Edito : Avatar d’un lien social

 

Le colloque Uforca 2023 Avatars des identifications s’annonce dans Hebdo-Blog avec deux textes faisant place à l’effraction que constitue la jouissance. « Les avatars de l’être » de Sylvie Berkane-Goumet tisse tout le trajet d’une analyse et précise que l’étiquette du signifiant échoue à masquer « la jouissance toujours à l’œuvre ». « Avatars des identités » de Jean-Pierre Deffieux propose une relecture d’un film d’Almodovar à l’époque des identifications multiples, en dépliant qu’une identification « est toujours corrélée à une jouissance ». Ces deux textes sont en prise directe sur ce réel.

L’identité est une notion qui implique une continuité, une cohérence de soi à travers le temps, elle se situe foncièrement dans l’ordre des significations. L’identification ne renvoie pas à cette stabilité, ni à quelque chose de rassurant, mais plutôt à un sujet qui est manque. L’identification sous laquelle celui-ci se présente permet de l’attraper par ce bout. Ainsi « Avatars » dit bien la variété de ces formes d’« accrochages […] identificatoires qui […] ne parviennent […] pas à recouvrir cette béance de l’identité à soi » [1]. L’identification renvoie donc à cette impossibilité de représentation pure du sujet et l’expérience de l’analyse fait savoir qu’il y a, à l’entrée, des identifications et des-identification à la sortie. L’analyste, par son interprétation vise à faire approcher l’analysant d’un point au-delà de toute identification à un signifiant, c’est une opération dés-identifiante.

Dans L’Envers de la biopolitique, Éric Laurent met en lumière un avatar actuel du concept d’identification, après nous avoir rappelé que « l’insécurité caractéristique de la subjectivité moderne se définit par un rapport central à l’angoisse ». Partant d’une concordance entre « la disparition [qui] se produit au niveau de la division subjective » et ce « Un de l’union [qui est] toujours perdu » en démocratie, É. Laurent trouve un écho de cette perte « dans l’opération du fantasme, où le sujet se saisit comme objet dans le plein de sa perte » [2]. Il distingue à partir de là deux modalités dans le « fonctionnement de la psychologie des foules ». Il y a – éclairée par Freud – une « identification à un trait unaire, ou à une petite moustache », mais aussi un mode de « lien social » contemporain qui se trouve « fondé sur le fantasme comme réponse devant l’angoisse originelle » [3].

Cette « opposition […] nous permet de lire autrement » les marches commémoratives des « attentats des 7 et 9 janvier 2015 » à Paris, avance Éric Laurent, ou encore des « mouvements spontanés [de manifestations] d’“indignés” ». Il y a dans ces mouvements spontanés les manifestations « d’un cri adressé au capitalisme financier qui expulse chacun de son lieu » [4]. « Répondant à cette expulsion, le cri est une pure énonciation, le lieu où les sujets se saisissent dans leur perte. » [5] N’en rien vouloir savoir équivaut à « suturer l’appel qui s’est ouvert » avec ces événements, et à ignorer cette « force, [cette] présence pulsionnelle et fantasmatique formidable » [6].

Intime et singulier, portant sur le réel et la jouissance, le discours psychanalytique – quant à lui – nous dit Lacan, « est justement celui qui peut fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe » [7].

Philippe Giovanelli

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[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 20 novembre 1985, inédit.

[2] Laurent É., L’Envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Navarin, 2016, p. 227.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 228.

[6] Ibid.

[7] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474.




Avatars des identifications

 

« Identifications et avatars vont de pair » [1], indique Gil Caroz dès le début de la présentation de la Journée Uforca 2023.
Une identification peut chuter, peut se transformer, varier, mais elle est toujours corrélée à une jouissance. Gil Caroz note justement que « signifiant et jouissance sont deux éléments hétérogènes » [2], la corrélation de deux éléments hétérogènes ne pouvant qu’entrainer des avatars.
L’instabilité identificatoire résulte de nos jours de la chute du signifiant du Nom-du-Père en place de signifiant maître.

Le sujet est donc face à un choix démultiplié de signifiants pour tenter de trouver une identification stable. Le dico contemporain, donné par Jacques-Alain Miller en 2022 : « je suis ce que je dis » renvoie bien à cette efflorescence identificatoire, détachée d’un ancrage dans le corps. L’identification au signifiant du Nom-du-Père ancrait le sujet, soumis à la castration, dans un corps phallicisé. Les temps ont changé, les identifications multiples délestées du corps comme Autre, autorisent le sujet à toutes les transitions.

Dans Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Lacan évoque cette distinction à propos du transsexualisme et il énonce que « c’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus [du phallus], et non pas en tant qu’organe. » [3] Il ajoute « Le transsexualiste ne veut plus être signifié phallus par le discours sexuel » [4].
Il pense résoudre cette difficulté par un passage au réel, un genre nouveau, un corps à sa mesure. Il croit pouvoir dissocier le signifiant et la jouissance, c’est son erreur.

Le film de Pedro Almodovar, La piel que habito, démontre avec brio ce qu’est cette erreur.

Vicente, victime de la vengeance d’un chirurgien « déterminé » est pris en otage et se réveille Véra, transformé en femme, avec un corps de femme, un sexe de femme. Vera apprivoise peu à peu cette nouvelle image, elle tombe amoureuse de son bourreau, qu’elle finit par tuer quand elle tombe par hasard sur une photo de l’homme qu’elle était avant. Au cours du film Vera est de plus en plus identifiée à son nouveau genre. Mais le bouclage du film, son point de capiton, s’entend dans la courte phrase que Vera dit à sa mère qui ne peut la reconnaitre. Elle arrive chez sa mère, revêtue des semblants de la féminité, jolie robe et maquillage et lui dit après un long temps de silence : « Soy Vicente. »
Elle est Vicente, de toujours pour toujours, à jamais dans la peau d’une autre, revêtue de son enveloppe féminine.

Ce film, remarquable, prouve, par extension, que pour un homme « en transition », dire « je suis une femme », ne suffit pas à ce qu’il le devienne.
Ce film préfigure le nouveau dico de ce siècle débutant, apporté par Jacques-Alain Miller en 2022 : « je suis ce que je dis » qu’Almodovar anticipe avec précision et justesse. Il pointe l’erreur que Vicente ne peut pas faire, mais qu’il démontre : le refus d’articuler le signifiant phallique et la jouissance du corps.

Les sujets « en transition » veulent une nouvelle identité de genre avec une volonté d’avoir, dans le réel, un corps qui s’accorde à cette identité.
De ce fait ils se construisent un nouveau corps dans le réel, répondant au signifiant identitaire de genre qu’ils se sont choisis, commettant l’erreur de croire qu’ils peuvent faire fi de la jouissance attachée, de toujours, à ce corps.
Des effets, en particulier dépressifs s’en suivent fréquemment.

Jean-Pierre Deffieux

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[1] Caroz G., « Avatars des identifications », argument du colloque Uforca 2023, Ironik-55, disponible sur internet : https://www.lacan-universite.fr/avatars-des-identifications-argument-du-colloque-uforca-2023-en-visio-conference/

[2] Ibid.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 17.

[4] Ibid.

 




Les avatars de l’être

 

« Ni vous sans moi ni moi sans vous. » [1] Ce vers, extrait d’un poème courtois, dit la dépendance du moi à l’autre dans la relation amoureuse, et, au-delà du partenaire, la dépendance du moi à l’Autre.

Moi et l’Autre

En effet le moi est comme une coquille vide qui peut se remplir de l’un ou de l’autre, indifféremment. C’est pourquoi le moi pose immanquablement la question de l’être, il suppose d’être reconnu par l’Autre. Or, parce que le sujet divisé se définit par son manque-à-être, il est en défaut d’identité, et va chercher au champ de l’Autre une identification supposée lui donner une consistance d’être. Il s’agit donc, dans cette perspective, d’une récupération signifiante qui arrime l’être de l’un à l’Autre et régule le rapport avec chacun, sur le mode de la binarité, de la complémentarité plus ou moins apaisée. À partir du binôme homme/femme, d’autres se déclinent : parent/enfant, croyant/athée, allié/ennemi, etc. Certes, le moi, dans sa prise imaginaire, est source de méconnaissance : « à savoir que par le moi le sujet se pense, se voit, se croit autre qu’il n’est. » [2] Mais, tant que l’Autre, incarné par le Nom-du-Père, ordonnait symboliquement le rapport de l’un à l’autre, le sujet pouvait trouver une certaine assise identificatoire, à condition d’ignorer l’inconscient qui le rend étranger à lui-même et de faire fi du réel de la jouissance. Ainsi s’entend comment la déconsistance actuelle de l’Autre peut avoir un effet de déliquescence sur les identifications.

Moi sans Autre

Conséquence de la chute du Nom-du-Père : la déliaison des binaires ouvre à l’affrontement de singularités désassorties qui revendiquent l’affirmation d’une identité d’être spécifique. La multiplication des genres (LGBTQIA+) en est un exemple paradigmatique : elle construit un universel subdivisé en catégories, qui rompt avec le binarisme homme/femme. Les identifications qui s’en déclinent s’appuient sur une assertion signifiante : « je suis x ». Cette extension du champ des possibles s’inscrit sur le mode de l’illimité, elle prétend réduire, pour chaque un, l’écart, la discordance entre le moi et l’être. Mais l’imaginaire et le symbolique ne suffisent pas à rendre compte de la singularité des êtres parlants.

Au-delà du moi, le réel

Jacques-Alain Miller [3] relativise cette quête ontologique qui relève de la fiction, de la vérité menteuse, car il y a un envers de la récupération signifiante : l’identification masque la jouissance toujours à l’œuvre, par le truchement de l’objet a, qui ne saurait se perdre puisqu’elle ne se laisse pas négativer. Le caractère constant et insistant de cette jouissance donne les coordonnées singulières du parlêtre, elle indique comment il prend corps dans le monde et les modalités de son rapport aux autres.

Ainsi, sous l’habit phallique, qui masque, obture la faille du sujet, mais qui est aussi une modalité de défense contre la jouissance envahissante, se trouve le réel de la jouissance qui agite les corps. Le néologisme de Lacan souir [4] épingle ce qui fait l’être de chacun ; il nous renvoie, non pas à la conscience de soi, mais à la jouissance du corps, d’où l’on peut déduire que l’Autre du parlêtre qui arrime son être, c’est le corps ordonné par sa jouissance propre. C’est dire qu’aucune identification ne saurait satisfaire la pulsion, si ce n’est à corréler l’être et la jouissance et non l’être et le symbolique. Mais ça, c’est tout le trajet d’une analyse.

Sylvie Berkane-Goumet

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[1] Cf. Marie de France, « Lai du chèvrefeuille », Poésies de Marie de France, texte établi par J.-B-B. de Roquefort, Paris, Chasseriau, 1820, p. 395. Disponible sur internet : https://fr.wikisource.org/wiki/Po%C3%A9sies_de_Marie_de_France_(Roquefort)/Lai_du_Ch%C3%A8vrefeuille

[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 19 janvier 1994, inédit.

[3] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 25 mai 2011, inédit.

[4] Cf. Lacan J., « La Troisième » in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 8-9.