Edito : Feu

 

Quand les combattants s’affrontent, engageant leur vie sous les tirs et les explosions, on dit qu’ils sont « au feu ». Ceux-là font l’expérience de « l’anéantissement, [lequel] n’est pas la mort. C’est une déchirure du temps » [1]. Quelques écrits sur la guerre sont brûlants, d’avoir traversé ce feu.

Henri Barbusse, écrivain déjà connu avant-guerre, découvre le front à quarante et un ans, en 1915. Il y combattra près d’un an. Il écrit dans ses carnets la morsure des combats sur les corps, souffrants, parlants, et les pertes humaines immenses de cette Première Guerre moderne. Son livre Le Feu témoigne de cette déchirure du temps et du sentiment d’étrangeté éprouvé sur le champ de bataille où parfois « des clameurs se sont élevées et sont retombées comme des débris » [2]. Il l’a écrit au plus près de ce réel pour faire un brûlot contre la guerre, mais son engagement pour un pacifisme international sera vain.

Nous savons que ce qui prépare les guerres, ce qui les accompagne et les structure, c’est un discours. Avant le feu de la mitraille, il y a le feu des discours comme mode de jouir. Entraîner des hommes à la guerre est donc l’effet de cela. La discipline militaire est là pour rompre les hommes au maniement des armes ainsi qu’à l’idée d’aller en tuer d’autres, mais cela est surtout précédé par un discours pour produire l’idée de la guerre. La propagande a pour ambition une « mobilisation totale » [3], opération d’un discours du maître.

Il y en a bien quelques-uns qui « préfèrent tuer que penser » [4], et ceux-là adhèrent déjà à un lien social fondé sur l’élimination de quelques autres. Cependant beaucoup n’entreront qu’en partie dans un discours de cet ordre, qui extrémise la logique du lien social – fondé sur l’exclusion d’un premier rejet pulsionnel – que construit Lacan. Avant lui Freud avait avancé le constat que seule la civilisation peut empêcher la guerre, alors même qu’elle la génère par le renoncement pulsionnel exorbitant qu’elle impose. Cette logique du lien social, ajoutée à l’obscur attrait pour la guerre, démontre que les intentions pacifistes même fondées par l’effroyable du champ de bataille restent vaines à traiter la pulsion. Une mobilisation générale portée par une jouissance de l’anéantissement n’a aucune peine à engloutir les mouvements pacifistes.

« Dans les mâchoires de la guerre : arrachement » [5], est un texte intense dans lequel Guy Briole nous rappelle que Lacan utilise l’oxymore d’un « feu froid » [6] pour pointer le réel. Ce feu froid est aussi ce qui intéresse Cioran. Dans ce numéro d’Hebdo-Blog, Éric Laurent et Philippe Hellebois proposent chacun une lecture forte des « pages aussi incandescentes que lucides » [7] du texte de Cioran « La Russie et le virus de la liberté » [8]. Apatride vivant en France, converti à la langue française, la « mue subjective extraordinaire » [9] de Cioran témoigne aussi de son goût pour l’absolu et de sa sensibilité au réel qui infiltre la langue.

Philippe Giovanelli

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[1] Briole G., « Dans les mâchoires de la guerre : arrachement », in Brousse M.-H, (s/dir.), La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg International, 2015, p. 76.

[2] Barbusse H., Le Feu : journal d’une escouade, Paris, Le livre de Poche, 1988, p. 129.

[3] Foessel M., Récidive 1938, Paris, PUF, 2019, p. 15. (La formule « mobilisation totale » désigne un véritable leitmotiv des années 30).

[4] Bernanos G., Les grands cimetières sous la lune, Paris, Points, 2008, p. 22.

[5] Briole G., « Dans les mâchoires de la guerre : arrachement », op. cit., p. 78.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 121.

[7] Hellebois P., « Pareil à un bordel en flamme », L’Hebdo-Blog n°295.

[8] Cioran, « La Russie et le virus de la liberté », in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2011.

[9] Laurent É., « Messianisme et réel de la guerre », L’Hebdo-Blog n°295.




Messianisme et réel de la guerre

 

« Pourquoi la guerre ? » Freud et Lacan divergent sur ce point. Dans le texte de 1932 qui porte ce titre coécrit par Freud et Einstein, le pacifisme est la position raisonnable de l’homme civilisé. « C’est pourquoi nous ne pouvons que nous indigner contre elle [la guerre], c’est chez nous autres pacifistes une intolérance constitutionnelle » [1]. Freud conclut son texte par une question angoissée. Il est pacifiste, mais tous ne le sont pas. « Combien de temps nous faut-il encore attendre avant que les autres aussi deviennent pacifistes ? » [2].

Limites de la biopolitique

Lacan prenait ses distances avec l’approche « scientifique » d’un phénomène réel : « C’est fou ce que ça rejette la science ! […] et qui existe pourtant quand même. À savoir la guerre. Ils sont tous là, tous, les savants à se creuser la tête : Warum Krieg ? […] Ils se mettent à deux pour ça, Freud et Einstein. Ce n’est pas en leur faveur » [3]. Lacan, lui, parlait de la guerre comme d’une dimension inéliminable du pouvoir. « Le pouvoir […] a besoin d’une guerre tous les vingt ans. […] Cette fois-ci, il ne peut pas la faire, mais enfin, il va bien y arriver quand même » [4]. La nécessité de la guerre ainsi reconnue, comme quelque chose qui ne cesse pas donne une limite à la biopolitique selon Foucault. La paix et les mesures biopolitiques ne sont pas pour tout le monde. Régulièrement, un pouvoir, qu’il soit capitaliste et démocratique ou qu’il soit tyrannique, se rappelle au bon souvenir de ses administrés et déclenche une guerre.

Puissance des Empires et des Tyrans

Sur la guerre et son pourquoi, Cioran est du même côté que Lacan. Guerre et pouvoir sont inséparables. Dans le texte incroyable que nous lisons, Cioran fustige les démocraties occidentales qui ont laissé faire à Budapest, mais au-delà développe une analyse du pouvoir russe à travers les siècles dans une tonalité de science-fiction. Il présente avant tout la Russie soviétique comme un Empire slave avec une forme de pouvoir tyrannique qui est restée pratiquement inchangée à travers les formes de la monarchie ou de la « démocratie populaire » du « petit père des peuples ». Et surtout, cet Empire est investi depuis sa naissance d’une mission, d’abord celle de sauver la chrétienté catholique d’elle-même en devenant la « Troisième Rome ». La révolution russe de 1917 a renouvelé la mission devenue celle d’accoucher de l’homme nouveau soviétique, avenir de l’Europe. Loin de la perspective de la « Fin de l’histoire » et du triomphe annoncé des démocraties occidentales, à la Fukuyama, Cioran annonce l’irréductible de la tyrannie et de la sombre fascination qu’elle exerce sur les hommes. Dans une avalanche d’oxymores et de formules frappantes, il dégage l’obscure clarté du pouvoir absolu et combien elle est ancrée dans la subjectivité de chacun. Comme Freud, il fait du Tyran une possibilité interne et non une aberration politique.

« Ivan le terrible [le plus fascinant d’entre eux] ayant fait de son règne et jusqu’à un certain degré de son pays, un modèle de cauchemar, un prototype d’hallucination vivante et intarissable, mélange de Mongolie et de Byzance, cumulant les qualités et les défauts d’un khan et d’un basileus, monstre aux colères démoniaques et à la mélancolie sordide, partagé entre le goût du sang et celui du repentir […] il avait la passion du crime, nous l’avons aussi tous tant que nous sommes : attentat contre les autres ou contre nous même » [5].

Cioran lit l’histoire comme la répétition de la démission de l’Occident devant les menaces d’invasions diverses et c’est cette démission qui a nourri le messianisme russe, seul aux frontières de l’immensité des steppes eurasiennes. « Les prétentions de la Russie à passer de la primauté vague à l’hégémonie caractérisée ne manquent pas de fondement. Que serait-il advenu du monde occidental, si elle n’avait pas arrêté et résorbé l’invasion mongole ? Pendant plus de deux siècles d’humiliation et de servitude elle fut exclue de l’histoire, cependant qu’à l’Ouest les nations s’offraient le luxe de s’entre-déchirer. » [6] Pendant que les Mongols ravageaient les steppes et la Chine, la chrétienté occidentale a attaqué Byzance, l’a affaiblie, puis l’a abandonnée à sa chute. Le messianisme russe a recueilli l’orthodoxie. Le marxisme a renouvelé la mission, sans en altérer la nécessité « En divinisant l’Histoire pour discréditer Dieu, le marxisme n’a réussi qu’à rendre Dieu plus étrange et plus obsédant. On peut tout étouffer chez l’homme, sauf le besoin d’absolu. »

La conviction chez Cioran de la puissance de l’absolu fait qu’il annonce qu’à mesure de sa montée en puissance politique, la Russie se détournera du marxisme pour revenir à la religion. Là est vraiment le côté science-fiction de l’essai. « Plus [la Russie] deviendra forte, plus elle prendra conscience de ses racines, dont, en une certaine manière, le marxisme l’aura éloignée ; après une cure forcée d’universalisme, elle se rerussifiera, au profit de l’orthodoxie. Du reste, elle a marqué d’une telle empreinte le marxisme qu’elle l’aura slavisé […] N’est-il point révélateur que la Révolution, issue en ligne directe des théories occidentales, se soit de plus en plus orientée vers les idées des slavophiles » [7]. Notons que l’idéologie slavophile a répondu au mépris nazi pour les Slaves et a nourri la force de résistance russe à Stalingrad qui a fini par briser la machine de guerre ennemie.

Puissance des peuples soumis et virus de la liberté

Lorsque nous, Occidentaux, regardons se battre les Ukrainiens avec une force et une vitalité exemplaires, le texte de Cioran nous éclaire sur la puissance des peuples soumis au sein de l’Empire, là encore de façon originale. « [La Russie] est condamnée à l’ascension. À force de monter cependant, ne risque-t-elle pas, débridée qu’elle est, de perdre son équilibre, d’éclater et de se ruiner ? […] Plus un empire s’humanise, plus s’y développent des contradictions dont il périra » [8].

Et là, Cioran discerne à l’Est la vitalité des nations soumises qui n’ont pas dit leur dernier mot. « Certaines comme la Pologne et la Hongrie, jouèrent dans l’histoire un rôle non négligeable ; d’autres comme la Yougoslavie, la Bulgarie et la Roumanie, ayant vécu dans l’ombre, ne connurent que des sursauts sans lendemain […]. Maltraitées, déshéritées, précipitées dans un martyre anonyme, écartelées entre le désemparement et la sédition, elles connaîtront peut-être dans l’avenir une compensation, à tant d’épreuves, d’humiliation et même à tant de lâchetés […]. Imaginons cet empire trop vaste se débilitant et se désagrégeant, avec, comme corollaire l’émancipation des peuples : lesquels d’entre eux prendraient le dessus et apporteraient à l’Europe ce surcroît d’impatience et de force […]. Je n’en saurais douter : ce sont ceux que je viens de mentionner » [9]. Il y ajoute même les Balkans, malgré la mauvaise réputation du nationalisme serbe, et l’aventure fasciste de la Roumanie dans laquelle il s’était fourvoyé.

Cioran, prolongement de Kojève

L’accent mis par Cioran sur la nécessité des Empires et son examen de l’Empire slave complète ce qu’un autre Russe, Kojève pouvait avoir de doctrine sur la nécessité de l’Empire. Sollicité en 1945 par les Affaires étrangères, Kojève, dans un texte resté longtemps inédit, décrit l’avenir supranational de l’Europe de l’après-guerre sous la forme politique de l’empire. La bureaucratie ordo-libérale n’avait pas encore gagné la main.

« L’état moderne, la réalité politique actuelle, exigent des bases plus larges que celles que représentent les Nations proprement dites. Pour être politiquement viable, l’État moderne doit reposer sur une vaste union “impériale” de nations apparentées. L’État moderne n’est vraiment un État que s’il est un Empire » [10]. Kojève considère qu’au moins trois vont émerger. L’empire américain ou anglo-saxon, l’empire slavo-soviétique et il propose qu’en Europe se fasse un empire latin. Les empires sont liés pour Kojève, par ce qu’il appelle une « parenté entre nations ». Il entend par là un lien de civilisation. « La « parenté » des nations est surtout et avant tout, une parenté de langage, de civilisation, de « mentalité » générale …. Et cette parenté spirituelle se traduit entre autres par l’identité de la religion » [11]. Kojève trace donc une ligne de partage entre le monde anglo-saxon, protestant, avec inclusion rapide de l’Allemagne dans l’ensemble, le monde orthodoxe slave,  et le catholicisme latin. Ces ensembles sont très proches de ce que nous appellerions un « mode de jouir ».

Le catholicisme de Kojève ne se définit pas par le dogme. Il est aussi étrange que l’orthodoxie selon Cioran. De façon ironique, Kojève oppose les protestants qui travaillent aux catholiques qui savent développer le charme des loisirs en héritiers de l’otium romain. Kojève détourne ici sciemment au profit de sa perspective, le lien entre protestantisme et capitalisme établi par Max Weber dans son ouvrage L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme[12]

Dans ce texte, Kojève dit peu de choses sur l’Empire slavo-soviétique. C’est sans doute son stalinisme rêvé qui l’a empêché d’en dire plus sur le mode de jouir particulier que l’Empire du Goulag allait mettre au point. En ce sens, le texte messianique de Cioran ajoute un complément indispensable à Kojève.

La description du messianisme russe n’a été possible pour Cioran qu’après une mue subjective extraordinaire. Lui qui a été admirateur d’Hitler et de Codreanu va devenir le porteur d’une autre révélation. Les démocraties ne pourront affronter l’Empire que si elles se lèvent pour combattre. La liberté en elle-même ne suffit pas. Laissée à elle-même, elle est un virus débilitant. Philippe Sollers a bien vu que « Cioran a été messianique, et il va d’ailleurs le rester, de façon inversée, dans le désespoir »[13]. Et la mutation n’a été possible que « par sa conversion éblouissante à la langue française ». Sollers trouve les oxymores pour nommer cette mutation. « Ne voulant plus être le complice de qui que ce soit, il devient un intégriste du scepticisme, un terroriste du doute, un dévot de l’amertume, un fanatique du néant. » [14] De cela il sut extraire une vision qui nous parle aujourd’hui, et nous brûle.

 

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[1] Freud S., « Pourquoi la guerre », (1932), in Œuvres complètes. Psychanalyse, Vol. XIX, Paris, PUF, 1995, p. 81.

[2] Ibid.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 20 novembre 1973, inédit.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 242.

[5] Cioran, « La Russie et le virus de la liberté », in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2011, p. 446.

[6] Cioran, « La Russie et le virus de la liberté », op .cit., p. 448.

[7] Ibid, p. 450-451.

[8] Ibid., p. 454-455.

[9] Ibid., p. 455.

[10] Kojève A., « Esquisse d’une doctrine de la politique française » (août 1945), La Règle du jeu, n°1, mai 1990, p. 91, disponible à https://laregledujeu.org/2021/10/07/37763/l-empire-latin-par-alexandre-kojeve/

[11] Ibid., p. 103.

[12] Cf. Weber M., L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2017.

[13] Sollers P., « Quand Cioran admirait Hitler », in Bibliobs, 14 mai 2009, disponible à https://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20090514.BIB3427/quand-cioran-admirait-hitler-par-philippe-sollers.html

[14] Ibid.




« Pareil à un bordel en flammes »

 

Un univers pareil à un bordel en flammes où règne le goût de l’apocalypse, de la dévastation et de la pagaille intérieure : c’est le crayon imagé que Cioran dessine, en y rajoutant même la paresse de la Russie soviétique et des pays sous son emprise dans un petit texte extraordinaire « La Russie et le virus de la liberté » sur lequel Jacques-Alain Miller a récemment attiré l’attention [1]. Écrit en 1957 peu après la répression de la révolution hongroise de l’automne 1956 par l’armée rouge, ce texte est pourtant d’aujourd’hui au point de donner à penser que l’auteur est revenu d’entre les morts pour nous ouvrir les yeux. Ni historien, ni politologue, ni philosophe, ni romancier, bref difficilement identifiable, Cioran échappait au défaut ordinaire des spécialistes qui consiste à passer à côté du réel de ce dont ils parlent. Le résultat est saisissant parce qu’il réussit en une dizaine de pages aussi incandescentes que lucides à éclairer un réel de mille ans d’histoire russe.

Le cœur de sa démonstration est le suivant : la Russie est un colosse qui n’a pas été créé pour rien puisque son sens est de s’étendre au-delà de ses limites en une expansion qui donne moins l’idée d’une crise que d’une épidémie. Elle la justifie au nom de son immense espace : « Du moment que j’en ai assez pourquoi ne pas en avoir trop ?, tel est le paradoxe implicite de ses proclamations et de ses silences » écrit joliment Cioran qui rajoute ces mots qui disent tout : elle a converti l’infini en catégorie politique et bouleversé ainsi le cadre classique de l’impérialisme [2].

Ce mouvement semble se perdre dans la nuit des temps puisque Cioran évoque l’invasion mongole du XIIIe siècle que la Russie a arrêtée avant de la résorber voire de s’y dissoudre. Il reprend ou commence de façon spectaculaire et lisible – c’est-à-dire en devenant thème littéraire avec Pouchkine, Tolstoï, Lermontov, et d’autres – au XVIIe siècle sous l’impulsion de Pierre le Grand, de Catherine II et de son amant Potemkine, dans les confins orientaux de l’empire avec la conquête de la Crimée, du Caucase, de l’Asie centrale. Lors de la deuxième guerre mondiale, la conquête a changé de cap pour virer à l’ouest avec les avancées de Staline jusqu’à Berlin. La première vague nous a distraits, la seconde angoissés.

Les réserves que l’on peut faire sur ces subdivisions commodes pour l’exposé – il y eût avant le XXe siècle de nombreux mouvements d’expansion vers la Pologne, la Finlande, etc.– sont de peu d’importance au regard de ce que furent ces conquêtes. En effet, il ne s’agissait pas d’agrandir l’empire selon les logiques politique ou capitaliste habituelles, mais de l’étendre pour l’étendre. Ce n’était pas un colonialisme ordinaire, mélange de vol et d’exploitation pour s’enrichir, mais une manière de dévastation ou de ravage – la Russie « s’aplatira sur l’Europe par fatalité physique, par l’automatisme de sa masse, par sa vitalité surabondante » écrit Cioran [3]. Pour quoi faire sinon dominer ? Nous ne qualifierons pas cette expansion d’irrationnelle ou de barbare, ce qui ne reviendrait qu’à la méconnaître, mais verrons dans cette volonté de domination rien moins qu’une véritable volonté de jouissance sans rimes ni raisons, sans pourquoi. En outre, en plaçant cette volonté à l’enseigne de l’infini, Cioran indique qu’elle n’aura aucune autre limite que celle de sa force même ou de celle qu’on lui opposera : elle s’arrêtera qu’à ne pouvoir aller plus loin. C’est un quod sans quid, un c’est qui ne peut dire ce qu’il est.

Cette volonté nécessite l’entremise de tyrans puisque la jouissance ne rassemble personne sans l’aide de puissants signifiants maîtres. Pour Karamzine, le premier historien russe au début du XIXe siècle cité par Cioran, c’est l’autocratie qui a fondé la Russie et constitue le fondement même de son être – Madame de Staël réfugiée en Russie pour fuir le seul autocrate que s’est autorisé la France moderne avec Napoléon, précise d’ailleurs dans un style plus parisien que le gouvernement russe c’est un despotisme mitigé par la strangulation ! [4] Les tyrans ne manquèrent donc pas, depuis Ivan le Terrible, Pierre le Grand et Catherine II fascinant les philosophes des Lumières jusqu’à ces autres idoles indéboulonnables que sont Lénine et surtout Staline. La question de savoir si tel d’entre eux est plus ou moins fou est futile puisque quelle que soit la façon dont ils jouèrent leur partition, la mélodie resta identique. Comme l’écrit Cioran, « Cette hantise [de la Russie] seule compte. Le reste n’est qu’attitude. » [5] La même remarque vaut pour tous ceux qui font de la Russie leur objet de pensée, du nationaliste le plus réactionnaire jusqu’à Gogol en passant par Dostoïevski. Autrement dit une certaine idée de la Russie, soit la Grande et Sainte Russie, transforme les différences en faux-semblants.

Cioran avoue aussi une trouble fascination pour les tyrans, qu’il vomit par ailleurs, pour la simple et bonne raison qu’ils nous révèlent à nous-mêmes en dévoilant le mauvais génie qui nous habite [6]. Ne pourrions-nous pas dire, en paraphrasant ce que J.-A. Miller disait du caprice, que le charme maléfique des tyrans tient à qu’ils assument comme leur volonté propre la volonté sans loi qui les agite ? [7]

Chaque peuple n’étant pour Cioran que la somme de ses obsessions, celle qui prévaut en Russie, soit l’idée impériale, a d’autant mieux prospéré qu’elle existait déjà sur le plan spirituel. En effet, depuis la chute de Byzance en 1453, la religion orthodoxe se voulait l’héritière de la vraie foi chrétienne et considérait Moscou comme la troisième Rome. Schisme et hérésie n’étant pour Cioran que nationalismes déguisés, la Russie sut être ce qu’elle voulait, soit différente et autre. Cette différence s’est développée en discours après les guerres napoléoniennes avec le débat entre occidentalistes et slavophiles dont Dostoïevski a donné un écho dans Les démons [8] – et d’ailleurs qu’est-ce que le démon sinon un jouir obscur comme le fameux Nicolas Stavroguine ?

Avant de s’occuper d’histoire des sciences, Koyré a consacré son premier livre au slavophilisme, signe peut-être de son importance persistante [9]. Amalgame de philosophie romantique influencée par l’Allemagne et de nationalisme religieux, le slavophilisme posait, et pose encore, que la Russie, la Sainte Russie, allait sauver le monde, et pour ce faire le dominer. C’est dire que la démocratie convient mal pour la Russie puisqu’elle ne pourrait s’en accommoder qu’à s’affaiblir. Pour Cioran la liberté épuise ce qu’il appelle l’énergie, que nous dirions libido, alors que l’autocratie, en imposant une vie végétative tendue vers un seul but, en est plus économe. Le résultat c’est que l’Occident se serait dépensé, gaspillé alors que l’Orient aurait fait des réserves. Si l’effondrement de l’Empire soviétique l’étonna à l’époque, il n’en concluait pas pour autant à l’épuisement de la volonté qui l’animait [10]. Le mouvement reprendrait inévitablement, l’autocratie ayant veillé au grain [11]. Nous y sommes.

Philippe Hellebois

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[1] Il est repris dans un recueil de 1960 intitulé Histoire et utopie où il voisine avec deux autres textes tournant autour des mêmes questions « Sur deux types de société » et « A l’école des tyrans ». Cioran, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2011, p. 446-458.

[2] Ibid., p. 457.

[3] Ibid., p. 453.

[4] Cité par Pouchkine, « De l’histoire russe au XVIIIème siècle », Pouchkine, Griboiédov, Lermontov, Œuvres, Paris, Gallimard, Coll. La Pléiade, p. 863.

[5] Cioran, op. cit, p. 451.

[6] Ibid., p. 447.

[7] Cf. Miller, J.-A., « Théorie du caprice », Quarto n°71, août 2020, p. 9.

[8] Cf. Dostoïevski F., Les démons, trad. André Markowicz, 3 vol., Arles, Actes Sud, 1995. Voir « Chez Tikhone », II ; p. 437-495, et la précieuse note du traducteur, III, p. 379-397.

[9] Koyré A., La philosophie et le problème national russe au début du XIX siècle, Paris, Gallimard, Idées, 1976, p. 111-37, 225-246.

[10] Tous les chemins mèneraient-ils à Moscou ? se demandait Cioran dans une première version de son texte.  Cioran, op. cit., p. 1417.

[11] Voir aussi Cioran, Entretiens, Paris, Gallimard, 1995, p. 261-283.




CHRONIQUE DU MALAISE : Le fantasme d’Anna Freud

 

Il y a cent ans, le 31 mai 1922, Anna Freud a présenté sa première contribution à la Société Psychanalytique de Vienne, afin d’en devenir membre. Elle vient de terminer son analyse avec son père [1]. Le texte s’intitule « Schlagephantasie und Tagtraum » [« Fantasme de battre et rêverie diurne »]. Il a été publié dans Imago [2] la même année et, bien plus tard, traduit en français [3]. Elle ne reçoit pas encore de patients, et pourtant elle présente un cas. Il est difficile de savoir qui précisément savait qu’elle parlait d’elle-même, ou qui l’avait deviné. Anna se réfère à la règle d’exposition préalable d’un travail, exigé de quiconque fait sa demande d’entrée. Elle utilise l’expression « etwas von Sich hören zu lassen » qui est délicieusement équivoque : difficile de savoir si c’est intentionnel, mais on peut le supposer car cela signifie littéralement « faire entendre quelque chose de soi » à la fois au sens de « faire connaître un travail personnel », mais aussi quelque chose de « son cas personnel » [4].

Elle dit que le texte est le « fruit d’une série d’entretiens » au sujet de la patiente, avec Lou Andreas-Salomé. La chose est donc un peu voilée. Cela peut aussi s’entendre comme si elle avait parlé d’elle-même avec L. Andreas-Salomé. L’apport du cas se centre sur le fantasme et se réfère au texte de S. Freud « On bat un enfant » [5] paru en 1919. Un des cas cités par S. Freud est très probablement celui de sa fille, qui apporte donc ici un complément à son texte. Cela ne manque pas de sel, puisque le fantasme du sujet exposé par Anna se présente sous la forme d’un chevalier qui se fait torturer par une figure paternelle, à qui il ne veut pas livrer son secret, et elle avouera peu après dans sa correspondance avec Max Eitingon que, dans son analyse avec son père, elle n’avait pas pu faire l’aveu de son secret : sa jouissance homosexuelle. Elle dira aussi que dans son analyse elle s’est sentie « maltraitée » par lui alors que son fantasme illustre bien cette jouissance à se faire maltraiter et humilier.

Le texte d’Anna est très intéressant à plus d’un titre. Si elle confirme la théorie paternelle en prêtant à son sujet un fantasme conforme à « Un enfant est battu », constitué vers ses cinq ou six ans, s’accompagnant d’une issue masturbatoire, elle montre comment la jouissance se transpose ensuite, vers dix ans, dans le signifiant par le fantasme. La patiente adore se raconter de « belles histoires » selon un schéma narratif répétitif, qui s’habille de la thématique médiévale à la suite de la lecture d’un roman de chevalerie. Le jeune chevalier a affaire à un méchant Burgrave, avatar paternel qui veut lui extorquer ses secrets par la prison et la torture. Mais c’est également une relation d’amour et de respect mutuel, où le Burgrave renonce au pire et finit par reconnaître la valeur du chevalier, très vaillant dans les épreuves. Anna Freud montre comment la jouissance obtenue se transpose dans le récit en sublimant l’activité masturbatoire : la tension croissante de l’excitation sexuelle se transpose dans le suspens, toujours prolongé par les péripéties de la narration, et le pardon, ou la réconciliation finale, qui correspondent au « Glück » et « Glücksgefühl » qui ici ne doit pas être traduit par « chance » mais par « félicité», une satisfaction de nature sexuelle, plus durable dit-elle que l’orgasme obtenu par masturbation.

Un des aspects très intéressants du texte consiste en sa dimension performative. La patiente, du fait de sa cure, parvient à sortir de ses rêveries et à s’investir dans la vie sociale, le sujet dont elle parle trouve sa solution par l’écriture : une « activité sociale » dans la « vraie vie », ce qu’Anna fait justement en présentant son texte pour entrer dans la Société psychanalytique. On peut se demander dans quelle mesure le fait que son père fut son analyste n’a pas fait obstacle au travail de l’analysante.

Jérôme Lecaux

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[1] Première tranche de l’automne 1918 à mai 1922. Elle reprendra l’analyse avec lui du printemps 1924 à l’automne 1925.

[2] Imago, 1922, Heft 3, p. 317–332.

[3] Cf. Freud A., « Fantasme d’”être battu” et “rêverie” » trad. C. Christien, in Hamon M.-Ch. (éd.), Féminité mascarade, Paris, Le Seuil, 1989.

[4] Cette expression s’utilise aussi au sens de « donner de ses nouvelles ». Voici donc un sujet qui fait son entrée en démontrant son rapport à l’inconscient, qui n’est pas sans évoquer la passe à l’entrée, telle qu’elle a été pratiquée à l’ECF.

[5] Freud S., « Un enfant est battu. Contribution à la genèse des perversions sexuelles » (1919), in Œuvres complètes. Psychanalyse, Vol. XV, Paris, PUF, 2000, p. 97-108.