… la fille est pour le garçon. Nombreuses sont les rengaines d’une complémentarité mythique que l’expérience vécue ne tarde pas à démentir. Au contraire, c’est d’un nouage toujours singulier qu’il s’agit, à inventer entre deux partenaires, entre un et un, entre chacun et sa chacune. Voilà ce que la psychanalyse découvre. À ceux qui choisissent d’en faire l’expérience, elle propose de dénouer patiemment les fils embrouillés de leur existence.
Laure ne se remet pas de la perte d’un être aimé, emporté par le cancer il y a bien des années : son père. Trône au beau milieu de sa bibliothèque un souvenir de lui venant commémorer le caractère central et toujours actuel de la perte qu’elle éprouve. C’est un vase. Plus exactement, elle a placé dans son salon l’urne funéraire qui lui a été remise selon la volonté paternelle. Il avait voulu qu’elle ne comporte aucune mention, aucune inscription symbolique : pas de nom, de date, rien.
Laure a pu depuis lors accomplir ses études universitaires. Elle a assez vite décroché un emploi dans le domaine de sa formation. Mais elle reste inconsolable. Rien n’y fait. Elle se dit agressive avec son entourage : son mari et sa mère. Elle a épousé un copain d’enfance. Elle vit avec lui dans la maison paternelle dont elle a hérité. Elle compte la transmettre – avec l’urne – à ses héritiers. Elle se pose en vestale du père, gardienne de ses restes.
Entre elle et son mari, ce n’est pas facile. Elle se demande s’il l’aime. « Je gère mon couple » dit-elle, mais cette « gestion » ne marche pas aussi bien que celle du bien paternel. C’est même très souvent orageux. Le refus déterminé qu’elle oppose aux instances du mari est la source d’innombrables querelles. Il lui réclame un enfant. Elle ne consent d’ailleurs que difficilement aux rapports intimes.
Mais le chagrin si présent au début de nos entretiens en vient à se relâcher un peu. Un jour, elle m’annonce qu’elle s’est débarrassée de l’urne funéraire. « Il était temps de s’en séparer » me dit-elle. Me parler de son père a fait de cette urne une question. Elle décide de s’en défaire : voilà un objet qui tombe. Mais ce n’est là qu’une étape.
Quelque chose n’a pas circulé dans le quadrille œdipien. Face à des parents désunis, qu’un lien d’amour ne reliait pas, Laure s’est retrouvée prise entre le désir de la mère et le désir du père envers elle. Pour sa mère, elle était « tout », dit-elle, se plaignant de ce lien intrusif. Ainsi, pour lui échapper, s’est-elle « offerte », selon ses termes, en mariage à son copain d’enfance. Mais on la disait aussi « la petite femme du père ». Lors du décès, le copain d’enfance était là pour la soutenir dans son deuil.
N’a-t-elle pas épousé le copain d’enfance un peu vite ? Elle indique que dans le lit conjugal, « il y a toujours un tiers, une troisième personne » marquant par là qu’elle désire « ailleurs ». L’attachement au père[1] et l’hostilité envers la mère barrent l’accès à son désir de femme. Elle a à s’en distancer pour pouvoir accéder au choix d’un objet masculin, d’un partenaire avec qui elle pourra entrer dans ce que Jacques-Alain Miller a nommé les labyrinthes de l’amour[2], et inventer un lien de couple.
[1] Freud S., « La féminité », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 150-181.
[2] Miller J.-A., « Les labyrinthes de l’amour », La Lettre mensuelle, n° 109, p. 18-21.