« C’est pour ça que je dis Je »
« C’est pour ça que je dis Je » [1] .
Avec son dernier livre Nom [2], Constance Debré poursuit le travail d’écriture entamé dans ses deux précédents ouvrages [3] et resserre son style. Elle nous livre « l’existence même » [4], « parce que c’est ça, mes livres, mes livres ce n’est pas raconter ma vie, mes livres c’est expliquer ce qu’il se passe, et comment on doit vivre » [5]. Il y a quelques années, C. Debré a en effet quitté son métier d’avocate au profit de l’écriture littéraire ; elle s’est séparée de son mari et sort avec des filles ; elle a réduit considérablement ses attaches matérielles et nage tous les jours.
Dans son texte « L’assertion de soi » [6], Philippe De Georges pose la question de savoir comment un sujet peut s’orienter en dehors de la voie du transfert, voie où c’est en parlant que le sujet entrevoit la marque qui « lui est propre ; [qui] le distingue de tout autre : […] [non] ce qui l’identifie aux autres, mais ce qui l’en sépare » [7]. À défaut de l’extimité qui peut frayer la voie de l’inconscient, une voie contemporaine consiste, comme il le souligne, à localiser l’assignation qu’il y aurait à abolir dans l’ordre social. Sans la psychanalyse, mais sans « croire à l’identité » [8] et à cette assignation sociale dont parle Ph. De Georges, quelle est la voie littéraire empruntée par C. Debré ?
C. Debré récuse la causalité familialiste qu’elle suppose à la psychanalyse, bien que Lacan s’écarte de ce type de causalité dans le Séminaire XI en ramenant la cause à la béance, à « ce qui cloche » [9]. Elle écrit : « Avec n’importe quels parents j’aurais écrit le même livre. Avec n’importe quelle enfance. Avec n’importe quel nom. Je raconterai toujours la même chose. Qu’il faut se barrer. » [10] « Je vis sans propriété sans famille sans enfance. » [11] Pour autant, son livre n’est pas sans faire retour sur sa famille et son enfance, sur son Nom, puisqu’il s’ouvre sur la mort de son père et revient sur le mode de vie hors-normes de ses parents : « Mes parents ne sont pas comme leurs frères sœurs cousins familles, ils vivent autrement, ils s’habillent autrement, ils lisent d’autres livres, ils pensent autrement. » [12] Pourrait-on y déceler la trace des déterminants de son désir, tel qu’il se marque dans sa vie et son écriture ? Elle écrit en effet : « Ma chance ce n’est pas ma famille de ministres, ma vraie chance, celle vraiment que tout le monde devrait m’envier, c’est les parents camés et la mort de ma mère. » [13]
Sans recourir à la causalité, qu’elle soit familiale ou sociale, C. Debré fait siennes les contingences et la forme que prend sa vie, « quelque chose de déchiré, de taché, troué comme un vieux jean, […] c’était toujours les formes abîmées qui [lui] plaisaient le plus, […] tout était parfait comme toujours, […] le réel était toujours parfait » [14]. Sa démarche littéraire vise à mettre en acte un écart décidé vis-à-vis de l’ordre établi, l’expression de ce qu’elle nomme « la vie lamentable » : « Oui, c’est contre l’obscénité de la vie lamentable que je vis comme je vis et que j’écris. » [15] Elle trace ainsi son sillon : « Quoi qu’il arrive, je travaille, je nage, je vois la femme que j’aime ou bien je ne vois personne. » [16]
Ce dépouillement se lit dans ses actes comme dans son écriture, point d’appui pour qu’opère une différenciation entre le moi et le Je. Mode singulier d’une « assertion de soi » qui ne laisse pas à l’Autre la responsabilité de ses failles. C. Debré écrit au point même du sens commun qu’il n’y a pas : « Marcher vers le vide, voilà, c’est ça, ce qu’il faut faire, se débarrasser de tout, de tout ce qu’on a, de tout ce qu’on connaît, et aller vers ce qu’on ne sait pas. » [17]
Karin Bautier
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[1] Debré C., Nom, Paris, Flammarion, 2022, p. 156.
[2] Cf. ibid.
[3] Cf. Debré C., Play Boy, Paris, Stock, 2018 ; Love Me Tender, Paris, Flammarion, 2020.
[4] Debré C., Nom, op. cit., p. 43.
[5] Ibid., p. 61.
[6] Cf. De Georges Ph., « L’assertion de soi », blog préparatoire des 52e Journées de l’École de la Cause freudienne, disponible sur internet.
[7] Ibid.
[8] Debré C., Nom, op. cit., p. 163.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 25.
[10] Debré C., Nom, op. cit., p. 155.
[11] Ibid., p. 164.
[12] Ibid., p. 25.
[13] Ibid., p. 89.
[14] Ibid., p. 73.
[15] Ibid., p. 65.
[16] Ibid., p. 44.
[17] Ibid., p. 22.