixante ans, c’était donc déjà pour Lacan, le moment d’un réveil. J’entends par là l’occasion d’en finir avec la père-version et « l’éternelle saga ». There needs no ghost, come from the grave to tell us this, déclare Horatio au prince du Danemark, ce que Lacan interprète pour rappeler qu’en 1958 déjà, sur l’Œdipe, on en savait assez long. Avec Hamlet, Lacan nous fait accéder au S(Ⱥ), le « grand secret de la psychanalyse » [5], et nous indique « qu’il n’y a pas de Nom-du-Père qui puisse répondre définitivement » [6]. Autrement dit, « [i]l n’y a dans l’Autre aucun signifiant qui puisse dans l’occasion répondre de ce que je suis » [7].
La publication cette année du Séminaire XIV a permis de remettre un coup de projecteur sur ce mathème. Dès la quatrième leçon, Lacan nous confie la réponse qu’il fit à celui venu lui demander quel était le lien entre ses écrits : « c’est l’identité du sujet […] pour dire les choses de façon qu’elles résonnent, le point de départ de mes écrits, […] et qui est bien une question profondément discutée tout au long, s’exprime dans cette formule qui vient à tous et qui s’y maintient, je dois le dire, avec une regrettable certitude – Moi, je suis moi » [8].
On en conviendra, le combat identitaire a remis S(Ⱥ) sur le devant de la scène. Au woke qui se tient face à lui, plein de son identité et de lui-même, le psychanalyste rappelle que dans l’Autre, il n’y a pas de « to be » qui tienne pour le sujet. La « conviction » identitaire est « toujours fort dangereuse » car « on y glisse tout de suite, et de la façon la plus naturelle », déclarait Lacan. Avant d’ajouter – et cela sonne presque comme une mise en garde – qu’elle n’est malheureusement pas du seul « privilège des bébés » [9].
France Jaigu
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2023, p. 86.
[2] « Woke » est un terme de l’African American Vernacular English qui signifie « éveillé ». Le militant woke s’estime « éveillé » aux discriminations perdurant dans nos sociétés modernes.
[3] Assef J., Leblanc V., Miller-Rose È., Zapata G., Animateur : Jaigu F., « Le woke face à la psychanalyse », La Cause du désir, n° 112, novembre 2022, p. 41-47.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière / Le Champ freudien, 2013, p. 306.
[5] Ibid., p. 353.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 22 juin 1994, inédit.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 354.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, op. cit., p. 76-77.
[9] Ibid., p. 77.