Edito : Les tours du dire

 

Rajeunir de 20 ans. Voilà ce qu’a exigé en justice un Néerlandais, il y a quelque temps, se sentant « lésé et discriminé » [1] par son âge. Devant le tribunal, il défend la légitimité de sa demande : « Nous pouvons aujourd’hui choisir notre travail, genre, orientations politique et sexuelle. Alors, pourquoi ne pas avoir le droit de changer d’âge ? » [2].

Sa requête a laissé sans voix les magistrats d’un tribunal du pays. Si les médias du monde entier se sont emparés de son histoire, c’est qu’elle reflète un certain malaise lié à la place accordée aujourd’hui au discours performatif. Si je dis avoir 20 ans de moins, j’exige que mon acte de naissance soit modifié : Je suis ce que je dis [3].

Cette mutation du cogito cartésien au niveau du dire, isolée par Jacques-Alain Miller comme un dico [4] – sa logique et ses incidences cliniques – fut le thème choisi par l’ECF pour ses dernières Journées [5].

Dans la suite des 52e Journées, Ornicar ? publie un numéro consacré à l’abordage du dire, « à ses variations, entre pratique, usage et acte, à travers le temps, d’hier à aujourd’hui » [6]. À rebours de la tendance actuelle à réduire la parole à la fixité d’un dire non incarné, l’ouvrage nous invite à explorer les facettes du dire, de la Disputatio médiévale [7] aux accents poétiques du rap [8]. Ou à se laisser transporter en Rome antique, entre la voix du masque au théâtre, disjointe du corps de l’acteur, et la parole articulée des généraux s’adressant à leurs troupes avant une bataille [9].

Le dire de Lacan s’y découvre sous la forme originale d’un pathème proposé par J.-A. Miller dans son cours « Vie de Lacan » [10], et qui résonne avec les « “affinités paranoïaques” de l’élite » [11], évoquées par Lacan dans sa thèse. Par ailleurs, l’orientation lacanienne se fait sentir dans la perspective analytique du dire, en tant qu’il « vise le corps parlant […] pour passer dans les tripes » [12]. Un dire « apte à vous dépétrifier » [13], à vous détacher de toute inertie fantasmatique [14].

Un étonnant dessin de Dürer figure en couverture de l’ouvrage. Hermès y est représenté la langue percée, attachant par l’oreille la foule qui le suit. L’artiste se serait inspiré d’une description, par Lucien de Samosate, du dieu celte Héraclès Ogmios. Hermès ou Héraclès, force physique ou éloquence civilisatrice ? À vous de le découvrir dans le dossier qui lui est dédié.

 

Dans ce numéro, l’Hebdo-Blog a le plaisir de partager avec vous ses lectures estivales. Vous y trouverez tressages, nouages et poésie, liés à l’éthique du bien dire.

Bonne rentrée !

Ligia Gorini

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[1] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/11/08/97001-20181108FILWWW00121-pays-bas-un-homme-exige-que-son-age-legal-soit-rajeuni-de-20-ans.php

[2] Ibid.

[3] Cf. Miller J.-A., intervention dans les échanges lors de « Question d’École », in Alberti C., « L’enfance, berceau de la démocratie », Quarto, n° 131, juin 2022, p. 46.

[4] Ibid.

[5] « Je suis ce que je dis. Dénis contemporains de l’inconscient », 52e Journées de l’École de la Cause freudienne, 19-20 novembre 2022.

[6] Guttermann-Jacquet D., « Liminaire », Ornicar ?, n° 56, avril 2023, p. 8.

[7] Sère B., « Dire au Moyen âge », Ornicar ?, op. cit., p. 84-96.

[8] Barret J., « Le rap : l’art poétique de notre époque », Ornicar ?, op. cit., p. 132-142.

[9] Dupont F., « Oralités romaines », Ornicar ?, op. cit., p. 73-83.

[10] Cf. Miller J.-A., « Le dire de Lacan, son pathétique », Ornicar ?, op. cit., p. 60-72. Il s’agit de la reprise de la 8e leçon de « L’orientation lacanienne. La vie de Lacan » (2009-2010).

[11] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la réalité, Paris, Seuil, 1975, p. 278. Note citée par J.-A. Miller dans « Le dire de Lacan, son pathétique », Ornicar ?, op. cit., p. 71.

[12] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Scilicet. Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, ECF, Collection rue Huysmans, 2015, p. 34.

[13] Gutermann-Jacquet D., « Liminaire », op. cit., p. 7.

[14] Laurent E., « Conjectures du savoir et désir de LOM », Ornicar ?, op. cit., p. 192.




Évidence de la monstration

 

« Lorsque nous lisons un livre, il nous faut du temps pour faire connaissance avec lui. Nous n’avons pas d’organe physique (comparable à l’œil […]) qui saisisse d’emblée l’ensemble et puisse ensuite apprécier les détails. Mais à la deuxième, à la troisième ou à la quatrième lecture, nous pouvons […] nous comporter à l’égard d’un livre de la même manière qu’à l’égard d’un tableau. »[1]

L’ouvrage de Anne Colombel-Plouzennec, Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant[2] se lit, se relit, et se relit encore. L’autrice nous aide à tracer notre chemin dans le « trajet de Lacan avec les nœuds »[3], cette traversée du sujet de l’inconscient au parlêtre. Cet écrit, issu de sa thèse de doctorat, permet de comprendre que si, à l’ère du parlêtre « il n’y a pas de rapport entre le langage et la jouissance, le symbolique et le réel » [4], cette béance est ce à partir de quoi « il y a quelque chose. Quoi ? Yad’lun. Il y a, pour tout un chacun, l’Un, soit un signifiant comme lettre et une jouissance de la vie » [5].

Lacan avec les nœuds et la topologie, c’est le passage de « l’ontologie à l’hénologie, du sujet du signifiant au sujet comme réel, soit au parlêtre […], du symptôme au sinthome » [6] en focalisant le parcours analytique sur le rapport du parlêtre à la jouissance. « [L]e S1 devient prévalent » [7], les nœuds incontournables et des concepts se précisent en s’articulant : concept de trou articulé au symbolique, celui d’ex-sistence au réel et de consistance à l’imaginaire.

Ce parcours demande de reprendre acte qu’avec la topologie, à la différence de la géométrie euclidienne qui permet « de situer un objet et ses déplacements dans l’espace […] [il s’agit de] décrire, compte-tenu de l’invariance de l’objet, l’espace lui-même » [8]. Cet ouvrage invite à nommer juste et à reclarifier ce qu’est un nœud – trivial ou non –, un entrelacs brunien, une chaîne, une mise à plat, un trou, une consistance, l’ex-sistence… et à sortir de la dimension sphérique et de l’espace géométrique euclidien. L’effort vaut les découvertes et les clarifications !

Mais à la lecture de l’ouvrage, ce qui m’a sauté aux yeux, m’est devenu évident – au sens souhaité par Nabokov –, c’est la dimension de monstration que constituent les nœuds. À distinguer de la démonstration.

La démonstration articule logiquement des éléments sous la forme d’un raisonnement qui produit une conséquence indubitable, qui fait vérité. Elle mobilise les registres de l’imaginaire et du signifiant. Mais toute tentative de transmettre ou de démontrer ce qui relèverait du corps vivant, corps jouissant, corps parlant se heurte à un point de butée, le « point d’exclusion du réel » [9]. La seule issue consiste à ne plus « faire comprendre, mais […] rendre sensible » [10].

La fonction de la lettre « qui a trait au réel autant qu’au symbolique » [11] a été une première réponse de Lacan. Les nœuds, en tant que mise à plat, sont « aussi une écriture » [12]. Toutefois, à prendre cette mise à plat, ces dessins et ronds, du côté de la métaphore, de la modélisation, l’imaginaire reste présent ; Lacan parle de « rechute » [13]. Les nœuds ne sont pas du côté de la démonstration, mais du côté du réel et en sont une présentation sensible. La dimension de monstration est une réponse à la limite qu’induisait la démonstration. Comme le rappelle l’autrice, l’assertion 7 et 6.522 du Tractatus Philosophique de Wittgenstein éclairent le choix de Lacan : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » [14] et « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre » [15]. C’est ce que Lacan énonce : « J’ai été amené à la monstration de ce nœud alors que ce que je cherchais, c’était une démonstration d’un faire, le faire du discours analytique » [16].

La topologie ainsi prise en compte permet de considérer la clinique autrement, nous menant, comme l’indiquent Hervé Castanet et Philippe De Georges [17], à plus finement repérer comment se nouent les registres R, S, I, comment s’arrangent les chaînes, borroméennement ou non, à trois ou plus, comment s’articulent les « trois Un que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire » [18].

On conclura avec l’autrice « Voilà qui s’avère enthousiasmant » [19]. Même si elle nous rappelle – constat personnel – qu’il faut y mettre la main et accepter de s’y embrouiller.

À relire encore [20] !

Marie-Claude Lacroix

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[1] Nabokov V., « Bons lecteurs et bons écrivains », Littératures I, Paris, Fayard, 1983, p. 42.

[2] Colombel-Plouzennec A., Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2023.

[3] Ibid., p. 151.

[4] Ibid., p. 8.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 151.

[7] Ibid.

[8] Granon-Lafont J., La Topologie ordinaire de Jacques Lacan, Paris, Point Hors Ligne, 1986, p. 14.

[9] Colombel-Plouzennec A., Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant, op. cit., p. 156.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 mars 1974, inédit.

[13] Ibid.

[14] Wittgenstein L., Tractatus Logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, p. 112, consultable en ligne.

[15] Ibid.

[16] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 mars 1975, Ornicar ?, n° 5, p. 17.

[17] Cf. Colombel-Plouzennec A., Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant, op. cit., p. 158.

[18] Ibid., p. 159.

[19] Ibid.

[20] Et à venir écouter : le 30 novembre l’autrice participera à une Soirée bibliothèque au local de l’ACF à Bruxelles !  




Quand l’origine éclaire la clinique contemporaine

 

Le nouveau livre de François Ansermet intitulé L’origine à venir [1] reprend le thème de l’origine cher à l’auteur. Ce thème avait fait l’objet d’un de ses précédents ouvrages sous le titre de Clinique de l’origine. C’est pour le moins original d’aborder l’origine comme boussole dans la clinique. Il est vrai qu’il est bien plus courant de voir cette question de l’origine au firmament des discours religieux qui, de toujours, inscrivent l’origine de l’homme et son corollaire – le destin – dans un dessein divin, mode interprétatif possible du nouage du langage et du vivant.

La psychanalyse freudienne s’est aussi penchée sur l’origine à partir de la clinique de l’enfant en pointant que la fameuse question d’où viennent les enfants ? ouvrait à la construction de théories sexuelles infantiles qui écartent ainsi le sexe de la procréation. L’auteur nous rappelle que le recours à la fiction marque que « l’origine est barrée par l’amnésie infantile » [2]. Ce livre nous offre aussi, au plus près de la pratique analytique, un regard, une réflexion qui nous éclaire sur la question contemporaine du sexuel, de la transition de genre au-delà de positions dogmatiques que l’auteur expose par ailleurs avec clarté. En ce sens, ce livre est d’une grande actualité.

Dès son premier chapitre « Les énigmes de l’origine » [3], l’auteur note que ce que signifie venir au monde pour l’être humain se heurte à quelque chose d’inassimilable, à un manque de représentation. Si l’auteur accorde une place centrale à l’enfant, c’est bien parce que, dit-il : « [il] implique l’énigme » [4], celle de sa naissance, celle de l’assomption de sa sexuation. Nous pouvons suivre dans l’ouvrage les linéaments de cette énigme qui a, de fait, pris de nouvelles formes dans le champ de la procréation, de la transition de genre, en rebattant de façon irréversible les cartes de l’idéal de nature sous les effets du discours de la science et de la biotechnologie médicale.

L’apport majeur du travail de F. Ansermet est de dépasser d’emblée les attaches signifiantes communes du terme même d’origine pour lui donner l’empan du réel. Situer l’origine dans le réel au même titre que le sexuel et la mort, c’est dire que nul n’y échappe, mais c’est pour avancer aussitôt, indique l’auteur, que c’est donc une affaire de sujet. C’est pourquoi F. Ansermet donne au lecteur à entendre que tout processus de sexuation se fonde de la position de sujet, qu’il s’appuie sur la contingence d’un donné anatomique dans les cas d’intersexe, que cela concerne les dysphories de genre ou encore le déni de grossesse. Affaire de sujet, c’est alors, pour l’auteur, faire place à l’inattendu de la vie qui décale des prédictions, du prêt-à-penser des discours communs et des débats qu’ils suscitent. En effet, comme l’écrit F. Ansermet, à l’ère de l’autodétermination genrée, que l’on soit ou non trans-affirmatif par exemple, « on se retrouve face aux mêmes points de butée : ces butées logiques propres aux limites du logos » [5]. Pour autant, il incombe au psychanalyste, ajoute l’auteur, de connaître les enjeux et les tensions en jeu dans les débats actuels. Cet ouvrage joue ce rôle pour le lecteur grâce à la richesse des sources convoquées.

Tout l’intérêt de ce livre est d’inscrire la clinique des sujets contemporains qui sont en prises avec les enjeux actuels de la question de l’origine et qui en reconfigurent les énigmes.

Avec précision, F. Ansermet nous démontre que, si le praticien fait place à la façon dont chacun a à inventer son être sexué, sa sexualité, l’origine est alors toujours à venir comme l’indique le titre de son livre. Il fait en outre valoir que l’analyste aura chance de se situer faces à ces nouvelles demandes s’il saisit qu’elles sont au fond des butées qui « se traduisent dans une série d’inévitables malentendus » [6].

Sans conclure sur ce thème, l’auteur fait ainsi l’éloge de la contingence et de la surprise pour pouvoir, dans des moments cruciaux de l’existence d’un sujet, lui permettre de se défaire de la férule de l’origine. Il y a une voie à suivre, ponctue F. Ansermet : « comme l’a dit Lacan, l’exploit de la psychanalyse, “c’est d’exploiter le malentendu”. » [7]

Martine Versel

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[1] Ansermet F., L’Origine à venir, Paris, Éditions Odile Jacob, 2023.

[2] Ibid., p. 18.

[3] Ibid., p. 19-71.

[4] Ibid., p. 19.

[5] Ibid., p. 115.

[6] Ibid., p. 119.

[7] Ibid. F. Ansermet cite Lacan dans « Le malentendu », Ornicar ?, n° 22/23, printemps 1981, p. 12.




Une clinique de l’autisme par la conversation «Attention, a peur» de Deborah Allio

 

Ce livre [1] présente une expérience originale concernant un jeune autiste. Ce n’est pas un cas clinique, bien que nous puissions y observer de nombreux éléments cliniques qui soulignent la singularité de Briac. Ce n’est pas non plus un témoignage écrit par des parents, et en même temps, ce livre montre la longue expérience vécue par les parents de cet enfant devenu aujourd’hui adolescent.

La forme du travail de Deborah Allio est peu habituelle, puisqu’il s’agit d’une longue série d’entretiens avec les parents et les sœurs d’un jeune autiste. On peut souligner leur qualité d’écoute, la finesse de leurs interventions et le tact avec lequel ils introduisent des limites.

Le rapport de Briac à la langue est particulier. Il saisit peu les nuances et tient au caractère biunivoque entre mots et objets, ce qui à la fois objectalise les mots et élimine les équivoques. Mais il s’attache aussi au son. Le père fait ainsi remarquer que « le sens ne lui importe pas forcément, mais il aime la sonorité » spécialement quand il s’agit de mots d’un vocabulaire élaboré.

On mesure aussi tout le travail fait par la mère pour l’introduire doucement dans la langue commune après avoir accepté tout un temps de déchiffrer sa langue privée.

Parmi les nombreux éléments cliniques dont ce livre fourmille, on peut repérer les singularités de l’usage de la voix, toujours travestie, ou l’évitement du regard, qui tiennent ainsi à l’écart l’Autre trop réel. S’appuyant sur des paires de doubles issues de dessins animés, il traite la présence de l’Autre en en réduisant l’énonciation. Ces doubles viennent dans la continuité de ses objets autistiques. Il faut ajouter qu’il a pris pendant un long temps un appui sur une de ses sœurs qui a ainsi opéré comme double. Et par cet appui il a appris à lire et à écrire à l’insu de tous, hors apprentissages scolaires, seul mais pas sans le double.

Progressivement cet appui sur les objets et les doubles sera remplacé par les objets connectés et la recherche sur internet. Aujourd’hui c’est par des supports pris sur le Net qu’il apprend, seul, des langues étrangères, spécialement l’anglais, mais aussi l’espagnol et le russe.

Comme le dit bien sa mère, il est solitaire mais sans chercher la solitude. Pour ses apprentissages il avance seul, mais « il cherche de plus en plus à être avec les autres, pas sur le mode de la conversation, mais juste d’être là ».

L’école inclusive ne lui a ainsi jamais convenu. Les parents regrettent d’ailleurs que le diagnostic d’autiste fait passer aujourd’hui au statut d’handicapé et qu’il a ainsi dû arrêter le travail en hôpital de jour qui l’aidait cependant beaucoup.

Son corps ne semble pas lui faire trop de difficultés, l’image étant plutôt stable, soutenue par une dose certaine de narcissisme – il n’a aucun souci à dire qu’il est beau – mais avec l’exigence que l’autre reste un peu à l’écart car il ne supporte pas d’être touché.

Un bout du corps cependant lui a toujours fait problème, son pénis en érection. Quand il était enfant il voulait le couper, mais à l’adolescence il a trouvé à s’en soulager seul. Toutefois cela s’est accompagné d’une invention : il voulait le photographier et le montrer. Les parents ont introduit un « interdit non négociable » qui a pris l’allure d’un amusement avec les personnages rendus présents par une voix travestie. C’est l’introduction d’un principe de limitation de la jouissance.

Il a aussi lui-même construit un scénario de réponse à l’angoisse. Lors de tels moments il énonce « Me voilà » et l’autre doit répondre « Ouh ! j’ai peur ». C’est un traitement de l’Autre auquel il fait porter son angoisse.

Alexandre Stevens

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[1] Allio D., « Attention, a peur ! Conversations avec la famille d’un jeune autiste », Paris, Imago, 2023.




CHRONIQUE DU MALAISE : S.K.beau : une actualité en quatre temps Première partie : Le rêve du neurobiologiste

 

Jacques Lacan, dans sa « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », en 1976, témoigne, à propos de sa lecture de James Joyce qui, ô combien, l’accapare, de son « embarras quant à l’art » [1]. Il ajoute que Freud ne se débrouillait pas mieux, lui, qui baignait dans les créations artistiques « non sans malheur » [2]. Pareille terminologie : embarras, malheur, nous sort des balivernes fleur bleue où l’on confine souvent l’art. La sublimation y serait repos, beauté et s’opposerait à la violence de la pulsion (Trieb) dont elle est un des destins. Le psychanalyste parfois se laisse entraîner sur cette pente et devant l’art baisse les armes en y voyant une solution pratique face à un réel sans loi prêt à se déchaîner. À rebours, l’art porte celui qui s’y affronte à l’épreuve d’une « jouissance opaque d’exclure le sens » [3]. Le savoir, soit y consentir, est miser sur le réveil – « Il n’y a d’éveil que par cette jouissance-là » [4], écrit Lacan. Le résultat ? « Être post-joycien » [5].

La thèse neuro, on le sait désormais, prétend expliquer tout ce que les parlêtres pensent, disent ou font, seuls ou en société, par la seule causalité de l’architecture matérielle des neurones et des connexions synaptiques [6]. Cette thèse envahit la clinique et, chaque jour, journaux ou émissions dans les médias l’affirment haut et fort : les sciences du cerveau sont l’alpha et l’oméga de toute explication. Le contester serait sortir de la science et opter pour le mythe et l’idéalisme. Pourquoi citer cette thèse qui se veut désormais dominante dans la clinique et dans la thérapeutique à propos de l’art ? Parce que les neuroscientifiques, sûrs de leurs démonstrations en laboratoire, ne veulent rien laisser en dehors de leur champ. L’art n’échappe pas à la thèse neuro. Vraiment ? Oui, vraiment ! Les références sont nombreuses, publiées et parfaitement accessibles à la lecture. Dans son dernier livre d’entretiens, publié cette année 2023, Jean-Pierre Changeux, que les lecteurs du Champ freudien connaissent pour son long entretien donné à la revue Ornicar ? en 1978, à l’initiative de Jacques-Alain Miller [7], ne se prive pas de solliciter l’art et… le beau présent dans le titre [8]. Quarante-cinq ans après l’entretien d’Ornicar ?, Changeux n’a pas bougé : le traitement des maladies mentales doit toujours avoir pour modèle celui du diabète en médecine. Et l’art ? Il l’explique par le seul cerveau. « Les hypothèses actuelles sur les bases neurales de l’affect esthétique et de la contemplation s’accordent sur l’importance d’un lien entre le cortex préfrontal et les fonctions émotionnelles du système limbique. » [9] Le cerveau explique donc et la création artistique du côté de l’artiste, et l’expérience esthétique du côté du « connaisseur ». Le goût pour l’art a sa racine neurale. Changeux est même prêt à lui donner le nom d’addiction : « Il y a une base neuronale de la surprise, de la détection de la nouveauté, qui fait intervenir des territoires du cortex frontal et du système limbique. Cette propriété intrinsèque du cerveau permet de comprendre à la fois le renouvellement de la production de l’artiste et l’existence d’une histoire de l’art. » [10] Tout au long de sa vie de chercheur, Changeux n’a jamais cessé, à titre privé, de collectionner (principalement la peinture d’histoire du XVIIe siècle français) et de chercher les « bases neurales de la contemplation du tableau » [11] ou « de la création du tableau » [12]. C’est dans son livre de 2016, La Beauté dans le cerveau, qu’il emploie les formules les plus radicales – formules que son dernier livre utilise avec parcimonie. Une thèse les résume : « Une discipline nouvelle émerge : la neuro-esthétique » [13]. Bref, « l’œuvre d’art sera toujours engendrée par la machinerie physico-chimique du cerveau » [14]. L’art n’est pas hors l’histoire, la société ou la culture. Dans l’hégémonie de la thèse neuro, l’histoire, les relations sociales et la culture sont rendues possibles par le fonctionnement neuronal et notamment l’épigenèse. Autrement dit, société et culture sont dans le cerveau avec leurs architectures de traces neurales : « Le développement du cerveau de l’artiste doit autant à l’évolution génétique qu’aux influences épigénétiques de l’environnement social et culturel de l’organisation cérébrale. » [15] La boucle est bouclée : le raisonnement fait du cerveau ce à partir de quoi toute explication touchant au vivant trouve son lieu causal. Ce paradigme conceptuel a sa nomination : « Le réel est devenu le neuro-réel ; c’est le neuro-réel qui est appelé à dominer les années qui viennent. À nous de savoir faire avec ce neuro-réel » [16], remarque J.-A. Miller.

La thèse neuro aseptise le monde : la folie, terme venu d’un monde ancien, n’y a plus cours. Quant à l’art, il se réduit à « la perception de l’organisation de l’ensemble du tableau, à la compréhension de ses divers niveaux de sens. » [17] Le combat trouve deux thèses en présence : la quête neurale de « l’harmonie » de la « régularité dans la composition » [18] d’un côté, et de l’autre la jouissance qui touche au hors-sens et se cristallise dans l’opacité. Ce combat est celui des Lumières. Sachons affirmer que la thèse neuro appliquée à l’art, outre sa médiocrité et sa pauvreté dans la description des œuvres elles-mêmes, s’avère récuser le réel subversif que l’art crée et promeut. Ainsi va l’escabeau (S.K.beau), nom nouveau de la sublimation (freudienne) pas sans le réel  : « Qu’il y ait eu un homme pour songer à faire le tour de cette réserve et à donner de l’escabeau la formule générale, c’est là ce que j’appelle Joyce le Symptôme. Car cette formule, il ne l’a pas trouvée faute d’en avoir le moindre soupçon. Elle traînait pourtant déjà partout sous la forme de cet ICS que j’épingle du parlêtre. » [19]

Pour paraphraser le titre d’un congrès PIPOL [20] : Le cerveau et le parlêtre, le neuronal et l’escabeau, rien de commun. Les scientistes en seront pour leurs frais… Un programme d’action : le combat sera mené dans chaque champ !

 

à suivre

Hervé Castanet

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[1]Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.

[2] Ibid.

[3] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 570.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Castanet H., Neurologie versus Psychanalyse, Paris, Navarin, 2022. La thèse neuro y est critiquée dans son empan idéologique.

[7] Changeux J.-P., « L’homme neuronal », in Foucault, Duby, Dumézil, Changeux, Thom. Cinq grands entretiens au Champ freudien, Paris, Navarin, 2021, p. 125-172.

[8] Changeux J.-P., Le Beau et la splendeur du vrai, Entretiens avec L’Yvonnet F., Paris, Albin Michel / Odile Jacob, 2023.

[9] Ibid., p. 275.

[10] Ibid., p. 273.

[11] Ibid., p. 267.

[12] Ibid., p. 271. J.-P. Changeux y parle « d’ignition esthétique » localisée aux « régions préfrontale, pariéto-temporale et cingulaire », p. 269.

[13] Changeux J.-P., La Beauté dans le cerveau, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 156.

[14] Ibid., p. 197.

[15] Ibid., p. 199.

[16] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n° 98, mars 2018, p. 117.

[17] Changeux J.-P., Le Beau et la splendeur du vrai, op. cit., p. 268.

[18] Ibid., p. 274.

[19] Lacan J., « Joyce le Symptôme », opcit., p. 568.

[20] Organisé par l’Euro-Fédération de Psychanalyse, le Congrès Pipol 9, « L’inconscient et le cerveau, rien en commun » a eu lieu à Bruxelles les 13 et 14 juillet 2019.