Dans la forteresse de Terezin, située à trente kilomètres de Prague, des dessins, des écrits d’enfants juifs, promis au destin funeste de la déportation vers le camp d’Auschwitz, ont été retrouvés à la Libération, dissimulés dans les interstices du ghetto. Des dessins tracés à l’encre fine sur des petits bouts d’emballage, morceaux de cartons, papiers, n’importe quel résidu plus ou moins déchet pouvant être rehaussé à la dignité d’une surface graphique puis enroulés et lacés par de petits rubans, fanés par le temps… Ce sont ces dessins enfouis, inouïs, que Chochana Boukhobza [1] a choisis d’animer pour leur redonner la vibration de la jouissance du vivant. Son travail minutieux de recherche d’archives a permis que ne cesse pas de ne pas s’éteindre ce qu’a été l’imposture des nazis à Terezin. En juin 1944, ils autorisent la visite de la Croix-Rouge internationale, après avoir « embelli » le camp tout en donnant à voir des enfants bien habillés, mordant dans des tartines et croquant la vie à pleine dents. De cette terrifiante banalité du mal qui s’accomplit sur l’instant de voir qu’il n’y a rien à voir, les nazis ont été les propagandistes d’une campagne de désinformation et précurseurs de fake news. Leurs images filmées feignent le réel en jeu et aveuglent la Croix-Rouge, qui rend un rapport élogieux sur les conditions de vie du camp de Terezin. « L’écrivain, aux yeux cousus de larmes, écrit sur l’abandon, le déni, les blessures, l’usure, sur la répétition des drames et notre complaisance à les répéter » [2], confie la réalisatrice à Philippe Bouret, « Je suis cette fêlure-là » [3]. C. Boukobza écrit la dignité humaine contre l’inhumanité de la barbarie à visage humain. Nombre de peintres, de musiciens, de poètes enfermés à Terezin ont été les éducateurs de ces enfants égarés, sans famille, dupes ou non dupes de la catastrophe à laquelle l’étoile jaune, cousue sur le vêtement, a fait chasuble de folie génocidaire. Dans ce camp-vitrine du nazisme, sans le recours d’aucun secours venu du monde extérieur, les éducateurs ont trouvé la force d’insuffler la pulsion de vie aux enfants, en leur frayant un chemin vers la création artistique où ils dessinaient la nuit. Le jour, il était question des dessins « techniques » destinés à améliorer l’urbanisation du camp commandée par les SS. Une subversion s’opère alors, dans le secret nocturne de cette extraordinaire pépinière où ils trouvent des points d’appui pour élever l’objet « à la dignité de la Chose » [4], forçant l’admiration et le respect à faire circuler la parole créative… en sourdine. Un abri au regard peut s’extraire du danger de mort et de ce qu’ils sont supposés être pour l’Autre, soit l’objet d’une jouissance mauvaise, à scruter, à décimer. « Les artistes, la nuit, ouvrent l’espace du témoignage » [5], énonce C. Boukhobza, lequel conditionne l’« art comme ultime résistance face à l’oppression » [6], tel que l’indique P. Bouret. C’est aussi un traitement de l’ombre épaisse et compacte qui pèse sur l’existence pour ne pas dessiner ce que serait vraiment la nuit. Si la mélancolie est présente, comme une perle d’encre noire accrochée à leur disparition fatale, elle n’est pourtant pas sans Autre, car les enfants dessinent, avec l’aide des adultes qui les accompagnent, les bouts de jouissance qu’ils ont perdus. Ils creusent l’écrin précieux de la signature du parlêtre. En extirpant ces œuvres de l’indistinction anonyme et des chiffres froids du calcul de l’hécatombe, C. Boukhobza porte une attention délicate à la singularité de chacune d’entre elles, partant à la reconquête d’un point de nomination sensible, à nul autre pareil. Le talent de la réalisatrice est de nous montrer comment, en sortant ces dessins du trou des ténèbres, elle compose une poésie qui réanime entre le son et le sens, le vivant qui demeure, par-delà les complaintes de la volonté d’oubli où s’enracinent le plus souvent les figures obscènes du racisme avec sa cohorte d’exactions et d’atrocités.
[1] Le recueil La Poésie est un art déchirant (Boukhobza C., Bouret P., La Poésie est un art déchirant. Philippe Bouret s’entretient avec Chochana Boukhobza, Grenoble, Folazil, 2019) retrace la rencontre de Philippe Bouret avec Chochana Boukhobza, réalisatrice du documentaire Terezin, l’imposture nazie (Boukhobza C., Terezin, l’imposture nazie, film documentaire, France, 2019) qui a reçu le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
[2] Boukhobza C., in Boukhobza C., Bouret P., La Poésie est un art déchirant, op. cit., p. 11.
[3] Ibid.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 133.
[5] Boukhobza C., in Boukhobza C., Bouret P., La Poésie est un art déchirant, op. cit., p. 28.
[6] Bouret P., in Boukhobza C., Bouret P., La Poésie est un art déchirant, op. cit., p. 29.