Edito : Angoisse et nouvelle sémiologie du corps

 

Nous sommes à l’heure où la neuro-imagerie vient à la rescousse d’une psychiatrie en perdition. Un récent reportage sur France Culture [1] décrit ses dernières avancées dans le domaine du diagnostic différentiel des phénomènes hallucinatoires, tout comme dans celui du soulagement des patients réfractaires aux traitements psychiatriques conventionnels. Selon ce reportage, l’imagerie cérébrale permet d’objectiver une pathologie qu’on croyait jusque-là totalement irrationnelle et lutterait ainsi contre la stigmatisation du patient. Cette nouvelle sémiologie permettrait au patient de comprendre autre chose de sa maladie en visualisant la zone qui déclenche l’hallucination. Elle deviendrait moins effrayante pour lui et son entourage avec cet effet d’apaisement que procurerait ce diagnostic neuro. C’est la réponse contemporaine au malaise des sujets dont on ne parvient plus à accueillir l’angoisse lorsqu’il n’y a pas le voile des signifiants qui donne forme unitaire au corps. Ces patients sont désormais imagés comme de réelles pièces détachées et de fait – visiblement – ils sont détachés de leurs positions subjectives.

L’imagerie cérébrale propose des formes nouvelles de la réalité du corps. Placez alors la personne dans la machine IRM à résonance magnétique avec un miroir au-dessus des yeux ; elle pourra alors voir en direct différé de quelques secondes ce qui se passe dans son cerveau. Selon les termes de cette ingénierie, ce montage visuel donne la possibilité au patient d’apprendre à mieux regarder ses hallucinations et donc à mieux les gérer, voire à réduire les hallucinations auditives à des chuchotements, notent ces spécialistes. Or, Lacan nous indique précisément « le peu d’accès qu’a le sujet à la réalité de ce corps » [2]. En effet, dans « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Lacan fait valoir tout autre chose de la réalité du corps que l’on pense avoir, aussi bien dans sa bonne forme spéculaire, que lorsque le corps ne tient pas. Il ajoute dans ce texte que, bien qu’on puisse en rêver, ce ne sont pas les « techniques du corps » [3] – ajoutons aujourd’hui ni celles de la neuro-imagerie – qui offriront une quelconque clarté à la « configuration de cette obscure intimité » [4] qu’est le corps.

L’angoisse a-t-elle alors encore droit de cité pour aborder ce qui affecte le parlêtre pour lequel « rien ne subsiste […] qui n’ait son coefficient de jouissance » [5] ?

Comme le montre l’actualité avec ces neuro-technologies, on a bien l’idée que le corps porte les traces de quelque chose. Cependant, ces traces ne sont plus guère qualifiées d’angoisse, à savoir celles « de nous réduire à notre corps » [6], comme le délivre Lacan en 1974 dans La Troisième. Le discours commun verse au contraire du côté de la stigmatisation, signal non pas d’angoisse, d’une singularité, mais signe d’un Autre qui exclut. Cette élection du cerveau comme matière première du corps laisse cependant entrevoir ce qu’elle emporte du malaise actuel de la civilisation en renouvelant, à nouveaux frais, la quête d’une élucidation du mystère du corps parlant. En effet, avec la neuro-imagerie, il ne s’agit pas, comme nous l’entendons dans la clinique orientée par la psychanalyse, du corps qui « paye son tribut d’angoisse » [7] pour reprendre cette expression de Daniel Roy dans l’introduction du prochain congrès de la NLS.

Ce congrès intitulé Malaise et angoisse dans la clinique et la civilisation, qui se tiendra à Paris les 21 et 22 mai prochains, sera l’occasion de mettre au travail la complexité de ce sujet.

Martine Versel

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[1] Les Matins de France Culture du 19 avril 2023. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reportage-de-la-redaction/au-chu-de-lille-l-imagerie-cerebrale-au-service-des-maladies-psychiatriques-2171090

[2] Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 676.

[3] Ibid., p. 676.

[4] Ibid., p. 676.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 3 juin 2009, inédit.

[6] Lacan J., « La Troisième » in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 40.

[7] Roy D., « Malaise et angoisse dans la clinique et dans la civilisation ». Une introduction au congrès NLS 2023. Disponible sur internet : https://www.amp-nls.org/fr/nls-messager/congres-nls-2023-malaise-et-angoisse-dans-la-clinique-et-dans-le-civilisation/




De l’angoisse au désir

 

De la jouissance au désir, Jacques-Alain Miller repère dans le Séminaire L’Angoisse deux circuits, celui de l’amour et celui de l’angoisse. Le premier, il l’extrait de l’aphorisme de Lacan : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » [1].

Le deuxième circuit en passe par l’angoisse, nous dit-il, ce trajet ne se laisse pas leurrer par le mirage de l’amour qui peut faire croire à une harmonie sans faille entre deux partenaires. L’angoisse est ici médiane entre jouissance et désir, elle transforme la jouissance en objet cause du désir.

Le dernier spectacle d’Angélica Liddell [2] met en scène cette mutation de la jouissance en objet cause.

Liebestod – mort d’amour – situe le spectateur dans une zone ambiguë où l’amour se décline, d’une part, comme faisant croire au rapport sexuel et, d’autre part, comme un inconciliable, un désaccord radical où son horizon est la mort.

Son spectacle est éblouissant, horripilant, insupportable, crispant. On retient sa respiration, on est exposé au regard, aux mots, aux sons, à la lumière, à l’angoisse qu’elle suscite sur scène.

Les premiers tableaux sont néanmoins beaux. Un homme immense, une longue barbe noire, à moitié nu sur scène. Dans sa main, cinq laisses. Au bout des laisses, de beaux chats vivants. On pense à un tableau de Félicien Rops. Ensuite, une sculpture d’un bleu kleinien qui semble tomber du ciel et que l’homme – le même – enlace.

Le tout sur un fond jaune, ocre, éclatant, sans ombre, lumière crue des arènes sous le soleil de midi.

Ensuite, Angélica s’avance, seule sur scène, elle parle de sa solitude, de sa recherche de l’amour, de son exclusion du monde, de l’impossible du lien social, elle parle sans discontinuer, elle parle et pendant qu’elle parle, elle se scarifie ; le sang surgit, rouge, il coule lentement, il ruisselle, il perle sur ses mains, son visage, ses jambes.

Un homme, un torero, Juan Belmonte, a bravé la mort à chacune de ses corridas. Angélica l’incarne, elle dialogue alors avec un taureau. Mais est-ce un dialogue ? Pas sûr ! Elle s’adresse à ce taureau en un monologue époustouflant, elle dit son désir de vivre, son désir de mort, elle est elle et elle est le taureau, elle crie, elle hurle, elle éructe.

Les mots commencent à gicler comme le sang, ils font moins sens que matière, ils font bruit, ils s’entrechoquent, ils se disent avec force, violence, douceur, amour. Sa parole est fracassante, rocailleuse, tonitruante, soufflée.

Durant ce long dialogue/monologue, les mots percutent le corps comme des flèches visuelles, sonores, insoutenables.

La langue d’Angélica est terrible, elle maudit les semblants, elle maudit le public comme les artistes, elle se maudit elle-même.

Son désir d’amour est aussi désir de mort.

Elle cherche l’amour qui se crie et qui s’écrit sur les murs, sur les planches. L’amour qui se frotte à son contraire comme la vie et ne s’éprouve que dans son rapport à la mort.

Elle sait que derrière le beau se cèle l’immonde, elle le dit, elle le crie, elle renonce à tous les semblants.

L’expérience est cathartique, la dernière scène est d’une beauté étrange. Submergée par la musique de Wagner, elle danse avec un homme noir superbe, comme si, envers et contre tout ce qui s’est succédé pendant deux heures, face à l’objet qui indexe l’angoisse, face à l’opacité du réel, il ne reste que le désir, reliquat du Liebestod.

« Sur la voie qui condescend à mon désir, écrit Lacan, ce que l’Autre veut, […] même s’il ne sait pas du tout ce qu’il veut, c’est pourtant nécessairement mon angoisse » [3].

Angélica le démontre de façon sensationnelle.

Bruno de Halleux

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 209.

[2] Une artiste espagnole, metteuse en scène et performeuse.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 211.




Bonjour angoisse

 

Dans notre « civilisation de la haine » [1] , ainsi nommée par Lacan dans son premier séminaire, le bonheur est devenu un signifiant-maître auquel les sujets doivent se plier : Consommez, Jouissez, Que du bonheur ! Mais, peut-on ajouter, Bonjour l’angoisse ! À notre époque de « libération de la jouissance » [2], ce sont les impératifs de bien-être qui font autorité, relayés par les influenceurs marketing et la voix du surmoi qui incarne « l’impératif de la jouissance » [3] et implique de « céder sur son désir » [4] .

Jacques-Alain Miller précise que « Freud dit que l’angoisse est liée à la perte de l’objet, alors que Lacan dit qu’elle surgit quand le manque vient à manquer, c’est-à-dire […] quand il y a trop d’objets » [5]. Les objets plus-de-jouir en toc [6] « font désormais partie intégrante du malaise dans notre civilisation » [7], écrit Daniel Roy dans l’argument du colloque. Sur internet où règne la pulsion scopique, il n’y a jamais de vide, mais un trop-plein de jouissance. L’égout, marqueur de la civilisation [8], se double aujourd’hui d’un tout-à-l’écran où se déchaînent les pulsions et où se manifeste l’angoisse, signalant la mise en fonction des objets a [9].

Les sujets, déboussolés par ce trop de jouissance et qui ne veulent rien savoir du manque, rencontrent l’angoisse lorsque se manifeste le désir de l’Autre [10], virtuellement et plus encore lorsque les corps sont en présence.

Le congrès interrogera les modalités de l’irruption de l’angoisse ainsi que la diversité de ses formes cliniques qui mettent en jeu le corps parlant et jouissant : addictions, troubles alimentaires, phobies, attaques de panique, harcèlements… Il se fera aussi l’écho des modalités actuelles du malaise : asservissement par les objets plus-de-jouir, tyrannie du surmoi, haines et insultes dévastatrices, féminicides, fake-news, théories du complot, mais aussi proximité du réel de la guerre et des catastrophes climatiques, ce cauchemar qui réveille l’angoisse et aussi la jouissance du spectacle de la pulsion de mort en marche. « Là où ça devient drôle », notait Lacan il y a un demi-siècle, c’est « seulement quand les savants eux-mêmes sont saisis […] d’une angoisse. Ça c’est instructif » [11]. Aujourd’hui, l’angoisse n’épargne pas les scientifiques de l’Intelligence Artificielle, lancés dans une course effrénée au développement d’outils dont ils prédisent que la maîtrise leur échappera.

L’angoisse, qui est un « terme intermédiaire entre la jouissance et le désir » [12], est accueillie par le psychanalyste. Les cas cliniques exposés par les analystes de la NLS montreront comment elle permet d’isoler les objets de jouissance et peut ainsi être désactivée, pour qu’une fois « franchie l’angoisse […], le désir se constitue » [13].

Frank Rollier

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 306.

[2] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n° 15, février 2005, p. 19.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 10.

[4] Miller J.-A., « Jouer sa partie », La Cause du désir, n° 105, juin 2020, p. 23. « L’éthique du surmoi est une thérapeutique ayant pour principe ce que nous pouvons traduire par céder sur son désir. »

[5] Miller J.-A., « Introduction à la lecture du séminaire L’Angoisse de J. Lacan », La Cause freudienne, n° 59, janvier 2005, p. 79-80.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 93.

[7] Roy D., « Malaise et angoisse dans la clinique et dans la civilisation ». Une introduction au congrès NLS 2023. Disponible sur internet : https://www.amp-nls.org/fr/nls-messager/congres-nls-2023-malaise-et-angoisse-dans-la-clinique-et-dans-le-civilisation/

[8] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11. « La civilisation, […] c’est l’égout. »

[9] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 102. « il [l’objet a] ne fonctionne qu’en corrélation avec l’angoisse. »

[10] Ibid., p. 323. « L’angoisse gît dans le rapport fondamental du sujet à ce que j’ai appelé jusqu’ici le désir de l’Autre. »

[11] Lacan J., « La Troisième », in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de la langue, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 23.

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 204.

[13] Ibid., p. 205.




CHRONIQUE DU MALAISE : « Dramatiser cet Autre »

 

Frères de jouir

« J’écrirai pour venger ma race. » [1] C’est ainsi qu’Annie Ernaux a témoigné de sa vocation d’écrivain, dans son discours de réception du Nobel de Littérature. Qu’une femme française, blanche, évoque sa race témoigne de l’extrême actualité de ce signifiant et de sa percée en dehors des États-Unis.

L’émergence de la catégorie de race date des impérialismes et de l’expansion mondialisée du capitalisme. Elle était alors fondée sur l’imaginaire du corps. La science rêva de dissoudre les préjugés en démontrant l’inexistence biologique desdites races. Chassée du corps, la race fit retour dans la chaîne signifiante.

En effet, la race dont parle A. Ernaux est discursive. Construite socialement, elle est le nom donné à un vécu : celui d’une expérience de discrimination. La « fraternité de corps » [2] que Lacan isole comme racine du racisme se lit ici : la race est la communauté, non des frères de sang, mais des frères d’éprouvé, c’est-à-dire des frères de jouir.

Talion et système

Les discriminations appartiennent au discours du droit. Consulter l’article du Code pénal les définissant [3] en fait saisir le caractère illimité : à toute différence, il est possible de donner consistance imaginaire de discrimination. Cet embrasement qui pointe se lit très clairement chez Ibrahim X. Kendi, universitaire et militant antiraciste américain, dont les ouvrages radicaux rencontrent un succès phénoménal : « Le seul remède contre la discrimination raciste est la discrimination antiraciste. Le seul remède contre la discrimination passée est la discrimination présente. Le seul remède contre la discrimination présente est la discrimination future. » [4] L’antiracisme woke lutte contre les discriminations, par les discriminations. On n’en a jamais fini avec la loi du Talion !

Les modes d’action du néo-antiracisme découlent d’une hypothèse précise quant aux causes du racisme. La subjectivité et la contingence en sont exclues, le racisme d’aujourd’hui est dit systémique : il serait enraciné dans le nécessaire de l’organisation sociale. Le racisme systémique est le racisme de plus personne. Ce « c’est pas moi, c’est l’Autre » généralisé, rejette à la fois responsabilité individuelle et réponse subjective.

Dramatiser vs réduire

Lacan, dans Télévision, propose de considérer le racisme à partir de la jouissance, et en donne sa fonction logique : « c’est une façon de dramatiser cet Autre qui est là de toute façon » [5]. Jouant sur l’équivoque de drame, à la fois tragédie et récit, Lacan fait entendre que dans le racisme, un Autre se dessine, via une fiction. Là où il y avait l’altérité radicale de la jouissance hors sens, le drame du racisme, lui, condense un trop-de-sens. L’être de ladite race vient répondre à l’existence de l’Un. L’expérience d’une analyse ouvre une autre voie, l’enjeu y est de « réduire l’Autre à son réel » [6].

Dans Télévision, Lacan ajoute : « Si y’a pas de rapport sexuel, c’est que l’Autre est d’une autre race. » [7] Lier ainsi race et sexe fait surgir une question, à suivre dans la prochaine chronique : les racismes sont-ils toujours des sexismes ?

Laurent Dumoulin

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[1] Ernaux A., « “J’écrirai pour venger ma race”, le discours de la Prix Nobel de littérature », Le Monde, 7 décembre 2022, disponible sur internet : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/12/07/annie-ernaux-j-ecrirai-pour-venger-ma-race-le-discours-de-la-prix-nobel-de-litterature_6153401_3232.html

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 236.

[3] Code pénal, article 225-1, disponible sur internet : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000045391831

[4] Kendi I. X., Comment devenir antiraciste ?, Paris, Alisio, 2020, p. 32.

[5] Jacquot B., Jacques Lacan : psychanalyse 1, France, INA, 1974. Entretien télévisé de Jacques Lacan. Questions posées par Jacques Alain Miller. Samedi 9 mars 1974 – Question 12, 42e minute. Disponible sur internet : https://www.youtube.com/watch?v=N_Stqh7q6-Y NB : Cette citation n’apparait pas dans le texte « Télévision », publié dans les Autres écrits (Paris, Seuil, 2001).

[6] Miller J.-A., « Le réel au XXIe siècle. Présentation du thème du IXe Congrès de l’AMP », La Cause du désir, n° 82, octobre 2012, p. 94.

[7] Jacquot B., Jacques Lacan : psychanalyse 1, op. cit., Question 12, 42e minute.