Edito : Une jouissance métonymisée

 

Plurielle et singulière, il y a de la jouissance dans ce numéro d’Hebdo-Blog !

Jacques Ruff aborde « ce nœud borroméen qui permet de lire les trois jouissances » que Lacan nous propose de « toper », et la topique léguée par Freud, tandis que Marie-Hélène Brousse trace pour nous, lecteurs, une « économie des jouissances ».

Les conceptions théoriques de Lacan sur la jouissance sont issues de remaniements et d’avancées successives. Jacques-Alain Miller a fait apparaitre cette logique diachronique avec « Les six paradigmes de la jouissance » [1], source féconde pour l’étude et la pratique analytique. D’abord assignée au registre imaginaire, puis symbolique, la jouissance passera au réel, avec un caractère d’absolu, au moment du Séminaire L’éthique de la psychanalyse [2]. Le renversement du paradigme 4 logera la jouissance « dans un petit creux, un vide » [3], l’objet a. Avec l’élaboration des quatre discours émergera un 5e paradigme, celui d’une jouissance discursive.

Le 6e paradigme marque l’entrée dans le dernier enseignement, qui s’ouvre avec le Séminaire Encore [4]. Lacan s’oriente alors de cette part de jouissance qui reste marquée d’une antinomie foncière avec le symbolique. Les paradigmes précédents octroyaient à la jouissance un rapport à la castration, donc lui donnaient une forme négativable. La théorie qui domine à partir du Séminaire Encore conçoit une jouissance qui n’est plus négativable.

Dix ans après cette symphonie en six mouvements, J.-A. Miller propose – dans Choses de finesse en psychanalyse [5] – d’adopter la formule économie de la jouissance [6], pour revisiter ses paradigmes successifs. Avec le signifiant « économie » il prend pour référence directe la circulation de la libido, mettant l’accent sur la « distribution de cette jouissance […] dans le symptôme et dans le fantasme, […] dans la parole et dans le corps » [7].

Cette conception n’efface pas les apports précédents, mais les remanie : il y a bien une jouissance au niveau du corps propre, mais celle à laquelle nous avons affaire dans l’analyse est une « jouissance bis, celle qui […] se fixe à partir de l’incidence du signifiant » [8]. Cette jouissance bis n’est pas d’avant le « monde de la parole » [9]. Voilà donc le nerf du dernier enseignement de Lacan, éclairé d’une lumière freudienne portée par J.-A. Miller. Du symptôme-conversion de la première théorie freudienne où « les organes se conduisent comme des organes génitaux de substitution » [10], à ses études sur la perversion, « toute la théorie freudienne de l’évolution de la libido [montre que nous avons affaire] à la jouissance substitutive » [11].

La jouissance se reconnait à sa fixité. Elle pourra se répartir, se « métonymiser » autrement avec l’expérience de l’analyse, « mais elle ne peut pas se négativer » [12]. Le langage lui-même étant appareil de jouissance, l’interprétation s’en trouve modifiée, orientée alors de la pluie de mots qui aura creusé ses marques de jouissance.

Philippe Giovanelli

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[1] Cf. Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, octobre 1999, p. 7-29.

[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.

[3] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », op. cit., p. 13.

[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975.

[5] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, 2008-2009, inédit.

[6] Cf. Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, n° 77, février 2011, consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2011-1-page-135.htm

[7] Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », op. cit., p. 147.

[8] Ibid., p. 152.

[9] Ibid.

[10] Ibid., p. 161.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p. 163.




Vous topez ?

 

À la fin de La Troisième, Lacan termine sa conférence de cette façon : « Si vous arriviez à vraiment lire ce qu’il y a dans la mise à plat du nœud borroméen, je pense que ce serait là dans la main vous toper quelque chose qui peut vous rendre service autant que la simple distinction du réel, du symbolique et de l’imaginaire » [1].

« Toper » exprime le bruit des mains qui se frappent. On tope une fois et on n’y revient plus. C’est le son qui dit l’engagement dans la voie du nœud. On tope le top de ce qu’il a élaboré « jusqu’à meilleure à se prouver, tenir la place du réel » [2] par rapport à la « topique léguée par Freud aux siens » [3].

Le nœud borroméen permet de lire les trois jouissances qui résultent d’un nouage borroméen. Chacune d’elles est construite par l’intersection de deux dimensions qui mettent hors d’elles le champ d’une troisième « qui donne ce point dont le coincement central définit l’objet a [et] c’est sur cette place du plus-de-jouir que se branche toute jouissance » [4]. Ainsi, la jouissance phallique est hors corps, la jouissance du sens est hors du champ du réel et la jouissance de l’Autre est hors langage. Cette dernière doit retenir notre attention. C’est en effet le « régime de la jouissance comme telle […] jouissance réduite à l’événement de corps […] jouissance non symbolisable, indicible, ayant des affinités avec l’infini » [5].

Lacan, au début de cette conférence, tentait de faire passer ce repérage à partir du corps. En effet, « il y a des choses qu’il faut faire entendre sans le dire, parce que les dire serait provoquer l’ire et la persécution de l’Autre » [6]. Il distinguait la tête et les pieds. Avec la tête, les « peauciers du front » [7], on est dans les semblants. On se hérisse, on se défend. Un an plus tard Lacan dira : « Moi, je pense avec mes pieds, c’est là seulement que je rencontre quelque chose de dur » [8]. C’est ce que dit Tchouang-Tseu dont il reprendra le rêve du papillon [9] : « L’homme véritable respire avec ses talons, l’homme ordinaire respire avec sa gorge. » [10] Prendre appui sur ses pieds implique une coupure entre le haut et le bas, entre deux modalités de jouissance que le nœud rend lisible. Seule la jouissance de l’Autre, produite par une coupure qui met hors d’elle le symbolique, permet de prendre pied sur un vide créateur. Les deux autres jouissances, prises dans le symbolique, prennent la tête.

Catherine Millot témoigne de la manière dont Lacan vivait ce nouage dans son quotidien. « Il y restait des heures, dans une immobilité complète… Ajoutée à son silence, elle instaurait dans la maison comme un vide central autour duquel nous gravitions » [11]. « Si Lacan en mouvement, Lacan le bélier, était impressionnant, le Lacan immobile l’était tout autant. C’était une immobilité totale, inébranlable, l’autre face du caractère décidé de son rapport au monde. » [12]

Jacques Ruff

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[1] Lacan J., La Troisième, Paris, Navarin, 2021, p. 48.

[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 476.

[3] Lacan J., Aux confins du séminaire, Paris, Navarin, 2021, p. 83.

[4] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 41.

[5] Miller J.-A., « La jouissance féminine n’est-elle pas la jouissance comme telle ? », Quarto, n° 122, juillet 2019, p. 11.

[6] Miller J.-A., « Vie de Lacan », La Cause freudienne, n° 79, octobre 2011, p. 343, consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2011-3-page-305.htm

[7] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 13.

[8] Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines. Massachusetts Institute of Technology. 2 décembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, 1976, p. 60.

[9] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 72.

[10] Tchouang Tseu, Tch’an Zen Racines et floraisons, Paris, Editions des Deux Océans, Hermès n° 4, nouvelle série mai 1985, p. 356.

[11] Millot C., La Vie avec Lacan, Paris, Gallimard, 2016, p. 67.

[12] Ibid., p. 33.




Les économies de la jouissance

 

Ce titre est un oxymore, cette figure de style qui consiste à rapprocher deux mots qui ont des sens opposés, ici économie et jouissance. Certes, on le doit à Freud. Mais s’il est une chose qu’a démontrée la pratique de la psychanalyse, au-delà de ses approches théoriques, c’est bien que la jouissance commence là où le sujet cesse de (s’)économiser !

Un grand mot, ce mot de jouissance, un mot pour s’y perdre car des jouissances il en existe de nombreuses. Parlons donc plutôt de l’économie des jouissances.

Orale, anale, phallique, de la voix, du regard, du rien. Le guide dans ce cas est l’objet que Lacan a nommé l’objet a. Curieux objet puisqu’il brille d’abord par son absence, perdu qu’il est dès l’enfance. Il organise par ce manque nos pulsions, les transformant en désir, lequel trouve précisément dans cette perte son ressort de les atteindre.

Or c’est impossible car l’objet qui cause notre désir se transforme irrémédiablement en objet désiré, de concurrence et de rivalité, objet cotable et d’échange devenant marchandise. Dans ce champ de l’appartenance, ces deux types d’objets circulent, affirme Lacan dans le Séminaire X, L’Angoisse [1]. L’angoisse est la fidèle compagne de la jouissance, son envers.

Comme le précise Lacan, les objets a, permettent un retour au statut qu’a l’objet avant sa mise en circuit dans le lien social. Il s’apparente dans l’inconscient du sujet à ce que Winnicott a nommé un objet transitionnel, soit un fétiche. Et pourtant il circule comme tout objet de consommation donnant sa force à cette dérive pulsionnelle qu’est la sublimation. Celle-ci ne contredit pas le fait qu’il n’y ait pas d’objet a hors du marché. Il faut qu’à l’expérience de corps, toujours autiste, se noue le commerce des êtres parlants, soit le langage, la parole et le discours. Il faut le « commerce humain » pour qu’un objet apparu dans une expérience de corps prenne le statut d’objet cause du désir. De même le statut d’un écrit est transfiguré lorsqu’il passe au livre, objet coté, permis ou interdit.

Une deuxième occurrence de la jouissance, la jouissance dite phallique, implique l’Autre du langage et met en évidence le hiatus entre la jouissance qui se veut toute et le désir qui s’origine toujours d’un manque. Plus de jouissance, moins de désir, telle est la loi des êtres soumis aux lois du langage.

L’appareil qui assure leur lien est le fantasme. Une troisième forme de jouissance surgit alors : la jouissance domestiquée par le fantasme, la jouissance sous contrôle, organisée par ce dispositif que Freud a mis en évidence dans la clinique dans ce texte formidable « On bat un enfant ». Pas de jouissance sexuelle sans fantasme ou sans rêve érotique. 

Mais Lacan ne fait-il pas mention aussi de la jouissance comme d’un impératif ? C’est le résultat de cette instance psychique inconsciente qu’est le Surmoi. Lacan en traduit le commandement : « Jouis ! » qui transforme tant la singularité du désir que la valeur de l’idéal par un ordre. Enjoy dans la publicité de Coca-Cola en est la récupération par ce poisson vorace qu’est l’économie, qui ne peut être que capitaliste.  

Enfin, la jouissance de l’Autre, l’extase des mystiques, transport des corps. Elle nous introduit à cette jouissance, compatible avec celles que nous venons d’énumérer, la jouissance dite féminine, qui n’est pas le privilège d’une identification de genre. Lacan la dit « supplémentaire ».

Et dans l’expérience analytique ?

Une anecdote est relatée par le philosophe et critique littéraire George Steiner. En 1937, à l’issue des trois jours du Congrès annuel des écrivains soviétiques, les poèmes de Boris Pasternak sont jugés à l’écart de la réalité socialiste. Déjà un écrivain russe majeur, il fut ce jour-là affronté à un dilemme ou choix forcé : il ne pouvait rester silencieux sous peine de mort mais prendre la parole eut été collaborer avec le régime. Sa solution fut la poésie. Il dit « 30 ».  Ce chiffre est le numéro d’un sonnet de Shakespeare [2] sur la mémoire, traduit en russe par B. Pasternak lui-même. Les deux cents écrivains présents se levèrent et commencèrent à réciter le sonnet de Shakespeare qu’ils connaissaient tous par cœur. George Steiner ajoute : « Ça voulait dire “Vous ne pouvez pas nous toucher, vous ne pouvez pas détruire la langue russe, vous ne pouvez pas détruire Shakespeare”. » [3]

Ce passage par la poésie, qui est un mode de jouissance de lalangue, permettait en déclamant, d’afficher, face à la haine, le pouvoir de l’amour. Rappelons-nous ce que dit Lacan, quand, à la fin de son enseignement, il fait de la poésie ce qui permet l’interprétation. Rappelons-le précisément aujourd’hui où cherche à s’imposer une féroce police des mots, woke oblige. La psychanalyse d’orientation lacanienne est du côté de la poésie, pas de la police.

La jouissance y est cernable à partir de l’équivoque et de l’énonciation : entendre ce qui ne s’entend pas se dire dans ce qui s’énonce. C’est là le retournement fondamental que la psychanalyse fait advenir dans le champ des jouissances.

Marie-Hélène Brousse

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[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p.107-108.

[2] Ce sonnet 30 se termine ainsi : “But if the while I think on thee, dear friend, All losses are restor’d and sorrows end.” « Mais si dans ces moments je pense à toi, mon cher, J’en oublie toute perte et combien j’ai souffert. »

[3] Cf. Beauvallet È., « Au cœur des ramifications de “By Heart” », Libération, 19 mai 2017, disponible sur internet : Tiago Rodriguez, homme de théâtre y parle de sa rencontre avec G. Steiner.




CHRONIQUE DU MALAISE : De la civilisation et de la guerre – 3. Retour de la guerre, retour du corps

 

C’est en ce point que Jean-Claude Milner vient ouvrir une brèche en balançant au cœur du débat un élément explosif : le corps. De là un nouveau chemin de traverse se dessine. C’est que, si on en appelle à la définition qu’Hannah Arendt donne de la politique, soit le fait que les êtres humains peuvent se retrouver à plusieurs, dans le même temps et dans le même espace, sans s’entretuer, en doctrine, la guerre et la politique se disjoignent. La guerre met à mal la politique. Interrogé par Agnès Aflalo et Laurent Dumoulin sur Lacan Web Television [1] à propos de son dernier livre [2], Jean-Claude Milner soulève à partir de là un fort point d’interrogation. À savoir que dans notre époque, cette dimension de la politique comme technique de la co-présence des corps est elle-même mise à mal par la révolution technologique qui, à la co-présence des corps, substitue la co-présence du virtuel.

Avec le triomphe des techno-sciences s’est ouvert l’âge de la dématérialisation, dans tous les domaines. Avec les œuvres NFT [3], l’art immatériel vient même d’entrer au musée. Tout tend à se désubstantialiser, y compris les objets, y compris les corps – on court d’ailleurs les voir en ce moment quand ils se dématérialisent en Avatars. La puissance technique moderne s’anime de l’idée que, selon le mot de Jean-Claude Milner, le corps est « dispensable », quelque chose dont on pourrait se dispenser. Autant dire que dans le projet moderne, la politique cesse d’être une technique des corps. C’est là où la guerre soulève une lourde question, une question tragique, à savoir qu’elle ramène justement au centre de la scène moderne une dimension contraire, hostile : le corps revient comme une donnée essentielle. C’est ce qui fait spécialement événement avec la guerre d’Ukraine.

En déployant largement les armes nouvelles, en mettant en œuvre les technologies les plus sophistiquées (ce qui avait inspiré naguère au Pentagone la doctrine de la « guerre zéro mort »), la guerre en Ukraine est une nouvelle guerre qui fait en même temps revenir au-devant de la scène les formes anciennes de la guerre, en remettant au centre du conflit et des pensées, la dimension du corps. On est saisi ces derniers temps par le fait d’une guerre qui devient une guerre de position, où les tranchées et le rôle prépondérant de l’artillerie font même penser à la guerre de 14. Par leur action, par leur mort, par leurs souffrances, par leurs blessures, les corps sont au cœur de cette guerre, qu’il s’agisse des combattants, du corps des « ennemis », pour les Russes, qu’on cherche à tuer, à blesser, à faire souffrir, à avilir, à humilier, ou bien encore des populations civiles, habitants désarmés, victimes des bombardements, ou, comme à Boutcha, des simples passants qu’on va massacrer.

La guerre en Ukraine nous confronte au réel de la guerre, c’est-à-dire au réel du corps. Elle vient mettre à bas ce qui, depuis l’Irak, avec le développement des technologies qui ouvrait le chapitre des guerres sur écran, semblait l’évolution quasi inéluctable des guerres (en dehors du fait qu’il y a tout de même encore de par le monde le terrorisme et ce qu’on nomme les guerres irrégulières).

Avec l’Ukraine, la civilisation de la guerre est revenue dans la civilisation technologique et dans la civilisation de la paix que nous pensions être la civilisation.

Gérard Wajcman

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[1] Afflalo A. & Dumoulin L., « Entretien avec Jean-Claude Milner : La destitution du peuple », Lacan Web Télévision, 26 juin 2022, disponible sur internet.

[2] Cf. Milner J.-C., La Destitution du peuple, Lagrasse, Éditions Verdier, 2022.

[3] NFT : Non-fungible token – jeton non fongible – qui représente un exemplaire unique d’une œuvre d’art numérique, donnant à l’acquéreur une licence d’utilisation vendue sous forme de jeton d’une cryptomonnaie.