Edito : L’oreille de Lacan pour Théodore Reik

 

À la fin de son argument sur les prochaines Journées de l’ECF, Agnès Aflalo, directrice des Journées, rappelle comment la psychanalyse « n’est pas une technique mais une éthique » [1].

On sait comment les débuts de l’enseignement de Lacan sont marqués par son combat contre le ravalement de l’interprétation à un formalisme technique par les post-freudiens.

Lacan trouvera chez Th. Reik un appui très important dans son retour à la voie freudienne de l’interprétation. À différents moments de son enseignement, il fera référence à ce disciple cher à Freud pour qui l’interprétation ne devait pas relever d’un usage codifié mais avait à s’accorder à la structure même de l’inconscient et ses formations. Lacan saluait chez Th. Reik une liberté de l’analyste dans sa pratique qui, à une méthode d’intervention fixée à l’avance, opposait la détermination de l’évènement psychique qu’il est impossible de prédire. Lacan reprendra la référence au « tact » prôné par Th. Reik pour qualifier l’art de l’analyste qui sait ménager l’effet de surprise dans son acte, et où « la fonction du langage n’y est pas d’informer, mais d’évoquer » [2] que l’on retrouve dans « le doigt levé du Saint Jean de Léonard » [3].

Quand, dans le Séminaire XI, Lacan se rapporte de nouveau à Th. Reik, c’est pour indiquer la position de quelqu’un qui « savait entendre ce qui parle derrière la tromperie du patient » [4]. Lacan y reconnaît l’objet a, en particulier l’objet voix, ainsi que l’indique sa référence à l’étude de Th. Reik sur le son du chofar, dans le rituel juif [5]. Comme Jacques-Alain Miller le précise, « la voix y apparaît comme séparée. […] Ce qui est constitutif du statut d’objet » [6].

Au-delà de la logique du signifiant et de l’objet, Th. Reik, féru de musique et de poésie, aurait-il approché une considération résonante de l’interprétation ? C’est l’hypothèse que formule Jean-Michel Vives dans un travail de recherche [7] où il interroge le choix que Th. Reik fait d’un terme anglais, pour « tenter de nommer » [8] l’interprétation juste : celui de « response » qui introduirait une nuance que le terme allemand « antwort » ne pouvait faire entendre. « Respond (to) » peut en effet se traduire par « être sensible à » impliquant le corps vivant. Une sensibilité qui évoque ce propos de Lacan à propos de l’interprétation dans le Séminaire XXIII : encore faut-il « que le corps y soit sensible. Qu’il l’est, c’est un fait » [9].

« Tard résonne ce qui tôt sonna » [10] : ce vers de Goethe, placé par Th. Reik en exergue de son dernier ouvrage va dans le sens d’une dimension « motérielle » du signifiant dont devrait tenir compte l’analyste dans son acte. C’est « dans ce motérialisme que réside la prise de l’inconscient » [11], affirmera Lacan dans son ultime enseignement sur l’analyse du parlêtre.

Les 53e Journées donneront à entendre différentes modalités de l’interprétation selon ce à quoi l’analyste prête l’oreille dans sa pratique. Elles témoigneront comment ces modalités ne se supportent d’aucun formalisme technique, mais s’orientent chacune d’une éthique de l’acte – soit d’un « devoir d’interpréter » – propre au discours analytique.

Ce numéro propose deux études très fines qui démontrent que, si la technique analytique n’existe pas, une élaboration rigoureuse doit pouvoir être transmise de son mode opératoire au cas par cas.

Valentine Dechambre

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[1] Aflalo A., « Le devoir d’interpréter, six remarques », Argument, 53e Journées de l’École de la Cause freudienne, les 18 et 19 novembre 2013, consultable à https://journees.causefreudienne.org/le-devoir-dinterpreter-six-remarques/

[2] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 299.

[3] Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, op. cit., p. 641.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 233.

[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 289-290.

[6] Miller J.-A., « La voix, aphone », La Cause du désir, hors-série numérique « Ouï! », mars 2016, p. 136-137.

[7] Leroy-Viémon B., Vives J.-M., « La question du tact en psychanalyse », Psychothérapies 2015/1, vol. 35, p. 59-66, consultable à https://www.cairn.info/revue-psychotherapies-2015-1-page-59.htm

[8] Reik Th., Le Psychologue surpris, Paris, Éditions Denoël, 2001, p. 163 : « [ce] qui éclaire notre voie, c’est la response, comme j’aimerais pouvoir la nommer ».

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17.

[10] Reik Th., Épigraphe à Fragment d’une grande confession (1949), Paris, Éditions Denoël, 1973.

[11] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme. Texte établi par Jacques-Alain Miller », La Cause du désir, n° 95, avril 2017, p. 13.




Retour à Freud : La technique psychanalytique n’existe pas

 

En 1953, dans Les Écrits techniques de Freud, Lacan interroge « l’activité de l’analyste. Comment agit-il ? Qu’est-ce qui porte de ce qu’il fait ? » [1], « Qu’est-ce que nous faisons quand nous faisons de l’analyse ? » [2]

En 1910, Freud avance : « une intervention thérapeutique ne peut être menée comme une investigation théorique. […] [L]’expérience nous apporte effectivement chaque jour du nouveau » [3]. « Le psychanalyste sait qu’il travaille avec les forces les plus explosives et qu’il lui faut la même prudence et la même scrupulosité que le chimiste. » [4] C’est du sérieux, le matériel est hétérogène, le praticien y rencontre des obstacles. Freud les interroge et en fera les fondements de sa découverte.

Sous le titre La technique psychanalytique sont regroupés de façon non exhaustive des articles de Freud, où il construit singulièrement sa réflexion quant à la méthode psychanalytique. Freud n’applique pas une méthode déjà là. Ses écrits, que Lacan qualifiera de techniques, témoignent du caractère rigoureux, « unique [et] inaugural, de sa démarche » [5]. De son expérience, il en tire un enseignement qu’il partage.

Freud repère que « chaque psychanalyste ne va qu’aussi loin que le permettent ses propres complexes et résistances internes, et nous réclamons par conséquent qu’il commence son activité par son auto-analyse » [6]. Le psychanalyste fait partie de l’équation.

De sorte que la technique analytique n’existe pas en tant que technique universelle. Pour autant, quelque chose de cet ordre doit pouvoir être épinglé rigoureusement concernant le mode opératoire analytique au cas par cas, dont l’analyste doit rendre compte.

Lacan nous formule cette invitation : « Avant de manier le vocabulaire, il s’agit d’essayer de comprendre, et, à cette fin, de se placer en un lieu d’où les choses s’ordonnent. » [7]

Une invitation à se mettre au travail, à atteindre une place vide d’où peuvent se saisir les choses et à construire un savoir y faire. Depuis Freud, la règle fondamentale de l’analyse est l’association libre sous condition du transfert, qui va donner une certaine forme au matériel et exiger de l’analyste une présence et une « attention » singulières d’où surgira son acte.

Une place à occuper se désigne, d’où peut s’opérer un acte, une conduite de la cure à mener, non à tort et à travers de façon sauvage [8] mais orientée par une éthique inscrite dans le champ de l’expérience et sa variété. Le dispositif analytique est un lien social particulier au sein duquel on peut repérer des petits bougés pour les sujets qui ont décidé de s’adresser à un analyste, à la condition d’une fonction essentielle : le transfert, qui s’y construit et à partir duquel se repèrent les effets de la cure. Mais aussi comme index du lieu d’où intervient l’analyste de par son transfert de travail orienté par et vers la cause analytique.

C’est une pratique qui fait le pari de ce qu’il y a de plus vivant et d’inédit dans cette expérience. Ce qui en constitue son essence et son éthique.

Valérie Bischoff

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 40.

[2] Ibid., p. 16.

[3] Freud S., « Les chances d’avenir de la thérapie psychanalytique », La Technique psychanalytique, Paris, PUF, Quadrige, 2007, p. 28.

[4] Freud S., « Remarques sur l’amour de transfert », La Technique psychanalytique, op. cit., p. 141.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 29.

[6] Freud S., « Les chances d’avenir de la thérapie psychanalytique », op. cit., p. 31.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 49.

[8] Cf. Freud S., « De la psychanalyse sauvage », La Technique psychanalytique, op. cit., p. 141.




Le petit Hans, une question d’interprétation

 

« Le petit Hans » de Freud [1], et le Séminaire IV sur La relation dobjet [2] de Lacan exposent en quoi l’interprétation est référée au discours qui en permet la lecture. Prenons quelques points cruciaux de la lecture du petit Hans.

Deux interprétations d’un fantasme de séparation

Deux éléments réels apparaissent dans la vie du petit Hans et l’éjectent de sa position imaginaire à l’égard de sa mère : son pénis se met à remuer, et sa petite sœur Hanna est née. Lacan nomme ce moment, le « point d’impasse » [3]. C’est un moment crucial où la signification de ce que Hans était dans le monde vacille. Il était celui qui comblait imaginairement sa mère, il ne l’est plus. À ce point d’impossible, repérable par l’angoisse, Freud et le père interprètent que Hans redoute d’être séparé de sa mère par son père. Mais c’est sans compter sur la rectification de Hans !

Le père : « Serait-ce par exemple parce que tu ne pourrais pas revenir ? » [4]
Hans : « Oh, pas du tout, […] je sais très bien où jhabite, je saurais toujours le dire et on me ramènerait. Je reviendrais peut-être même avec la voiture. » [5]

Lacan fait une lecture précise de ce point : « il est sûr, et presque trop sûr, de pouvoir revenir » [6], et il nous avertit de ne pas lire ce que l’on veut, à savoir interpréter cela comme la peur d’être séparé de sa mère. Il s’agit de tout à fait autre chose. Hans pense qu’il ne peut plus satisfaire sa mère, qui refuse le pénis qu’il lui offre en le traitant de « cochonnerie ». Elle s’intéresse par ailleurs à Hanna. Ne pouvant plus satisfaire sa mère, c’est du risque d’être englouti, emporté, dévoré par elle dont il s’agit. Lacan construit cela à partir de ce que Hans dit et répète de sa peur d’être embarqué, emporté par divers éléments (chevaux, chariots …).

Deux interprétations d’un fantasme de transgression

Il s’agit de celui où Hans imagine passer sous la corde et être emmené par le gardien du parc. On pourrait référer le gardien à l’interdit et l’interpréter comme la punition qu’engendrerait une transgression : aller vers la mère. Lacan propose de savoir lire ce que dit Hans : il va passer avec le père sous la corde, et ils vont être emmenés tous les deux par le gardien. Du dire rapporté par Freud : « J’étais avec toi à Schönbrunn voir les moutons, alors nous nous sommes glissés sous la corde, et alors nous l’avons dit à l’agent à l’entrée du jardin, et il nous a empoignés [zusammengepackt]. » [7] Lacan prélève « zusammengepackt » [8], « zusammen » qui signifie « ensemble ». Il s’agit donc d’être embarqués ensemble avec le père, empaquetés ensemble. 

D’un côté l’interprétation freudienne – il a peur du père, de l’autre Lacan souligne que Hans sollicite le père, afin de trouver un repère, une limite, une nouvelle signification à sa position dans le monde qui vacille par l’introduction d’une jouissance dont il ne sait que faire.

Le « grand dialogue » [9] d’avril, comme le nomme Lacan, où Hans interpelle son père, en est un témoignage clair :
Le père : « Pourquoi donc est-ce que je gronde au juste ? »
Hans : « Parce que tu t’emportes. »
Le père : « Mais ce n’est pas vrai»
Hans : « Oui, c’est vrai, tu t’emportes, je le sais, c’est forcément vrai. »[10]

Lacan montre le travail acharné de Hans dont la fonction est de viser à pallier à son vacillement dans le monde par l’appel au père. Prendre comme point d’appui le sens œdipien ou bien l’impossible qu’est le réel de l’ex-sistence ou le réel du sexuel n’oriente pas l’interprétation de la même manière. Hans et Lacan nous donnent ici une leçon inédite sur l’interprétation.

Valérie Morweiser

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[1] Freud S., Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 2015.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994.

[3] Ibid., p. 327.

[4] Ibid., p. 313.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 319.

[7] Freud S., Cinq Psychanalyses, op. cit., p. 186.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, op. cit., p. 325.

[9] Ibid., p. 389.

[10] Freud S., Cinq Psychanalyses, op. cit., p. 225.




CHRONIQUE DU MALAISE : S.K.beau : une actualité en quatre temps – Deuxième partie : Le cauchemar du neurobiologiste

 

Précédemment, nous avons parlé du rêve du neurobiologiste qui veut expliquer toute la création artistique par l’architecture neuronale. Insistons aujourd’hui sur ce à quoi aboutit ce rêve : au cauchemar, pour la science elle-même.

Notre angle d’attaque touche à ces faits que le neurobiologiste croit lire grâce à l’imagerie cérébrale sur son écran d’ordinateur. Les faits relèvent non de la réalité, mais de récits qui les assemblent, puis les linéarisent : « Il n’y a de fait que du fait que le parlêtre le dise. […] Il n’y a de fait que d’artifice » [1], dira Lacan.

Mais de quels faits parlent les neurobiologistes ? Par exemple, l’important article de J.-P. Changeux, publié en 1973 [2], est illisible par un non-spécialiste. Dans ces cinq pages, les écritures mathématisées illustrent cette illisibilité pour le lecteur lambda. Les résultats sont limités et les explications causales modestes. Rien de tel au sein des livres de vulgarisation rédigés dans le langage des sciences humaines. Ils expliquent les découvertes expérimentales et leurs conséquences pour penser un monde (enfin) nouveau. Là, glissements, extrapolations et autres approximations pullulent. Un exemple : La Beauté dans le cerveau, où J.-P. Changeux, faisant le grand écart entre biologie et art, écrit : « Ce sentiment de sidération que provoque l’œuvre d’art a ses origines bien entendu dans notre cerveau. La puissance de l’œuvre mobilise les émotions avec une telle force que l’on imagine une mise en éveil cérébral – une ignition “explosive” – de notre espace de travail neuronal conscient, unissant système visuel, cortex préfrontal et système limbique. » [3] Décomposons les artifices du raisonnement (une épistémologie rudimentaire y suffit) : « dans le cerveau » ne relève pas de la preuve matérielle puisque « dans » n’est pas « où » – au sens strict, il n’y a pas « le » cerveau, mais des « aires cérébrales » et des mécanismes neuronaux hiérarchisés. La locution « bien entendu » fait appel à une évidence que le lecteur doit accepter a priori pour poursuivre la lecture. La formule « on imagine » traduit que nous ne sommes pas dans le champ des équations, mais dans celui des extensions construites sur les « comme si », « on dira », « on supposera ». Idem pour « sentiment », « sidération », « puissance », « émotions », « force », « ignition “explosive” » et même « éveil », « espace de travail », etc. Ces termes, issus du vocabulaire courant, désignent des états. Lorsqu’ils identifient des quantités (« puissance », « force »), ces dernières ne sont pas mesurées. Ce sont seulement des façons de dire

Là réside le tour de passe-passe chez ces auteurs, dont J.-P. Changeux, qui va de l’article scientifique à l’ouvrage de vulgarisation. L’affirmation : la cause de la beauté trouve son origine « dans » le cerveau s’avérera… indémontrable. Entre le cerveau et la beauté, il y a l’espace des hypothèses… Le scientisme, qui en découle, est le cauchemar interne de la science – son idéologie (voire sa philosophie spontanée, suivant l’expression d’Althusser [4]) ignorée.

à suivre

Hervé Castanet

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.

[2] Changeux J.-P., Courrège Ph., Danchin A., « A Theory of the Epigenesis of Neuronal Networks by Selective Stabilization of Synapses », Proceedings of the National Academy of Sciences USA, vol. 70, n° 10, 1973, p. 2974-2978.

[3] Changeux J.-P., La Beauté dans le cerveau, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 4.

[4] Cf. Althusser L., Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero, 1974, p. 18 et suivantes.