Edito : Qu’est-ce que la vie ?

 

Les membres de la convention citoyenne sur la fin de vie ont rendu leur rapport et l’exécutif, quant à lui, envisage une loi dans des délais courts. Les premiers estiment que le cadre de la loi doit évoluer ouvrant la possibilité de l’euthanasie et du suicide assisté ; comment le second s’aidera-t-il du rapport dans son travail législatif ? Le Conseil de l’École de la Cause freudienne y a été attentif et en a débattu.

Dans ce numéro d’Hebdo-Blog conçu par sa rédactrice en chef, Katty Langelez-Stevens, on trouvera matière à s’orienter sur cette question, à partir de la psychanalyse.

Des fils de réflexion s’en dégagent. Un premier, par exemple, concerne ce qui est appelé dans le rapport « la volonté du patient » ou encore le « discernement », incluant ce propos en ouverture du rapport : « Il est temps que la parole citoyenne soit pleinement entendue et prise en compte ». Dans toutes ces occurrences la parole est en jeu. Il s’agit, alors, de savoir comment le dico, dont nous avons exploré les incidences lors des 52e Journées de l’ECF, gagne les différents registres de notre vie, sous l’accent notamment de l’autodétermination, déniant toujours plus l’inconscient, c’est-à-dire ce que parler implique. C’est à ce titre, et c’est un second fil, que l’aide active à mourir a été envisagée pour les mineurs, mais aussi pour les sujets souffrant de troubles psychiques, au nom de l’incurabilité. Il faut là s’enseigner de la loi belge sur l’euthanasie de 2002 et du travail de notre collègue Geert Hoornaert [1].

Et si cette question de l’aide active à mourir concernait, certes le problème de la mort, mais tout autant celui de la vie dont on ne sait pas grand-chose ? Partir de l’affirmation de Lacan, en 1972, selon laquelle « nous ne savons pas ce que c’est que d’être vivant sinon seulement ceci, qu’un corps cela se jouit » [2] ouvre une autre façon d’appréhender la question.

Éric Zuliani

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[1] Hoornaert G., « Sur l’accès à l’euthanasie pour souffrance psychique : écho de la Belgique », Studio Lacan, 26 mars 2022,  https://www.youtube.com/watch?v=D7JvPNy8Shw

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 26.




Proposition de loi sur la fin de vie : Réflexions d’éthique lacanienne

 

La proposition de loi 3755 vise à permettre à chacun de choisir sa fin de vie. Elle affirme le libre choix de sa fin de vie à toute personne majeure et capable qui se trouve dans une situation d’affection accidentelle ou pathologique avérée, grave, incurable et/ou à tendance invalidante et incurable, lui infligeant une souffrance physique ou psychique qu’elle juge incompatible avec sa dignité, y compris, et c’est l’une des nouveautés de cette proposition de loi, « en l’absence de diagnostic de décès à brève échéance ». Si, depuis la fin des années 1970, plusieurs propositions de loi relatives à un droit de mourir ont été enregistrées au Parlement, elles n’avaient jusque-là jamais abouti [1], laissant le suicide et l’euthanasie étrangères au droit français.

L’éthique consiste à se demander ce qui nécessite une loi, soit ce qui lie une loi à la structure du désir [2]. La loi sur la fin de vie encadre les pratiques en matière de choix de la fin de vie. Elle s’oppose au désir de mort inconscient que le Rubicon de la loi symbolique « tu ne tueras point », lieu de convergence entre la loi biblique et les droits de l’homme, est déjà censé contrer. Il existe chez chacun un vœu de mort inconscient à l’égard du prochain – il n’épargne pas d’ailleurs ceux qui ont vocation à soigner –, ou chez certains sujets à l’égard d’eux-mêmes, ce qui les conduit à préférer la mort à la vie. Tel l’acte suicidaire qui incarne « l’insuffisance spécifique de la vitalité humaine » [3] du sujet mélancolique. Le rapport à la vie et à la mort est central dans la vie humaine. Il ne saurait se penser sans prendre en compte l’inconscient syntone à l’esprit du temps. Et pas davantage sans considérer que la vie perd fortement de son intérêt dès l’instant où, dans les jeux de la vie, on n’a pas le droit de risquer la mise suprême, c’est-à-dire la vie elle-même [4].

La loi change parce que l’Autre change. Elle s’inscrit dans un moment marqué par la médicalisation de l’existence, et où les possibilités technoscientifiques ne cessent de s’étendre, nourrissant le mirage d’immortalité qui avait fait dire à Lacan que la mort est du domaine de la foi. Cette proposition de loi survient alors que la médecine se confond toujours plus avec les sciences du vivant, réduisant la vie à la dimension biologique des corps. La pandémie de Covid 19 a d’ailleurs mis en évidence la place grandissante du biopouvoir dans la gestion de nos vies. En contrepoint, cette loi va dans le sens de l’assomption de l’autodétermination qui caractérise l’atmosphère mentale de notre époque, donnant l’illusion d’un pouvoir grandissant sur la vie et la mort des corps humains.

Ce projet de loi est étrangement motivé par le taux alarmant de suicide des personnes âgées en EHPAD, qui est le plus élevé d’Europe. Si l’on ne peut que se réjouir de l’inscription dans la loi de l’accès universel aux soins palliatifs, dont les professionnels de santé ne cessent de dénoncer l’état de carence généralisée depuis de nombreuses années [5], est-ce la seule solution à la souffrance majeure de nos aînés ? La question prend une valeur d’autant plus éthique qu’on assiste dans le même temps à la réduction drastique des lits en psychiatrie susceptibles d’accueillir ceux pour lesquels la vie est insupportable. Quant aux repères épistémologiques et cliniques freudiens propres à diagnostiquer la souffrance psychique, ils sont mis à mal par la disparition de l’hypothèse de la causalité psychique et des pratiques de parole dans les services de soin. Et ce, alors que le désir de vivre n’a rien de naturel, qu’il prend racine dans la façon dont le sujet s’est inscrit dans le langage, et qu’il dépend du lien à l’autre et de la possibilité de parler de ce qui nous arrive.

Il faut entendre aujourd’hui l’alerte des soignants entre les mains desquels la loi remet l’aide active à mourir. Ces pratiques ne peuvent se passer de l’éthique analytique qui consiste à identifier le désir à l’origine de notre action.

Caroline Doucet

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[1] Cf. Hennette Vauchez S. & Roman D., Droits de l’homme et libertés fondamentales, Paris, Dalloz, 2020, p. 542.

[2] Cf. Alberti C., « Le principe de la loi primordiale. Ce qu’il s’agit de tenir fermement à propos de l’inceste », Lacan Quotidien, n° 931, juin 2021, consultable à https://lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2021/06/LQ-931.pdf

[3] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 81.

[4] Cf. Freud S., « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 28.

[5] Cf. Nau J.-Y., « Soins palliatifs : état de carence généralisée », Le Monde, 25 mars 2008, consultable à https://www.lemonde.fr/societe/article/2008/03/25/soins-palliatifs-etat-de-carence-generalisee_1027110_3224.html




Choisir sa mort ?

 

Plusieurs pays ont introduit légalement le droit à une « aide médicale à mourir », sous la forme de l’euthanasie ou du suicide assisté, dans les situations de maladies somatiques graves et incurables, certains l’ayant ensuite élargi aux pathologies psychiatriques. Dans les législations existantes, cette « aide » répond à une demande du malade éprouvant une souffrance (physique ou psychique) insupportable et durable malgré les traitements mis en œuvre. Il s’agit d’une affaire de parole et de transfert, dimensions qui sont éludées dans une logique où la demande est considérée comme l’expression univoque de la volonté d’un individu sachant ce qu’il dit et disant ce qu’il veut.

En France, la loi Claeys-Leonetti [1] permet notamment la mise en œuvre d’une « sédation profonde et continue jusqu’au décès » [2] à la demande du patient lorsque le pronostic vital est engagé à court terme et qu’il présente « une souffrance réfractaire aux traitements » [3]. L’opinion publique, des politiques et des associations militantes poussent à aller plus loin, et un projet de loi sera prochainement présenté.

« Vous voulez maitriser votre fin de vie ? C’est votre droit ! » [4] peut-on lire sur le site de l’ADMD [5] qui milite pour cette « ultime liberté » [6] consistant en ce que « chacun puisse, à sa stricte demande, bénéficier d’une mort consentie, sereine et digne » [7], afin d’« humaniser les circonstances de fin de vie » [8].

Dans la civilisation de la performance, du bien-être, et des egos revendiquant une liberté sans limites, la « bonne mort »  [9] prend la figure d’une mort choisie et programmée, ce qui permettrait d’en évacuer la dimension tragique, d’annuler l’effroi face à la plus implacable des castrations qu’est le réel de la mort.

Mais qu’est-ce qui déshumanise la fin de vie en France ? Est-ce l’absence d’un droit à l’aide médicale à mourir ? Ne serait-ce pas plutôt les logiques gestionnaires et financières qui valorisent les actes techniques et quantifiables au détriment de la relation de soin ? Ou l’idéologie du respect de l’autonomie qui, pour contrer le paternalisme médical, modifie la relation médecin-malade par une logique de contractualisation, ignorant les enjeux du transfert et produisant une déresponsabilisation du médecin quant à ses actes et une solitude radicale du malade ? Ou encore le délitement du lien social, des liens intergénérationnels, le pousse-à-jouir sans délai et sans limites, le refus de toute forme de castration, rendant insupportable le rapport à la finitude et à la perte ?

Il y a un gap entre ces discours militants et législatifs et la clinique avec les sujets confrontés réellement à l’approche de leur mort. Les situations nécessitant une sédation profonde jusqu’au décès sont rares et celles où un sujet exprime de façon univoque et immuable la volonté qu’on mette fin à sa vie, le sont encore plus. Ce qui fait le quotidien de cette clinique, ce sont plutôt les manifestations diverses, déroutantes, mouvantes, paradoxales, d’une volonté de rester vivant et désirant. Traversés par des mouvements psychiques contradictoires, privés de l’appui du fantasme et du symptôme qui faisaient nouage et lien social, lâchés par leur corps, plongés dans l’Hilflosigkeit [10], ces sujets n’expriment pas tant la revendication d’une liberté, mais plutôt l’appel à la présence d’un autre auquel s’en remettre. La demande de mourir, quand elle s’exprime, disparait le plus souvent lorsque les symptômes physiques sont soulagés et qu’un lien de parole se tisse, permettant au sujet de prendre appui sur un autre capable d’entendre son appel et de supporter les manifestions de sa détresse sans se précipiter à vouloir les faire taire, un autre incarnant un désir et lui témoignant qu’il ne se réduit pas à son être-de-déchet. Dans la clinique, la demande de mourir se révèle sous-tendue paradoxalement par un désir de rester vivant. Magistrale mise en lumière de « la structure de la faille […] entre la demande et le désir » [11].

C’est une boussole dont il s’agira de s’orienter pour ne pas céder à cette « suggestion obscure » [12] introduite dans ce moment d’effraction psychique et de crise du système de santé.

Florence Smaniotto-Giusto

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[1] Loi n° 2016-87 du 2 février 2016.

[2] https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/fichesedation.pdf

[3] Loi n° 2016-87 du 2 février 2016, article 3, consultable à https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000031970253

[4] Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité, https://www.admd.net/qui-sommes-nous/une-association-humaniste/quest-ce-que-ladmd.html

[5] Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité.

[6] https://www.admd.net/qui-sommes-nous/une-association-humaniste/notre-proposition-de-loi.html

[7] « Libre Pensée – Pour le droit de mourir dans la dignité », 12 février 2023, France Culture, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/divers-aspects-de-la-pensee-contemporaine/libre-pensee-pour-le-droit-de-mourir-dans-la-dignite-rediffusion-5701920

[8] https://www.admd.net/qui-sommes-nous/une-association-humaniste/notre-proposition-de-loi.html

[9] Étymologie du terme euthanasie.

[10] Terme utilisé par Freud concernant l’état de détresse radicale du nouveau-né dépendant entièrement d’un autre.

[11] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine », Cahiers du Collège de Médecine, n° 12, décembre 1966, p. 767, disponible à http://aejcpp.free.fr/lacan/1966-02-16.htm 

[12] Hoornaert G., « Sur l’accès à l’euthanasie pour souffrance psychique : écho de la Belgique », Studio Lacan, 26 mars 2022, https://www.youtube.com/watch?v=D7JvPNy8Shw.




Interpréter la thanatopolitique

 

Lors de la remise de son rapport final le 2 avril dernier, la Convention citoyenne sur la fin de vie s’est déclarée favorable au développement des soins palliatifs et à l’ouverture, sous condition, du suicide assisté et de l’euthanasie. Un projet de loi suivra et il est nécessaire d’ouvrir d’ici là un débat public sur ce sujet délicat car il concerne la mort, la nôtre et celle de nos proches.

Au moyen de l’investigation psychanalytique, Freud a mis au jour un élément essentiel inconscient sous le terme de pulsion de mort [1], concept repris ensuite par Lacan sous celui de jouissance. Il existe, chez chacun, un vœu de mort inconscient pour son prochain, voire pour soi-même, et l’éthique analytique consiste à identifier le désir à l’origine de nos actions, jusqu’à s’y interposer. Que le taux élevé de suicides en EHPAD et que la carence des soins palliatifs n’aboutissent à une offre de suicide assisté ou d’euthanasie, telle est la crainte que l’on peut légitimement avoir dans une société où la logique des chiffres et de la rationalisation des coûts prévaut sur l’accompagnement et l’écoute.

La loi belge sur l’euthanasie existe depuis 2002 ; cette expérience permet de faire apparaître quelques aberrations. Elle dépénalise cet acte dans le cas de souffrances physiques ou psychiques incurables et insupportables. L’euthanasie pour souffrance psychique reste marginale par rapport aux demandes d’euthanasie pour maladies graves incurables (2,1% de l’ensemble des demandes en 2020 [2]) mais elle a été réclamée et administrée notamment à une anorexique de quarante-quatre ans en 2012, à une rescapée des attentats de Bruxelles en mai 2022 et dernièrement à Geneviève Lhermitte qui avait égorgé ses cinq enfants en 2007 et avait purgé sa peine en 2019.

Si ce saut du physique au psychique a pu si aisément se franchir, c’est qu’il s’inscrit dans la suite logique de l’homme neuronal [3]. Les maladies mentales et la souffrance subjective sont envisagées entièrement sous l’angle de la neurologie et des dysfonctionnements du cerveau. La dimension de l’être parlant est forclose. Soit on peut traiter les troubles avec les variétés médicamenteuses disponibles – peu nombreuses car aucune nouvelle molécule n’a été découverte depuis les années 1950, elles ont seulement été améliorées –, soit on administre la dose léthale qui en finira avec la jouissance du sujet et la vie tout court. Dans un débat tenu dans la NLS, François Ansermet faisait valoir l’absurdité qu’il y a, de traiter le suicidaire avec l’euthanasie ou le suicide assisté [4].

Toutes les époques n’ont pas développé le même rapport à la mort et le concept de la « bonne mort » [5] qui aurait lieu sans souffrance et entouré de ses proches n’a pas toujours été le désir des humains. Si certains rêvent de mourir dans leur sommeil, ce fut jadis une hantise car il n’est dans ce cas pas possible de faire pénitence et de recevoir le dernier sacrement de la religion chrétienne, l’extrême-onction. L’agonie aujourd’hui honnie fut autrefois désirée.

À l’époque de l’Autre qui n’existe pas, c’est une mort scientifiquement calculée et maîtrisée qui est souhaitée par le plus grand nombre, une mort par auto-détermination du Moi fort à qui l’on ne veut pas reconnaître les obscurs désirs du sujet de l’inconscient.

C’est aussi le danger de l’eugénisme qui pointe son nez derrière cette pratique de l’euthanasie pour souffrances psychiques. Plus de digues législatives pour arrêter la pulsion de mort des schizophrènes, objets de l’Autre, et des mélancoliques, objets déchets. Comme le fait remarquer judicieusement Geert Hoornaert, l’offre d’euthanasie suscitera la demande, comme la situation belge le démontre [6] et permettra sans doute de réduire encore le nombre de lits en psychiatrie.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Cf. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 41-115.

[2] Cf. CFCEE (Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie), Rapport euthanasie 2020, « 9ème rapport aux Chambres législatives – Chiffre des années 2018-2019 », consultable à https://organesdeconcertation.sante.belgique.be/fr/documents/cfcee-rapport-euthanasie-2020

[3] Miller J.-A., Grosrichard A., Laurent É. & Bergès J., « L’homme neuronal. Entretien avec Jean-Pierre Changeux », in Foucault, Duby, Dumézil, Changeux, Thom. Cinq grands entretiens au Champ freudien, Paris, Navarin, 2021, p. 125-172. D’abord publié dans Ornicar ?, n° 17/18, printemps 1979, p. 137-174.

[4] Cf. Ansermet F., « Une mort prescrite. L’euthanasie pour souffrance psychique », à paraître dans Mental, n° 47.

[5] Bothorel M. & Dupont M., « L’heure du Monde », podcast de la rédaction du journal Le Monde, « Fin de vie : qu’est-ce qu’une “bonne” mort ? », 9 novembre 2022, consultable à https://www.lemonde.fr/podcasts/article/2022/11/09/fin-de-vie-qu-est-ce-qu-une-bonne-mort_6149084_5463015.html

[6] Hoornaert G., « Sur l’accès à l’euthanasie pour souffrance psychique : écho de la Belgique », Studio Lacan, 26 mars 2022, https://www.youtube.com/watch?v=D7JvPNy8Shw




CHRONIQUE DU MALAISE : La guerre entre réel et réalité -2

 

L’exemple du groupe Wagner – exactions de terrain et manipulation des masses invisibles : le réel est sans loi

Depuis, le 1er juillet 2002, la cour pénale internationale (CPI) a été créée pour traiter les crimes de guerres, génocides, et crimes contre l’humanité. Un article du journal Le Monde du 15 mars 2022, par Stéphanie Maupas, « Crimes de guerre en Ukraine : la traque des preuves est lancée » [1] fait état des mêmes exigences pour juger, dans la réalité de la guerre, l’ex-sistence, en abîme du réel hors-humanité. Les inquiétudes avancées quant à la crédibilité des actes de barbarie, rejoignent celles de Berstein [2], mais sont élargies. La CPI donne les conseils suivants : « les vidéos et les photos […] sont certes une partie du puzzle mais c’est une toute petite partie. […] Les preuves-clés sont celles générées par les forces armées. Je pense que les Ukrainiens peuvent récolter beaucoup d’éléments sur les soldats et les officiers faits prisonniers, des cartes, des papiers, des téléphones portables, des tablettes, des ordinateurs… » [3] La CPI donne des consignes fort intéressantes, voire lacaniennes aux ONG sur la parole et son usage dans ces cas, si l’on veut approcher le réel et ne pas le banaliser. « Il peut arriver que nous ayons une vingtaine d’ONG posant les mêmes questions au même témoin. Après ça, la crédibilité du témoin sera proche de zéro. Si vous êtes une organisation caritative, donnez de la nourriture, des couvertures et des câlins, mais ne posez pas les questions qu’un enquêteur devrait poser. Le mieux est de conduire le témoin aux autorités, et d’autant plus si l’on parle de réfugiés en Pologne et dans les pays limitrophes, où il y a des autorités légales pour prendre des dépositions. » [4] Cela fait en effet réfléchir, on ne peut juger qu’à partir du réel, pas de l’imaginaire et la répétition crée de plus en plus d’erreurs : il y a, au contraire, à en délimiter la zone, la zone du réel, le lieu du réel. Le tout-jugement auquel l’on tend aujourd’hui nuit à la réalité qu’il veut faire entendre.

Les groupes de Dullards [5] de l’armée anglaise, et leur pragmatisme efficace, ont aujourd’hui dépassé les limites de l’armée, conformément à l’évolution du déclin de l’Un et de l’Idéal uniformisant. Ils sont autonomisés et atomisés dans le monde. Ce sont entre autres, depuis un certain temps, issus de Russie, les groupes Wagner, bien connus.

Groupe fondé en 2014, au moment de la guerre du Donbass par Dimitri Outkine, ancien lieutenant-colonel de l’armée russe et des forces spéciales du GRU, qui figure au journal officiel de l’UE comme « responsable d’activités du groupe Wagner qui menace la stabilité et la sécurité en Lybie » avec Alexander Kuznetsov, « commandant de la première compagnie d’assaut et de reconnaissance du groupe Wagner » : « Une entité militaire privée, dépourvue de personnalité juridique, basée en Russie ». Ils apparaissent dans la catégorie « Actes non législatifs », « Compagnie non officielle qui fonctionne sans grades et dont l’existence est toujours niée par Vladimir Poutine ». Wagner doit son nom à Dimitri Outkine [6], grand admirateur du IIIe Reich et d’Adolf Hitler. Adepte de la Rodnovérie (foi originelle), il prône le « retour à l’ancienne foi préchrétienne et à l’adoration des forces de la nature ». Ceci rejoint l’idéologie nazie Blut and Boden (sang et sol) pour laquelle la race germanique était consubstantielle à la pureté de la naissance c’est-à-dire à la nature (le mot étant à prendre ici comme un néo-sémantème), tandis qu’Hitler et les nazis exhortaient au rejet des religions, essentiellement la religion chrétienne. Ces groupes sont financés par Evgueni Prigojine, oligarque russe. Puissant, « il serait à la tête de l’Internet Research Agency », « usine à trolls » [7] qui serait impliquée dans le cyberespace. Il y a peu, vient de sortir un livre écrit par un ex-commandant du groupe Wagner : Marat Gabidullin. Celui-ci a quitté le groupe par désir de rentrer dans une armée plus régulière. Le témoignage est peu approfondi, cependant il donne une idée du recrutement et du fonctionnement des groupes Wagner. En 1993, Marat Gabidullin, déçu par l’armée, forte tête, violent, avait démissionné sur un coup de tête. Il est recruté, via un ami, pour entrer dans les groupes des « soldats de fortune » [8], des mercenaires qui comme lui « avaient séjourné derrière les barreaux…, ceux qui étaient là pour l’adrénaline…, le pactole… parce que la guerre était leur drogue… ou des vauriens alcoolos qui ne tenaient que par la discipline. » [9] Quand ces soldats disparaissent, souvent ils restent sans sépulture.

On leur demande d’intervenir pour intimider l’armée ordinaire et la population dont ils occupent les maisons soi-disant vidées de leurs habitants [10] mais tout le livre est fait pour montrer qu’ils chassaient les habitants, entraînaient des milices locales – « Brigade des Faucons » en Syrie. Punissant – « Il faut savoir punir les gens quand ils le méritent » [11] –, ceux qui subissent l’influence américaine et sont « obsédés par l’idée de détruire la grande Russie » [12], les groupes Wagner, bien qu’avançant parfois en « foule désorganisée » [13] occupent la place de l’Autre, de l’Autre de l’armée, du pays, Autre de l’Autre qu’il n’y a pas. « Quant aux combattants de l’armée de la République de Loubansk, nous n’avons eu aucun problème avec eux. Ils ont tout de suite compris qu’ils étaient désormais surveillés par des mercenaires et se sont tenus à carreau. » [14] Leur action s’y révèle à cette place comme réel. Sont multiples les exactions, viols, assassinats, pillages, mais aussi déstabilisations, business et désinformations via les trolls. Le réel est sans loi.

Leur lien à la Russie est patent, déclaré mais non relié au Kremlin et à Poutine qui rappelle qu’il s’agit de milices privées. Cependant ne sont-ils pas l’envers de son discours ? Lors de la déclaration de sa décision de mener contre l’Ukraine son « opération militaire », il a eu recours à un discours propagandiste, fake dirions-nous, un pur dire déclaratif en s’adressant aux soldats de l’armée ukrainienne et en les exhortant à rejoindre les Russes : « Vos grands-pères se sont battus contre les nazis défendant notre patrie commune, pas pour que les nazis d’aujourd’hui prennent le pouvoir à Kiev ». Tout est dit. On ne peut pas ne pas entendre le signifiant nazi, le même que celui qui a présidé à la création du groupe Wagner. Le réel de ce signifiant y fait retour, le couplage de ces deux dimensions, officielle et privée ne font qu’Un. Une forme moderne de l’Un, clivé dans la modalité du multiple, réglé sur la jouissance et le cynisme, là où se produisent les crimes de guerre sous de multiples formes.

Nous n’oublierons ni la cyber-guerre qui dirige des opérations indépendamment de présences humaines sur les lieux, ni la guerre d’influence, les deux procédant par l’élimination ou la manipulation des masses devenues, plus qu’anonymes, invisibles. L’invisibilité des masses ne serait-ce pas le nom d’une nouvelle forme de déshumanisation, déplacement de masses, crimes de masses dont le réel est à retrouver ?

Francesca Biagi-Chai

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[1] Maupas, S, « Crimes de guerre en Ukraine : la traque des preuves est lancée », Le Monde, 15 mars 2022, disponible sur internet, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/15/crimes-de-guerre-en-ukraine-la-traque-des-preuves_6117599_3210.html

[2] Cf. Bernstein S., Hitchcock A., La mémoire meurtrie. Memory of the camps, documentaire, 1945, cité dans la Chronique du Malaise, L’Hebdo-Blog, n° 300, disponible à https://www.hebdo-blog.fr/la-guerre-entre-reel-et-realite-1/

[3] Maupas, S, « Crimes de guerre en Ukraine : la traque des preuves est lancée », op. cit.

[4] Ibid.

[5] Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 105.

[6] Cf. Gabidullin M., Moi, Marat, ex-commandant de l’armée Wagner, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon, 2022, p. 48.

[7] Ibid., p. 39.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 48.

[10] Ibid., p. 77.

[11] Ibid., p. 94.

[12] Ibid., p. 33.

[13] Ibid., p. 58.

[14] Ibid., p. 56.