Au commencement était le refoulement

Freud reconstruisit une scène primitive qui ne fut jamais remémorée par l’homme aux loups en s’attachant à situer celle-ci temporellement de façon la plus précise possible. Selon Freud, S.P. avait probablement un an et demi lorsqu’il assista à la copulation a tergo entre ses parents [1]. Cette position copulatoire fut déduite par Freud à partir de ses effets traumatiques sur le comportement actuel de son patient.
Seulement, cette scène ne fut pas traumatique au moment où S.P. la perçut, mais deux ans et demi plus tard. L’après-coup (Nachträglichkeit) attaché à la valeur traumatique de l’événement correspondit au moment du fameux rêve d’angoisse avec des loups perchés sur un arbre survenu juste avant l’anniversaire de ses quatre ans.

À en suivre le commentaire qu’en fit Lacan en 1954, la frappe (Prägung) de l’effraction imaginaire de la scène primitive n’avait pu être symbolisée par l’homme aux loups [2]. N’ayant pas accédé au registre de la signification, cette scène ne fut pas refoulée d’emblée. C’est l’action du refoulement qui la rendit traumatique. L’action refoulante du traumatisme intervenant après-coup n’est donc pas celle d’une causalité simple du type « effraction sexuelle = traumatisme immédiat ».

Entre la vision du coït parental et le rêve avec les loups, S.P. fut l’objet d’une « première séduction captivante » [3] de la part de sa sœur aînée. Il ne s’était pas laissé faire et avait réagi en tentant de séduire activement sa bonne d’enfants en urinant devant elle. Celle-ci l’avait menacé : on la lui couperait. La castration ne suscita toutefois pas son angoisse dans la mesure où ces péripéties se situèrent au niveau de son moi. Par contre, le rêve provoqua un bouleversement : « Parmi les désirs formateurs du rêve, le plus puissant devait être le désir de satisfaction sexuelle qu’il aspirait à obtenir de son père » [4], écrivait Freud. La position inconsciente que le rêve avait réactivée était passive et féminisante. Liée à la frappe de la scène primitive, cette position de jouissance surgit avec une telle intensité dans le rêve que le moi ne put y faire face. La seule issue pour sauver le narcissisme masculin, c’est-à-dire l’intégrité du corps, fut le refoulement de l’identification à la mère châtrée. Pour autant, malgré ce refoulement, la victoire du masculin ne fut pas assurée : la rébellion narcissique se traduisit par une protestation de virilité. Lacan souligne aussi que le refoulement produit un détachement, le sujet ne parle pas de l’événement. Et ce qui n’est pas parlé réapparaît dans le retour du refoulé, soit dans la langue du symptôme. Chez S.P., ce fut une phobie des loups.

Par la suite, Lacan ne s’en tint pas à une lecture du cas à la lumière du refoulement. À côté de l’action refoulante, il isola l’autre mécanisme mentionné par Freud, d’après lequel l’homme aux loups ne « voul[ait] rien savoir [de la castration] au sens du refoulement » [5].
La lecture minutieuse du cas par Jacques-Alain Miller met en valeur la différence entre le but sexuel et le savoir sur le sexe. Cette distinction renvoie au refoulement portant sur le signifiant et la forclusion qui relève de la jouissance. « Il y a donc, entre refoulement et forclusion, une opposition qui est celle de la dimension du signifiant et de la dimension de la jouissance » [6], précise-t-il.

[1] L’homme aux loups s’appelait Sergueï Pankejeff, son nom propre servit à l’écriture du symptôme par le biais de ses initiales.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 213-215.

[3] Ibid., p. 214.

[4] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1985, p. 348.

[5] Cf. ibid., p. 389.

[6] Miller J.-A., « L’Homme aux loups (suite et fin) », La Cause freudienne, n°73, décembre 2009, p. 104.