Les articles qui sont parus dans les précédentes éditions de L’Hebdo-Blog détaillent et prolongent la référence que Jacques-Alain Miller a faite à la pornographie dans son texte de présentation du prochain congrès de l’AMP, « Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle ». J.-A. Miller y signale, entre autres choses, le changement de régime de la jouissance qui fait que « De Victoria au porno, nous ne sommes pas seulement passés de l’interdiction à la permission, mais à l’incitation, l’intrusion, la provocation, le forçage. »[1] Si les représentations érotiques ont toujours existé, et on a pu voir à Paris cet hiver de belles expositions sur le Kâma-Sûtra et les estampes érotiques de Hiroshige et Hokusai, ainsi que l’exposition sur Sade, la pornographie inscrit, depuis la modernité, la sexualité dans le registre marchand, ce que l’étymologie de son terme même (en grec « pernerai » : vendre) dévoile et qu’Internet n’a fait que multiplier.
Il faut lire l’analyse de l’anthropologue Gayle Rubin dans Thinkingsex, un des articles fondateurs des théories queer, pour situer l’influence de la technologie numérique sur la sexualité, en perspective avec « les conséquences qu’ont eues la production de caoutchouc, les techniques de dressage des chevaux, l’usage des harnais en équitation, l’histoire des bas de soie, le cirage des bottes militaires et la vitesse de la moto sur la cristallisation du fétichisme et le sadomasochisme comme perversions »[2].
L’article de Marcelo Veras met en valeur cette idée qu’avec l’empire de l’image imposé par le numérique, on passe de la pornographie comme technologie au service du fantasme sexuel à la technologie de l’objet tout court, l’objet de consommation donc, mais aussi et en conséquence l’objet d’addiction. Ainsi, « la pornographie actuelle n’est plus une machine à rêver, elle est devenue un produit de plus dans la série des symptômes régis par l’impératif “tous addicts” ». M. Veras signale la topologie nouvelle que l’hyperconnectivité digitale dessine dans sa subversion de l’espace public-privé depuis quelques années. Il n’y a plus de quartier « spécialisé » où l’on trouvait une maison d’édition, un bordel ou un cinéma, des objets incitant aux fantasmes sexuels : aujourd’hui c’est à la portée de tous via Internet.
Les effets de cette accessibilité généralisée, dans le contexte du pousse au jouir contemporain, ne se sont pas fait attendre : la sociologue Michaela Marzano signalait dans les colonnes du journal Libération il y a quelques années, commentant l’enfer des tournantes dans les cités et l’organisation de la circulation des femmes dans ces milieux, que là où la pornographie permettait jadis l’initiation sexuelle des jeunes, elle crée aujourd’hui des inhibés sexuels ! Serge Cottet commente cet aspect dans son texte, dans la dimension du court-circuit de la parole que la pornographie suppose : « Tout se passe comme si les imbéciles en concluaient que la jouissance n’est permise qu’à condition de se taire. Ou tu parles, ou tu jouis ! Non seulement le corps ne parle pas, mais il ne faut pas qu’il parle ; cette intrusion du langage dans l’acte émousse la jouissance ». Effectivement, dans le porno, il n’y a qu’un seul interdit : la parole. Et comme le pointe justement S. Cottet, « L’ascèse analytique sert ici d’antonyme s’il en était besoin : abstinence, équivoque phallique du discours, tout dire, ne rien faire, le corps n’en parle que mieux ». Aucune équivoque, aucun ratage dans la zone de jouissance itérative que présente le porno, au-delà de tout principe de plaisir, qui lui, suppose une coupure.
Que dire alors de la parole d’amour ? Devons-nous nous plier au constat qu’un Roland Barthes faisait déjà dans les années 70, selon lequel, dans le contexte de la permissivité sexuelle, c’est la parole amoureuse qui devient obscène ? Et encore « permissivité » n’avait pas encore le caractère forcé que le pousse au jouir impose… Le film Shame de Steve McQueen ne fait que commenter cette impasse, comme nous le rappelle Dominique Carpentier, car l’addiction sexuelle constitue « la solution pour éviter de se confronter au ratage incontournable de la rencontre avec le sexe et à la jouissance qu’il procure », comme de son côté Annie-Dray Stauffer l’illustre avec une finesse remarquable à travers les quatre vignettes cliniques qu’elle développe dans son article. Si l’objet fétiche est par excellence l’objet qui ne parle pas – comme le souligne Stella Harrison dans son texte – l’objet inerte, l’objet en effet objectalisé devient cohérent avec une exigence de jouissance qui admet que la parole reste hors-jeu. D’où un usage différent du porno selon la position des êtres parlants par rapport à la jouissance : « un désintérêt majoritaire des femmes », pointe Camilo Ramirez, car, en effet, ce qui les intéresse ce sont les paroles, « qu’on leur parle selon leur fantasme », comme disait Lacan dans Télévision, et éventuellement aussi la parole d’amour.
Cela contraste avec le fait que c’est l’homme « le sexe faible » par rapport au porno, car il y peut aisément trouver à se loger dans la forme fétichiste « figée et fragile donc, du désir », selon l’expression de S. Harrison, et cela quel que soit son sexe anatomique, car – c’est un fait – les femmes aussi s’intéressent au porno lorsqu’elles cherchent matière à s’inspirer dans leurs fantasmes, c’est-à-dire lorsqu’elles rejoignent le sexe faible.
[1] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, Paris, Navarin, 2014, n° 88, p. 105.
[2] Rubin G., Marché au sexe, Paris, Éditions EPEL, 2002, p. 33.