Je propose de penser la chose à partir de deux énoncés, le premier de Freud : « Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction » [1], un autre de Lacan : « tout le monde (si l’on peut dire une pareille expression), tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant » [2]. Ainsi, il nous est possible d’entendre le tout le monde est fou lacanien, comme une tentative de guérison, mais guérir de quoi ?
Freud va proposer une construction du délire en 3 étapes. D’abord, l’idée d’une catastrophe universelle [3], processus qui s’accomplit en silence, laissant le sujet dans l’impossibilité de dire quoique ce soit. Nous parlerons de perplexité, de sidération. Aucun signifiant ne vient nommer cet effondrement, surgissement d’un trou. Deuxième temps freudien : la libido se détache de personnes ou -de choses- auparavant aimées [4], laissant le sujet dans un radicale solitude. Ce détachement est le signe d’un lâchage de l’imaginaire autant que du symbolique : le silence de la pulsion devient assourdissant, laissant le sujet hors tout. La troisième étape pouvant avoir lieu dans l’instant même de la seconde : ré-investissement de libido dans les objets d’amour précédents, mais sous la forme du délire. C’est la tentative de guérison : « Ce qui attire à grand bruit notre attention, c’est le processus de guérison qui supprime le refoulement et ramène la libido aux personnes mêmes qu’elle avait délaissées. Il s’accomplit dans la paranoïa par la voie de la projection. Il n’était pas juste de dire que le sentiment réprimé au-dedans fût projeté au-dehors ; on devrait plutôt dire, nous le voyons à présent, que ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors » [5]. Ce que Lacan formulera ainsi : ce qui est forclos du symbolique fait retour, de l’extérieur, dans le corps propre du sujet. Le délire est donc une tentative de ramener un signifiant sur le trou, tentative de localiser la jouissance, vaine désespérée ou efficace, elle est toujours une tentative de guérison.
Vouloir donc, comme on le propose aujourd’hui en psychiatrie, éradiquer le délire ou que le sujet le critique, c’est supprimer la seule tentative de solution que le sujet met en place.
Que faire du délire ?
Freud ne soutient pas le délire, il l’analyse, il le suit à la lettre et en repère les détails. En effet, un sujet ne peut délirer qu’à partir des signifiants dont il dispose. Le délire, comme le rêve ou le dessin chez l’enfant, est là pour produire des signifiants, signifiants de la langue du sujet. « Truie » est le signifiant à partir duquel Lacan peut construire le cas, son surgissement témoigne que c’est celui-ci et pas un autre. Il y a, d’une façon ou d’une autre, une sorte de choix du sujet, une réduction au trognon d’un chiffrage minimum de l’inconscient à ciel ouvert.
Suivre le délire à la lettre, soit le lire sans s’arrêter au sens qui s’en dégage, amène Freud à formuler quelques hypothèses :
Toutes les constructions « ingénieuses que le délire de Schreber édifie sur le terrain religieux (la hiérarchie de Dieu […]), on peut évaluer rétrospectivement la richesse des sublimations qui ont été anéanties en lui par cette catastrophe du détachement général de libido » [6]. Dans le délire, il peut y avoir une tentative de guérison par une forme de sublimation. Ceci est à mettre en lien avec le fait que, du fait du désinvestissement de libido des personnes aimées, le retour sur celles-ci s’effectue d’abord par le moi du sujet : « c’est dans le moi que la libido est directement investie » [7] et vise à l’amplification de ce moi voué au chaos. Lacan parlera dans ce délire de grandeur, de la fonction d’exception que vise en l’occurrence le président Schreber. Il y a donc un repérage par Freud d’un collage, à la fois d’une tentative de guérison par un renforcement du narcissisme et le recours à une forme de sublimation, les deux se superposant, soudés l’un à l’autre : tentative de mettre en forme ce que Lacan nommera dans Joyce le symptôme : SKbeau.
Freud fait également valoir que « la phase d’agitation hallucinatoire nous apparaît ici encore comme dénotant un combat entre le refoulement et une tentative de guérison qui cherche à ramener la libido vers ses objets » [8]. Ainsi, Freud montre trois temps de l’établissement du délire : 1) effondrement du monde, laissant le sujet hors-sens, silencieux, sans recours ni au symbolique ni à l’imaginaire possible. 2) Phase d’agitation hallucinatoire, « ce qui est abolit fait retour de l’extérieur ». 3) Le délire est une tentative de guérison en ce qu’il essaie de redonner du sens et de permettre de réinvestir les objets. Et Freud d’ajouter cette phrase d’une brûlante actualité : « Mais c’est cette tentative de guérison, que les observateurs prennent pour la maladie elle-même ». Bien peu de choses ont changé aujourd’hui par rapport à cette remarque, le délire est moins vu comme une tentative de guérison que comme une production à éradiquer.
Le délire témoigne d’un effondrement de l’imaginaire et du recours au signifiant tout seul S1, non arrimé à un S2, comme tentative de faire avec ce qui fait retour dans ce corps Un qui laisse le sujet démuni. Mais ce signifiant S1 ne fournit fréquemment au sujet lui-même aucune signification quant à ce qui lui arrive, bien au contraire, il est la trace du trou radical de tout sujet confronté au réel. L’élaboration délirante est donc à ce moment une tentative de rabouter le lâchage imaginaire. Parfois, cette solution peut opérer une nomination, comme chez Joyce.
C’est en 1978 soit dans son tout dernier enseignement que Lacan formulera : « Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ? Voilà ce dans quoi Freud a cheminé. Il a considéré que rien n’est que rêve, et que tout le monde (si l’on peut dire une pareille expression), tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant » [9]. Si la métaphore paternelle rend compte du rapport du sujet à l’Autre et de son aliénation ou pas, dès le séminaire XI Lacan va faire surgir, avec l’objet a, la question sous l’angle de la séparation, de l’extraction. Soit du rapport au S1 tout seul, défaut de signifiantisation de la jouissance, soit de défense contre le réel. Ce qui fera dire à Jacques-Alain Miller : retour de jouissance au lieu de l’Autre dans la paranoïa, retour de jouissance généralisée au niveau du corps dans la schizophrénie, retour de la jouissance, localisée, mais déplacée dans le corps comme Autre dans le phénomène psychosomatique [10].
Le délire généralisé serait une défense contre le réel. Plus Lacan va avancer dans son enseignement, plus il fera valoir cette notion de tout est rêve, tout est délire, tout est semblant. Par rapport à quoi ? Par rapport au rapport sexuel qu’il n’y a pas, qui ne s’inscrit pas, qui ne peut s’inscrire. Rien n’est pré-établi, rien n’est programmé pour permettre la rencontre. Lacan dira que la psychanalyse, en ce sens, est elle-même un délire : « La psychanalyse n’est pas une science. Elle n’a pas son statut de science, elle ne peut que l’attendre, l’espérer. C’est un délire – un délire dont on attend qu’il porte une science » [11]. Lacan dira que l’objet a est un semblant, que l’amour est un semblant, que la vérité est menteuse… tout cela au regard de ce réel qui n’est ni préhensible par l’imaginaire, ni par le symbolique.
Tout ce que l’homme bâti, invente, pense est une façon de faire avec, de compenser ce trou fondamental du non rapport sexuel. Lacan ira même jusqu’à dire que « le langage est une élucubration de savoir sur lalangue » [12]. Le langage lui-même est un délire. Ainsi, le sujet, dans la prématuration de sa naissance, dans ce moment où il n’est que substance jouissante, éprouve de façon radicale l’absence de programme, de rapport à l’Autre dans la première rencontre du signifiant, morsure du signifiant sur le corps, marque laissant une trace indélébile, marque Une, ce que Jacques-Alain Miller dit dans l’être et l’Un : « C’est le Un du signifiant » [13]. Ce Un s’efface de l’action du langage qui fait surgir l’être. Dans « Joyce le symptôme », Lacan le dit ainsi : « la parole, bien entendu, étant le seul lieu où l’être ait un sens » [14]. L’être aussi est un semblant, l’être aussi est un délire, une élucubration sur cette trace initiale, ce traumatisme initial de lalangue, et c’est cette marque, trace de l’existence du sujet, qui itère. Ceci est trans-structural. Tout le monde délire car à partir de cette marque, cette morsure du corps par le signifiant Un, tout sujet va élaborer, élucubrer, construire. Cette marque, cette rencontre initiale est impossible à dire car le réel ne peut se dire, il ne peut que se cerner, uniquement à partir de la logique, de l’équivoque, de ce qui itère chez le sujet. C’est pourquoi les témoignages de passe ne disent pas le réel, à ce titre ils sont des fictions, ils disent comment chacun, au un par un, a pu déconstruire ses fictions, ses identifications, son rapport à l’objet, bref, ses délires. C’est ce qui a permis à Jacques-Alain Miller de dire, qu’une fois la passe réalisée, une fois tous les escabeaux brûlés, il reste l’escabeau de la passe : l’outrepasse. Je rappelle cette définition de l’escabeau par Jacques-Alain Miller [15] : ce sur quoi on monte pour se faire beau et se pousser du col, croisement du narcissisme et de la sublimation. Où l’on voit ressurgir les deux repères freudiens de narcissisme et sublimation concernant Schreber.
Le délire universel serait donc une tentative de guérison face au réel, au trou trans-structural du non rapport sexuel.
[1] Freud S., « le Président Schreber », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1997, p.315
[2] Lacan J., « Le journal d’Ornicar », Ornicar ?, n°17-18, 1979, p.278
[3] Ibid., p.314
[4] Ibid., p.315
[5] Freud S., op. cit., p.315
[6] Ibid., p. 317
[7] Ibid., p.316
[8] Ibid., p.319
[9] Lacan J., op. cit., p.278
[10] Miller J.-A., « Quelques réflexions sur le phénomène somatique », Analytica, n°48, 1987, p.113-126
[11] Lacan, J., « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », Ornicar ? 14, Pâques 1978, p. 8
[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, p.127
[13] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 16 mars 2011, inédit.
[14] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.566
[15] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », en ligne sur le site de l’AMP.