La formation, un an plus tard

Dans son texte « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Lacan critique le mode d’organisation de l’IPA, prise dans des effets d’identification imaginaire et conduisant à deux postures : celle de la Suffisance ou des Béatitudes, et celle des Petits Souliers[1]. Le silence y est de mise car les suffisants se suffisent et les petits souliers, en bon analysés, ne posent pas de questions. De ce texte, je retiens une formule : « il faudrait avoir la honte bue du Huron ou le culot monstre de l’enfant pour qui le Roi est nu, pour en faire la remarque » [2].

Lacan s’attachera, par la suite, à créer l’École qui convient à la psychanalyse. C’est-à-dire : une école qui vise quelque chose au-delà du respect des formes et des idéaux. Ou plus exactement : une école qui ne cède pas sur le réel en jeu dans la formation [3], sur l’impossible de sa transmission intégrale.

Ce principe prend son appui sur le fait qu’il n’y a pas d’universel du psychanalyste. On pourrait dire : Le psychanalyste n’existe pas comme on dit La femme n’existe pas, en ceci qu’il n’y a pas, dans ce cas, de classe, ni de prédicat « pour tout x ». Cela annule tout idéal de transmission unifiée et collective. Là réside le secret de l’École, nous dit Jacques-Alain Miller dans sa Politique lacanienne, d’être pensée à partir d’un transfert de travail qui installe la transmission de l’un à un autre, sur le modèle de l’expérience analytique, et ayant en son cœur l’enseignement de Lacan.

C’est le vivant de cette orientation qui décidait de mon orientation il y a déjà de ça de nombreuses années. Le « Tu peux savoir » était là incarné, autorisant l’énonciation de chacun, loin d’un savoir ancestral et figé, et aux prises avec les questions de l’époque.

Le savoir dont il est question ne s’enseigne pas sous la forme de connaissances cumulées. Lacan enseigne à ceux qu’il nomme « des analystes supposés », dans « Télévision », supposés savoir, se plaçant donc lui-même en position d’analysant. « Outre qu’il n’est pas invraisemblable [qu’il] y suppose aussi des analystes à [l’]entendre » [4]. Pas d’autre formation qui tienne, mais un pari : que la psychanalyse « devienne quelque chose » [5]. Gil Caroz a remarquablement introduit cette journée en évoquant le pari que fait l’École qu’il y ait de l’analyste.

Notons que J.-A. Miller dans son introduction à l’effet-de-formation [6] sépare la cause de l’effet et en déduit qu’il n’y a pas de méthode de formation univoque pour les analystes. De même, on ne peut déterminer à l’avance qui deviendra analyste.

Il n’y a donc pas d’automatisme de la formation. J’ajouterai qu’il n’y a pas plus d’automatisme de l’entrée dans l’École. Cela signifie qu’il n’y a que des effets de contingence, de surprise, non calculables a priori. La rencontre dont il s’agit dévoile une béance dans le savoir – qui s’écrit du mathème S(A/) –, et marque un franchissement.

Ainsi, j’avais déjà déposé des demandes d’entrée dans l’École, qui n’avaient pas abouti, bien qu’on m’ait assuré que tout y était au niveau du parcours et de l’engagement actif et décidé.

C’est à l’issue de deux séances de contrôle que, poussée à le faire, j’envisageais une nouvelle demande. J’avais bien repéré qu’il m’arrivait parfois de me servir de la séance de contrôle pour venir valider mon expérience et en quelque sorte, obtenir le permis de conduire. Je m’exerçais au bien dire, ce qui n’était pas toujours chose aisée. Mais j’en obtenais parfois en retour des félicitations, qui ne manquaient pas de m’interroger. Le contrôle est bien le lieu où exposer ce qui fait obstacle à mon intention : soit « l’os d’une cure » [7] ou la pierre sur le chemin. Cette fois, l’analyste contrôleur fit une interprétation d’une autre nature, qui se détachait des précédentes et visait juste : « Mais, ce cas ne vous pose pas de problème ! ». Cette interprétation fit mouche à deux titres : d’abord parce qu’elle touchait à la vérité du cas – je le vérifiais par la suite –, ensuite parce qu’elle touchait à mon rapport à la psychanalyse et à la communauté analytique. J’avais noté la place particulière que me conférait la position d’être celle qui ne fait pas de problème. Et, au-delà de la blessure narcissique, je n’avais pas élaboré comme problème les premiers refus d’entrée dans l’École. J’en fis part à l’analyste contrôleur lors de la séance suivante et il poursuivit : « je ne comprends pas pourquoi vous êtes refusée systématiquement » et il m’invitait à en refaire la demande d’un « faut vous pousser ! », avec toute l’équivoque contenue dans la formule. Dans l’analyse, je tentais de mettre à jour les différentes faces de cet énoncé et de son écho : le « je ne comprends pas », soit mon propre refus de savoir et, plus tard, après sa mise en scène dans un petit théâtre, le « être refusée », qui nourrissait une jouissance secrète et inaperçue jusque-là.

Je redemandais donc à entrer dans l’École. Et, au-delà de la réponse positive, je prenais la mesure de l’interprétation qui m’avait été faite, du fait de ses conséquences, repérables dans l’après-coup. Ces deux facettes que je présente ici, la place du non-savoir et l’être refusé, font le style de mon rapport à la formation aujourd’hui, un an après l’entrée.

Sur le non-savoir, entre l’invitation de Lacan à se méfier de l’expérience, à faire table rase du savoir déposé, d’un côté, et l’immense exigence de savoir, de l’autre, la chose n’est pas si simple. Comment, donc, faire avec la tension entre enseignement nécessaire et non-savoir méthodique ? Entre vérité et réel ? J’en conclus que la naïveté que j’affectionnais tant avait à se faire plus opératoire. C’est, selon moi, l’enjeu de ce qui peut se dire, ou s’écrire, et qui résonne dans le style de chaque analyste. Certes, l’interprétation du contrôleur était intervenue dans un contexte subjectif particulier, qui touchait entre autres à l’inscription de mon travail dans l’École. Elle produisit ainsi un effet de vérité qui se saisit en un instant de voir, un aperçu sur mon « je n’en veux rien savoir ». Pour autant, il n’y a d’effet de vérité qu’à ce que le sujet le reconnaisse, poussé par un désir, celui de ne pas lâcher sur ce qui fait problème. C’est à cette condition que la vérité peut produire un effet de formation nouant gain de savoir et mutation subjective. Le parcours de formation se construit dans ces mouvements de discontinuité et de relance, présents dans la cure, mais aussi dans le contrôle ou le travail de cartel.

Sur l’être refusé : petit retour en arrière. Je fus attristée peu de temps après la séance de contrôle de ne pas voir mon nom dans la liste des admis. Il me fallut quelque temps pour réaliser qu’il ne pouvait pas y être, vu que je ne l’avais pas encore demandé. Je faisais l’expérience du fait qu’être rejeté suppose que l’on s’offre, comme Lacan l’exprime dans son Séminaire sur La logique du fantasme. Il y prend ses distances avec les considérations d’un Bergler sur le masochisme et sur l’idée même que l’ordre des choses voudrait que l’on fasse tout pour être admis et qu’il vaudrait mieux être admis que rejeté à la table du banquet. Le désir d’être rejeté est ainsi rapporté au fait de ne pas se soumettre à la demande de l’Autre. J.-A. Miller le reprend dans ses « Intuitions milanaises » [8], indiquant la « position de réserve pour l’analyste, eu égard à ces signifiants-maîtres de la demande proprement politique de l’Autre ». Être rejeté, être le moins-un est le statut du sujet. Chacun y adhère plus ou moins. J.-A. Miller le formule ainsi : « la communauté analytique, telle qu’elle s’est constituée à partir de Lacan est constituée de décomptés » [9]. Mais aussi qu’« il n’y a pas de communauté sans norme et […] chaque sujet de la communauté est divisé » [10].

Peu de temps après mon entrée dans l’École, j’acceptais la responsabilité de la section de l’ACF de ma région. Avec cette question en ligne d’horizon : comment faire lien social en accueillant le point d’exclusion de chaque Un ? Ceci est à distinguer du « narcissisme de la petite différence » produit dans l’IPA. En effet, il s’agit moins de jouir de cet écart à la norme que de s’en servir. Car s’il n’y a pas de communauté sans idéal, Lacan, dans son École renvoie chacun à son point de solitude et à son rapport avec le signifiant-maître sous lequel il se range.

L’entrée dans l’École s’est accompagnée de choix dans les responsabilités et nombreux engagements pour privilégier ce qui touche au « soc tranchant de la psychanalyse ». La nature de ces choix reste à dire, mais surtout ceux-ci sont toujours à refaire car ils ne sont pas établis une fois pour toutes. L’enjeu est de faire une place à l’impossible, afin que celui-ci ne soit pas ravalé à l’impuissance.

[1] Texte issu de la journée « Question d’École : Permanence de la formation », organisée à Paris par l’ECF le 02 Février 2019.

[2] Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 477.

[3] J.-A. Miller en fait le 1er principe de politique lacanienne dans Politique lacanienne 1997-1998, Paris, Rue Huysmans, 2001, p. 30.

[4] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 510.

[5] Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 11.

[6] Miller J.-A., « Pour introduire l’effet-de-formation », Quarto, n°76, mai 2002, p. 6-9.

[7] Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018.

[8] Miller J.-A., « Intuitions milanaises (2) », Mental, n°12, mai 2003, p. 13-15.

[9] Miller J.-A., Politique lacanienne 1997-1998, op. cit., p. 68.

[10] Ibid., p. 66.