Elle dit
De la jouissance féminine, nous n’avons que des « témoignages sporadiques » [1], disait Lacan. C’est que le silence constitue le plus souvent « une guise du langage et de la parole » [2] dans l’expression du pas-tout qui confine structurellement à l’indicible. Pourtant, les paroles analysantes laissent entendre entre les lignes de leur bien-dire certaines expériences de cette jouissance Autre. Ainsi est-ce au plus près de ce qui se dit dans les analyses que Marie-Hélène Brousse s’est laissée saisir par le surgissement et la répétition de « signifiants épars » [3], essaim dont elle a fait liste, afin d’explorer ce qu’il en est, à notre époque, de la jouissance féminine.
Ce procédé met d’emblée en évidence que le « féminin » selon l’approche lacanienne ne relève d’aucune biologie du sexe, ni du genre tel qu’il est produit par les discours de pouvoir, mais d’une autre dit-mension, relative au lieu d’où parle l’être parlant, à ce qui s’y inscrit comme paroles et à ce qui s’y éprouve.
De la positivité du vide
Ce lieu, que l’on a coutume dans notre champ d’appréhender comme un lieu d’inexistence (lié à ce que le signifiant de « La femme » n’existe pas), M.-H. Brousse l’aborde d’une façon nouvelle et originale comme « vide qu’il y a » [4]. Là où le langage produit un vide d’être au lieu de l’Autre sexe, un trou inassimilable, ce vide « produit une énergie qui se déploie selon différentes voies » [5], il est « ex-sistence d’une jouissance délocalisée » [6]. La trouvaille de l’auteur consiste ainsi à saisir ce vide dans sa positivité, « comme mode de jouir au féminin » [7] : « cette absence d’elle-même en tant que sujet produit une existence sous la forme paradoxale d’un vide dans le corps » [8].
Une jouissance quantique
Les concepts de « vide » et d’« ondes gravitationnelles » des « trous noirs » [9] qui sont empruntés à la physique quantique, une fois plongés dans la psychanalyse lacanienne, produisent des effets de savoir. Les particules quantiques qui peuvent être à deux endroits en même temps, qui sont à la fois des objets ponctuels et des ondes, manifestent des propriétés qui ne sont pas sans faire écho au mystérieux dédoublement de la jouissance côté femme. En effet, la jouissance féminine n’est pas du même ordre que l’effraction ou l’envahissement du corps par la jouissance caractéristique de la psychose. La jouissance côté féminin de la sexuation est simultanément dans le symbolique et hors symbolique. Elle suppose l’inscription dans la fonction phallique à partir de laquelle s’opère le décrochage vers l’Autre jouissance. La jouissance féminine du corps, « entre une pure absence et une pure sensibilité » [10] selon Lacan, comporte un aspect déchaîné et hors limite, mais qui demeure bornée par un point de fixité. Une jouissance quantique, pourrait-on dire.
Vider la mère
Les deux parties de l’ouvrage pivotent autour de cette notion de « vide ». Dans la première, l’auteur démontre que là où le déclin de la fonction paternelle laissait présager une extension du domaine des mères, on assiste en réalité à la montée en puissance de la « parentalité ». « Le discours de l’époque a vidé la mère de famille au profit du parent-tout-seul d’un enfant-tout-seul. » [11] Pour autant, le désir de ce parent hybride, de ce « LOM parent » [12], qui investit l’enfant, ne s’y arrête pas et s’élance au-delà, préservant l’espace d’un vide essentiel pour le sujet enfant [13]. « Aujourd’hui[,] […] le point de fuite du désir du parent est le féminin, quel que soit le sexe ou le genre par lequel le parent s’auto-identifie – le féminin ou du féminin, et non les femmes » [14]. Vidage et vide opératoires, donc, pour lire un bouleversement de civilisation qui, en atteignant la mère, touche « aux piliers même de notre architecture mentale » [15].
Trois guises du vide
L’acmé de ce lumineux ouvrage réside dans le spectaculaire schéma [16] sur lequel M.-H. Brousse situe les différents modes d’expérimentation de ce vide féminin, qui se décline principalement en trois modalités d’effacement : effacement du nom (symbolique), effacement de l’image (imaginaire), effacement du lieu, du temps, de l’Un (réel). L’anonyme, le caché, la disparition, mais aussi la désobéi-sens, la solitude, le silence constituent autant d’échappées au « mécanisme d’effectuation du sujet » [17]. L’auteur nous permet de lire très concrètement ces déprises subjectives à même les dires des analysant·e·s qu’elle rapporte, et d’y saisir comment « la jouissance de la barre elle-même » [18] est la clef de cette autre satisfaction.
Nul doute que ce que ce livre décapant débouche les oreilles à l’ordinaire de cette jouissance incommensurable !
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 75.
[2] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020, p. 68. Disponible sur ECF Echoppe.
[3] Ibid., p. 69.
[4] Ibid., p. 52.
[5] Ibid., p. 15.
[6] Ibid., p. 82.
[7] Ibid., p. 57.
[8] Ibid., p. 76.
[9] Ibid., p. 15.
[10] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.
[11] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 42-43.
[12] Ibid., p. 51.
[13] Cf. ibid.
[14] Ibid., p. 52.
[15] Miller J.-A., in « Le parlement de Montpellier », journées UFORCA des 21 & 22 mai 2011, inédit.
[16] Cf. Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 78.
[17] Ibid., p. 80.
[18] Ibid., p. 93.