Edito : La méthode Lacan

 

En 1970, Jacques Lacan est invité à faire un exposé à l’hôpital Henri-Rousselle, sur l’apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique [1]. En reprenant son travail sur la paranoïa d’autopunition – le cas Aimée de sa thèse [2], publiée en 1932 – il remarque avoir procédé avec une méthode qui n’est pas sensiblement distincte de ce qu’il a pu faire depuis : « Si on relit ma thèse, on voit cette espèce d’attention donnée à ce qui a été le travail, le discours de la patiente, l’attention que je lui ai apportée » [3]. La richesse de son observation en témoigne. Lacan estime qu’« à partir d’un certain type d’examen, un certain type d’échanges, d’interrogation et de riposte avec le patient, certaines choses peuvent apparaître, certains reliefs, certaines dimensions » [4]. L’accent de singularité du cas se retrouve ainsi au niveau du détail clinique, cerné par un usage particulier des signifiants leur permettant de « résonner autrement » [5].

Pour Lacan, il ne s’agit pas de comprendre trop vite ce que dit un patient. Dans son « Petit discours aux psychiatres », prononcé en 1967, il les met en garde contre les relations de compréhension – au sens jaspersien – que l’on peut être tenté d’avoir avec le fou. Il dénonce l’erreur de principe du psychiatre qui vient comme candidat à l’analyse avec cette demande : « Je viens là pour mieux comprendre mes patients », et indique que « C’est bien plus dans le repérage de la non-compréhension […] que quelque chose peut se produire qui soit avantageux dans l’expérience analytique » [6]. Par ailleurs, il évoque la position du médecin qui aborde le champ de la folie, qui se confronte avec le fou, et la pointe d’angoisse que peut lui provoquer cette rencontre, signe de son concernement.

Les jeunes psychiatres d’aujourd’hui demandent probablement, eux aussi, à mieux comprendre leurs patients. Mais là où la psychanalyse les engage à supporter ce qui ne s’inscrit pas dans le discours commun, quitte à affronter une certaine angoisse, la psychiatrie contemporaine, sous l’emprise des neurosciences, fomente l’illusion de pouvoir répondre de tout, dans une logique de cause à effet – rassurante, certes, ce qui explique en partie son succès.

À la fin de son discours aux psychiatres, Lacan repérait déjà les « transformations de la science », et les « progrès de la civilisation universelle », comme source d’un malaise nouveau, pouvant conduire à la ségrégation. La récente publication de ses premiers écrits, aux Éditions du Seuil, détonne dans le contexte actuel où la littérature scientifique dresse les contours d’un mouvement vers l’uniformisation des pratiques en psychiatrie. Cette invitation à la (re)lecture des textes qui composent le volume, datés des années trente, permet de saisir la fraîcheur de la pensée de Lacan, alors jeune psychiatre, entré en analyse. Une pensée rigoureuse et anticipatrice, marquée par le souci de la précision et par l’intérêt porté à « l’unicité du cas » [7], ainsi qu’à son « caractère original » – ce que l’on retrouvera tout au long de son élaboration. Les notions avancées dans ce recueil, comme le terme de structure paranoïaque, ou l’importance accordée à l’analyse des écrits des malades, constituent un outil précieux à tous ceux qui s’intéressent à la clinique psychanalytique d’orientation lacanienne.

Le Conseil de l’ECF a organisé, le 22 mars, une soirée autour de la publication des Premiers écrits, dont vous trouverez des résonnances dans la présentation de l’ouvrage, proposée par Carole Dewambrechies-La Sagna. Dans ce numéro également, une lecture de Camille Gérard sur la question des psychotraumas, et leur traitement actuel.

Ligia Gorini

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[1] Lacan J., Melman C., « Apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique », Journal français de psychiatrie, n° 35, p. 41-48, consultable sur internet https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2009-4-page-41.htm

[2] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975.

[3] Lacan J., Melman C., « Apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique », op. cit., p. 45.

[4] Ibid., p. 48.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 362.

[6] Lacan J., « Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne », 10 novembre 1967, inédit, retranscription disponible sur internet.

[7] Miller, J.-A., « Avertissement », in Lacan J., Premiers écrits, Paris, Seuil & Le Champ Freudien éd., 2023, p. 9.




Le hasard de l’EMDR

 

La psychiatrie actuelle, guidée par une conception unique et neurologique de l’humain, tend à une neuropsychiatrie [1] ; elle prend des allures de service de médecine classique, où le cerveau est l’organe à prendre en charge. Dans cette optique, de nombreuses méthodes, dites thérapeutiques, ont vu le jour. L’une d’elles, dont l’hégémonie n’est plus à démontrer, est l’EMDR [2], reconnue et préconisée par l’OMS, l’INSERM, et l’HAS. Le succès de sa technique est indissociable de la thèse sur laquelle elle repose : le vécu d’un traumatisme comme causalité des troubles psychiques, thèse qui fait flores, contamine un grand nombre d’institutions, et participe à la dépathologisation : « Personne n’est fou » [3], mais quelques-uns – de plus en plus – sont traumatisés. L’EMDR, qui traite le trauma non-digéré [4] par un processus de mouvements oculaires, est l’invention de Francine Shapiro en 1987. Dans ses deux ouvrages Des yeux pour guérir et Dépasser le passé, elle nous livre l’évènement à l’origine de sa découverte.

L’EMDR est « une découverte due au hasard » [5]. Frappée par « l’étrangeté » [6] d’une phrase prononcée par son médecin au sujet de son cancer : « C’est fini pour l’instant, mais ça peut revenir. On ne sait pas pourquoi » [7], F. Shapiro écrit : « on savait envoyer des hommes sur la Lune, mais on ne savait pas s’occuper de ce qui se passe dans l’esprit et le corps des humains. » [8] Confrontée à un trou dans le savoir, elle tente d’y suppléer en cherchant « la façon dont le corps et l’esprit étaient connectés. » [9] En juillet 1987, alors qu’elle se balade dans le parc d’une clinique où elle séjourne dans le cadre du traitement de sa maladie, des pensées « agaçantes, tenaces, […] et qui vous obligent en général à faire quelque chose pour vous en débarrasser » [10] s’évaporent soudainement. Surprise de cet allégement, et se rendant particulièrement attentive à ses faits et gestes, elle note : « quand ce genre de pensée me venait à l’esprit, mes yeux se mettaient à aller et venir très vite, en diagonale, toujours de la même manière ; et la pensée disparaissait de ma conscience. » [11] Pour vérifier son hypothèse, F. Shapiro réitère l’expérience qui s’avère à chaque fois efficiente. Elle en fait le sujet de sa thèse de psychologie et élabore une armature théorique pour rendre compte de ce vécu. L’expérience de F. Shapiro, prise dans les rets du savoir universitaire, a alors été élevée au rang d’un savoir universel, applicable à tous.

F. Shapiro affirme que « le cerveau peut guérir aussi vite que le corps », tout en précisant : « si nous nous coupons, notre corps va commencer à guérir, sauf s’il y a un obstacle, une écharde par exemple » [12]; vingt ans auparavant, c’est comme « écharde dans la chair » [13] que Lacan évoquait justement le réel. L’EMDR a « ouvert une fenêtre sur le cerveau » [14], et rabat le parlêtre à son fonctionnement cérébral. La psychanalyse s’oriente de la logique du fantasme, de la fenêtre sur le réel [15] et vise la différence absolue. Jacques-Alain Miller écrit : « Le traumatisme au sens de Lacan, le noyau de l’événement traumatique n’est pas rapportable à un accident, ou ça l’est toujours, mais la possibilité même de l’accident qui laisse des traces d’affect au sens étendu que j’ai donné […] ouvre l’incidence de la langue sur l’être parlant, et précisément l’incidence de la langue sur son corps. » [16] Le réel du trauma, trace irrésorbable du non-rapport sexuel, n’est pas digérable par le symbolique. Pour « amener le client à la pleine santé » [17], les praticiens de l’EMDR promettent de résorber le vécu traumatique et son réel de jouissance. Ce traitement du trauma ne forclot-il pas plutôt le réel du troumatisme ? Barrant alors la route à la possibilité d’un dire.

Camille Gérard

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[1] Cf. Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Paris, Navarin, 2022.

[2] Eye Movement Desensitization and Reprocessing – Intégration neuro-musculaire par mouvement oculaire.

[3] Remarque de A. Lebovits-Quenehen in Gorini L., « La dépathologisation : quelques remarques », Quarto, n° 131, juin 2022, p. 24-25.

[4] Cf. Shapiro F., Silk Forrest M., Des yeux pour guérir, Paris, Seuil, 2005, p. 18.

[5] Shapiro F., Dépasser le passé, Paris, Seuil, 2014, p. 37.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 38.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Shapiro F., Des yeux pour guérir, op. cit. p. 20.

[13] Hellebois P., « L’écharde dans la chair », 52e Journées de l’École de la Cause freudienne, 20 septembre 2022, publication en ligne https://journees.causefreudienne.org/lecharde-dans-la-chair/

[14] Shapiro F., Dépasser le passé, op. cit., p. 42.

[15] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 89.

[16] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et évènement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 36.

[17] Shapiro F., Des yeux pour guérir, op. cit., p. 20.




À propos des “Premiers écrits”

 

Les travaux des années trente, ceux du jeune Lacan psychiatre, avaient été publiés à l’époque dans des revues médicales pour la plupart, parfois dans des revues prestigieuses, et plus tard épars dans différentes publications. Jacques-Alain Miller a pris la décision de rassembler un certain nombre de ces textes, publiés entre 1928 et 1935, dans un seul volume paru au Seuil en janvier dernier [1].

Ce petit volume est fait de huit textes courts qui portent sur la psychose, plus une traduction d’un texte de Freud par Lacan, qui était germaniste et lisait Freud, et la psychiatrie allemande aussi bien, directement dans le texte. Il passe sa thèse et il commence son analyse en 1932. Réunir ces textes éclaire un parcours de sept ans qui permet déjà d’apercevoir un point de bascule, une pensée qui, ayant absorbé tout ce qui l’a précédé, s’en sépare en quelque sorte. La séparation sera un concept très opérant par la suite chez Lacan. On peut le voir aussi comme une Aufhebung : Lacan écoute les cours de Kojève sur Hegel aussi en 1932. Il s’agit de dépasser en conservant.

J.-A. Miller, dans son « Avertissement », souligne d’abord ce qui est déjà la caractéristique de Lacan : une clinique « enracinée dans l’unicité du cas » [2]. Déjà la majeure partie de la thèse de Lacan est consacrée à un cas, Aimée. Cette thèse est quasiment une monographie, exercice consacré de la psychiatrie. Mais il renvoie aussi bien aux cas cliniques publiés par les psychanalystes, Freud en premier avec Cinq psychanalyses [3] qui regroupe cinq monographies extraordinaires.

En second lieu, J.-A. Miller remarque que les cas choisis par Lacan ne le sont pas en tant qu’ils seraient exemplaires, mais plutôt en ce qu’ils mettent en contradiction ce savoir établi. Ils sont atypiques [4]. Lacan part de quelque chose qui ne va pas de soi, qui oblige à repenser des catégories et en créer de nouvelles.

Enfin, J.-A. Miller souligne l’usage, déjà dans les années trente, du terme de structure qui permet à Lacan de parler de structure paranoïaque [5]. On y voit l’effort du jeune psychiatre pour dépasser les contradictions théoriques de ceux qui l’ont formé et qui ont fondé chacun leur théorie explicative de la paranoïa.

La théorie qui prévaut à l’époque est celle qui est fondée sur la constitution paranoïaque [6]. Sont paranoïaques ceux qui ont une constitution paranoïaque faite de méfiance, de fausseté du jugement, d’inadaptabilité sociale. La seconde théorie porte sur le délire d’interprétation [7]. Le sujet donne des interprétations fausses, le plus souvent péjoratives, des événements de la vie quotidienne. Il y a une très jolie phrase de Lacan dans ce texte qui dit : « Le délire d’interprétation est un délire du palier, de la rue, du forum. » [8], c’est-à-dire que le délire d’interprétation concerne toujours quelqu’un que vous côtoyez et d’une certaine façon, qui partage, sur un certain plan, votre mode de vie. La troisième conception est celle de la paranoïa comme délire passionnel [9] décrit par Gaëtan Gatian de Clérambault dont Lacan dit qu’il a été son « seul maître en psychiatrie » [10].

 

Dans ce petit volume des Premiers écrits, l’article sur le crime des sœurs Papin [11] porte sur l’importance du diagnostic. Un jour, sans que rien ne l’annonce, dans une maison tranquille d’une petite ville de province, deux domestiques exemplaires, employées de longue date, assassinent sauvagement leurs patronnes, la mère et la fille, leur arrachent les yeux et les mutilent. Après cette scène qu’elles décrivent elles-mêmes d’une soudaineté et d’une violence extraordinaires, elles lavent les instruments qu’elles ont utilisés, elles se couchent dans le même lit en disant : « En voilà du propre ! » C’est leur sang-froid, si je puis dire, qui les fait condamner. La sœur aînée est condamnée à mort.

Les experts évoqueront les conceptions de la paranoïa comme constitution morbide, délire d’interprétation ou délire passionnel, lors de la tenue du procès. Ce qui aboutira à la condamnation des sœurs. Le procès a lieu un an après la thèse de Lacan où il avait mis au point une théorie de la paranoïa qui tient compte de l’apport de Freud, avec la seconde topique et la pulsion de mort comme cause des psychoses. Il va donc mesurer en quelque sorte la solidité de sa thèse à l’aune d’un fait divers. Le procès a eu lieu deux mois auparavant et il est remarquable que Lacan y réponde et publie aussi vite. C’est sans doute aussi grâce aux articles formidables des frères Tharaud qui couvrent le procès et donnent quasiment toute l’anamnèse. L’article de Lacan montre que les experts font appel aux conceptions du moment et passent à côté de l’affaire. Il résume ces thèses en deux courants : celui qui voit dans une constitution morbide le vice congénital du caractère, qui est le fond de la pathologie, et l’autre qui désigne dans les phénomènes élémentaires les éléments de base d’un délire ultérieur ; l’acte criminel est conçu comme une réaction passionnelle dont la raison est contenue dans le délire. Or, ces éléments sont absents et sont d’ailleurs récusés par l’observation et les propos des accusées elles-mêmes qui disent que, non, elles n’en voulaient absolument pas à leurs victimes, qu’elles n’étaient pas mal traitées, qu’elles ne ressentaient aucune haine à leur égard. Bref, rien ne permet de dire qu’elles sont paranoïaques. Mais, dit Lacan, il y a une troisième voie explicative. Cette voie reconnaît comme primordiale, à côté des phénomènes élémentaires, du délire et des réactions passionnelles, « l’influence des relations sociales incidentes à chacun de ces trois ordres de phénomènes ». Lacan fait de « la notion dynamique des tensions sociales » [12] l’élément essentiel de la personnalité et des faits de psychose. À ce moment-là, c’est l’isolement de Christine et Léa Papin qui apparaît, leur mode de vie singulier, enfermées dans leur chambre, sans relations sociales, sans échanges de parole avec leurs patronnes – « on ne se parlait pas » [13] – qui sont à considérer. On se souvient alors qu’un commissaire de police les avait trouvées persécutées, etc. Ce que montre Lacan, c’est que c’est le passage à l’acte qui a fait disparaître le délire en diminuant les exigences de la pulsion [14] a trompé les experts.

Carole Dewambrechies-La Sagna

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[1] Lacan J., Premiers écrits, Paris, Seuil, 2023.

[2] Miller J.-A., « Avertissement », in Lacan J., Premiers écrits, op. cit., p. 9.

[3] Freud S., Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954.

[4] Miller J.-A., « Avertissement », op. cit., p. 9.

[5] Ibid., p. 10.

[6] Lacan J., « Structure des psychoses paranoïaques », Premiers écrits, op. cit., p. 39.

[7] Ibid., p. 44.

[8] Ibid., p. 45.

[9] Ibid., p. 47.

[10] Lacan J., « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 65.

[11] Lacan J., « Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin », Premiers écrits, op. cit., p. 93-105.

[12] Ibid., p. 97.

[13] Ibid., p. 93.

[14] Cf. ibid., p. 98.




CHRONIQUE DU MALAISE : De la civilisation et de la guerre – 4. Le corps à l’égout

 

Depuis l’Ukraine, les corps reviennent dans la guerre, mais les corps n’en reviennent pas toujours.

Il faut penser à la « mobilisation partielle » décrétée par Poutine, qui a envoyé plusieurs centaines de milliers de jeunes hommes inexpérimentés sur le front qui ne pouvaient servir que de « chair à canon ». Il y a aussi le rôle que joue la milice Wagner, des mercenaires payés et en partie recrutés dans les prisons, qui constituent désormais une part importante des forces russes engagées dans le Donbass. Les généraux de nos armées doutent fort de la capacité d’engagement de tels combattants. On a pu voir ce mois-ci, dans une séquence filmée, l’exécution barbare de Dmitry Yakushchenko, mercenaire du groupe Wagner, rattrapé et tué à coups de masse après avoir déserté les rangs pour rejoindre l’Ukraine. Est-ce avec de tels soldats que Poutine peut envisager de gagner la guerre ?

C’est là qu’une remarque de Lacan vient s’imposer. Soit, ce qu’il dit dans son Séminaire « Les non-dupes errent » : « Il est tout de même tout à fait clair que si la victoire d’une armée sur une autre est strictement imprévisible, c’est que du combattant on ne peut pas calculer la jouissance. Que tout est là, enfin : s’il y en a qui jouissent de se faire tuer, ils ont l’avantage. Voilà ! » [1]

Les guerres dont parle Lacan en 1973, ce ne sont pas les guerres modernes virtuelles, ce sont les guerres des corps.

Ainsi, la première chose qui vient faire sérieux os dans la guerre moderne, gouvernée par le chiffre, c’est donc que la victoire, elle, n’est pas calculable. Et si elle ne l’est pas, c’est qu’on ne peut pas calculer la jouissance du combattant. Comme l’écrivait Katty Langelez en 2014 « Plus fort que tout, que la technologie, que le nombre, que la stratégie et la tactique, c’est la jouissance qui fait la différence dans la rencontre entre deux armées, entre deux troupeaux d’humains menés par le signifiant-maître. Cette indication n’est pas pour nous rassurer dans des temps où la vie d’un humain a une valeur tellement différente selon la contrée dont il provient : de la précieuse vie d’un occidental aux troupeaux de djihadistes endiablés par un dieu qui leur promet le paradis et mille vierges s’ils tuent un mécréant. » [2]

Donc, au-delà des réflexions sur le rôle des Challengers 2, les chars lourds anglais, des Mohajer-6 et les Shahed 136, les drones iraniens qui font régner la terreur en Ukraine, ou sur l’efficacité des canons Caesar, les canons français de 155 mm, c’est à la remarque de Lacan de 1973 sur la jouissance, qui remet le corps en avant et la jouissance de mourir, qu’il faut repenser concernant l’Ukraine. Ce qui serait déterminant dans la guerre, ce ne sont pas les moyens techniques ou la stratégie, c’est la jouissance.

Du corps au cadavre

Retour du corps sur la scène, la guerre suppose que le corps en question, ce n’est pas un corps glorieux. Comme l’écrit Guy Briole : « La guerre transforme les corps en fragments épars que l’on ramasse après la bataille ; des morceaux détachés qui, un instant auparavant, étaient habités par une histoire. Ainsi se marque la différence entre la dépouille – que l’on emporte avec soi, qui est honorée dans les rituels – et le cadavre, le réel de ce qui reste et ce que l’on cherche à faire disparaître, à soustraire de l’histoire. » [3]

Cela oriente vers une autre définition de la civilisation que va donner Lacan.

Les civilisations dont parlait Paul Valéry, qui se voyaient risquer de disparaître au sortir de la Grande Guerre, c’étaient des « empires […] avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. » [4] On est assez loin de trouver chez Lacan une telle idée idéale, sublimée, de la civilisation. On est déjà bien mieux engagé quand on dit que la guerre, c’est la civilisation. Mais c’est encore un autre destin qui travaille la civilisation.

S’agissant de l’Ukraine dans la guerre, l’imprévisible guerre qui se déroule à nos portes, sous nos yeux, c’est en effet au retour des corps qu’on assiste, mais des corps de guerre, c’est-à-dire, selon ce que G. Briole dit de la « déshumanisation de la mort » [5] dans la guerre, traités comme des déchets.

L’organisation paramilitaire Wagner parle de Bakhmout comme d’une « boucherie ». Et avec son style ordurier ordinaire, dans cette langue qu’on appelle en russe le mat, (cet argot fait d’obscénités, mais bien plus violent, qui est aussi la langue de Poutine), Yevgeny Prigozhin a pu ajouter : « Bakhmout ne sera pas prise demain, parce qu’il y a une forte résistance, un pilonnage, le hachoir à viande est en action » [6]. Ce sont les Ukrainiens qui sont ainsi menacés par le « hachoir ». On ne peut cependant oublier l’usage des jeunes russes mobilisés délibérément comme « chair à canon », et du coup, pendant un moment, les pertes des soldats russes se sont élevées à 80%.

Aussi cela conduit à conjoindre à la définition « la civilisation, c’est la guerre » une autre définition inattendue de la civilisation, forgée par Lacan : « La civilisation, […] c’est l’égout. » [7] Bien sûr, il serait possible d’entendre la formule de Lacan d’une oreille ethnologique, la force, voire la grandeur d’une civilisation se mesurant à son pouvoir de traiter les déchets.

Mais loin de toute grandeur, réfléchissant au destin de l’objet dont Lacan en 1970 avait annoncé l’ascension au « zénith social », Rodolphe Adam le regarde dans nos sociétés retomber en « pluie de déchets » : « L’objet a monté en orbite, déchoit et retombe en détritus. » [8]

Ainsi, dans l’année 1970-1971, au moment même où Lacan élève l’objet au zénith, le fait-il aussitôt chuter en rebut. Implacable destin de l’objet. Un destin qui va jusqu’à assigner à la civilisation la fonction qui serait d’accueillir le déchet, au moins de le recueillir, vouée désormais à la tâche sisyphéenne de le traiter. Quand « [l]e monde fait désormais place à l’immonde » [9], la civilisation n’a plus comme destin que d’être un égout. La rigueur de Lacan laisse, une fois de plus, stupéfait. Si on rapporte maintenant l’égout à la guerre, c’est dans l’idée que si le capitalisme a su faire du sujet un objet jetable, voué à la poubelle, en traitant les corps comme des déchets, la guerre ne serait en somme que la continuation du capitalisme par d’autres moyens.

Les massacres et tous les crimes dont les Russes se sont rendus coupables témoignent du réel de la guerre selon Poutine, soit de faire des sujets des détritus à jeter à l’égout.

Gérard Wajcman

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 20 novembre 1973, inédit.

[2] Langelez K., « Duras et la guerre, encore », posté le13 octobre 2014 sur le blog Cripsa, disponible sur internet http://cripsa.over-blog.com/2014/10/duras-et-la-guerre-encore-katty-langelez.html

[3] Briole G., « L’encore à corps », L’Hebdo-Blog n° 267, 11 avril 2022, disponible sur internet https://www.hebdo-blog.fr/lencore-a-corps/

[4] Valery P., « La crise de l’esprit », La Nouvelle Revue Française, n° 71, 1er août 1919, p. 321, consultable sur internet https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Val%C3%A9ry_-_%C5%92uvres_de_Paul_Valery,_Vol_4,_1934.djvu/15

[5] Briole G., op. cit.

[6] Cité dans la presse. « À Bakhmout, “le hachoir à viande est en action” », Lematin.ch, 14 février 2023, disponible sur internet  https://www.lematin.ch/story/a-bakhmout-le-hachoir-a-viande-est-en-action-802110421002

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 114. Et aussi Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11.

[8] Adam R., « Pluie de déchets », Lacan Quotidien, n° 817, 7 février 2019, publication en ligne https://lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2019/02/LQ-817.pdf

[9] Ibid.