Edito : C’est pas moi, c’est mon cerveau

 

Les neurosciences s’invitent régulièrement dans des lycées parisiens avec la promesse de fournir des clés pour décrypter le comportement des adolescents. À les croire, la plus délicate des transitions [1] n’aura bientôt plus de secret. Grâce à l’imagerie cérébrale on découvre que, pour un ado, sa façon de penser et ses émotions s’expliquent en grande partie par le rythme décalé de l’évolution des différentes parties de son cerveau. Les montagnes russes affectives, typiques de l’adolescence, s’expliqueraient ainsi par le fait que la zone limbique qui gère les émotions se développe plus rapidement que les structures frontales impliquées dans leur régulation. 

L’Éducation Nationale ne constitue pas le seul terrain de recherche des neurosciences. Celles-ci investissent tous les champs du savoir, du social au politique. C’est précisément contre ce désir de « s’emparer de tout ce qui constitue l’expérience humaine » [2] que s’érige le dernier livre d’Hervé Castanet, Neurologie versus psychanalyse. Il faut signaler que la psychanalyse n’a jamais contesté les avancées de la neurobiologie, ce qui serait absurde, écrit l’auteur. « Mais le tout neuronal […] est un paradigme idéologique excessif en sa volonté même de répondre de tout » [3]. C’est ce que H. Castanet tâchera de démontrer, de façon magistrale, à travers cet ouvrage à la fois clair et profondément argumenté.  

Qu’est-ce que l’homme ? Un animal comme les autres, diraient les nouvelles sciences, basées sur l’empreinte génétique ou les performances du cerveau. « L’Homme neuronal » [4], selon le titre du livre marquant de Jean-Pierre Changeux, est devenu l’homme du début du XXIe siècle : exit l’homme « structural », gouverné par ses désirs inconscients, dépendant de son histoire, de sa culture, de sa langue [5]. Hervé Castanet alerte sur cette bascule épistémique qui réduit l’être parlant « à son cerveau et à ses communications cellulaires » [6]. Le silence de l’organe s’impose désormais, contre la force vivifiante de la parole. « Au service du silence, le neuro réduit la parole et l’écoute à des pratiques cosmétiques exclues du champ de la science et des actions thérapeutiques » [7].

Lacan, en 1970, notait déjà à propos de la science qu’elle « est une idéologie de la suppression du sujet » [8], une fois que le savoir scientifique se fonde sur le mirage de la complétude du sujet et s’anime d’une volonté de maîtrise, alors que le sujet de l’inconscient a affaire à un savoir insu à lui-même et que le discours analytique exclut la domination.

Comme le remarquait Jacques-Alain Miller, « c’est le neuro-réel qui est appelé à dominer les années qui viennent. à nous de savoir comment faire avec ce neuro-réel » [9]. La démonstration d’H. Castanet nous incite à défendre un autre réel, celui de la psychanalyse, un réel inéliminable, impossible à attraper par des connexions synaptiques. En tant que clinique de la parole et du transfert, la psychanalyse, conclut l’auteur, « ne cessera [pas] de dévoiler, méthodiquement, la voie sans issue et les tours de passe-passe des tenants du neuro-réel » [10]. Car, « l’écriture mathématique du désir, de l’amour, de la jouissance, bref, de la “parlote du parlêtre” » [11] ne se déchiffre pas dans le cerveau.

Ligia Gorini

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[1] Hugo V., Les travailleurs de la mer, Première partie, Livre premier, chapitre 1. Consultable sur internet.

[2] Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Paris, Navarin, 2022, p. 9.

[3] Ibid., p. 38.

[4] Changeux J.-P., L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.

[5] Cf. Wolff F., Notre humanité, d’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010. L’introduction est consultable en ligne : http://www.franciswolff.fr/humanite-daristote-aux-neurosciences/

[6] Ibid., p. 38-39.

[7] Ibid., p. 25.

[8] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 437.

[9] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 117. Consultable en ligne : https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2018-1-page-111.htm

[10] Ibid., p. 157.

[11] Ibid., p. 33.




L’enfermement mutisant dans le neuro

 

Les termes dyslexie, dyspraxie et d’autres – qui renvoient à un même générique : dysfonctionnement – relèvent d’une équation « mental = neuronal » [1] qui s’est graduellement installée dans les domaines de la santé publique et de l’enseignement, tout comme dans l’opinion [2]. Ceci a été accéléré par le « Plan national du cerveau et des maladies du système nerveux », décrété en mai 2006 [3] par le Premier ministre alors en exercice. Si leur profusion est ici servie par le trou du symbolique, car « le langage est lié à quelque chose qui dans le réel fait trou » [4], ce que manifestent les possibilités de création néologiques de la langue, c’est un suffixe-maître : neuro- [5] qui en est le déterminant via les neurosciences.

Ce dysfonctionnement est converti immédiatement en trouble. Il est alors traité en recourant aux techniques comportementales ou à la technologie neuroscientifique, voire à la médication. Par ailleurs, ce même préfixe autorise un flou clinique d’une grande amplitude, qui va de la simple difficulté d’acquisition aux troubles les plus graves tels qu’ils sont codés dans les échelles de la CIM 10 ou les tableaux du DSM 5. Or, c’est l’acte de parler qui est dénié au sujet.

« L’acte de parler va beaucoup plus loin que simplement la parole du sujet, puisque toute sa vie est prise dans des actes de parler, puisque sa vie en tant que telle, à savoir toutes ses actions, sont des actions symboliques » [6].

Cette formulation de Lacan nous invite à entendre, dans ce suffixe neuro-, une mutilation du lien social et une atteinte à l’éthique de la prise en compte subjective qui le sous-tend. Dans son Séminaire de l’année 1954, Lacan rapporte le symptôme d’un de ses patients [7] qui présente une difficulté à écrire qui se manifeste par des crampes de la main, alors qu’il est écrivain. C’est en accueillant ce symptôme comme « une parole bâillonnée » [8], insue du sujet quant à son histoire personnelle, que les choses se dénoueront. Ce symptôme de crampe de l’écrivain, qui est rabattu aujourd’hui sur le trouble dyspraxique, pointe un enjeu de taille. En effet, sous le coup des injonctions de la bureaucratie et du règne de l’opinion digitale, la parole, déconsidérée, n’a plus de portée subjective et se révèle mutisante. Dans cette perspective, les praticiens et les psychologues sont en passe d’être taylorisés [9]. « Chaque homme, écrit Charles Taylor, reçoit des instructions écrites complètes, décrivant en détail la tâche qu’il doit accomplir et comment il doit s’y prendre pour l’exécuter » [10]. Dans ce contexte, c’est l’administration de la santé qui impose ces instructions.

René Fiori

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[1] Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Paris, Navarin, 2022, p. 149. L’association des psychologues freudiens organise le mercredi 1er février 2023 une conversation avec Hervé Castanet autour de son livre. Pour s’inscrire : https://www.psychologuesfreudiens.org/1-fevrier-2023

[2] Cf. Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 111-121. Consultable en ligne : https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2018-1-page-111.htm

[3] Cf. Goulard F., « Lettre au professeur Glowinski », in Glowinski J., Lévi M.-H., Plan national du cerveau et des maladies du système nerveux, Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 1er janvier 2007, p. 74-75. Ce rapport est consultable à l’adresse : https://www.vie-publique.fr/rapport/28981-plan-national-du-cerveau-et-des-maladies-du-systeme-nerveux

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 31.

[5] Cf. Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », op. cit., p. 116.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 47.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 221.

[8] Lacan J., « Le symbolique, l’imaginaire, et le réel », Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 31.

[9] Cf. Fiori R., « La taylorisation du travail des psychologues est en marche », site de l’association des psychologues freudiens, 6 octobre 2022, disponible sur internet : https://www.psychologuesfreudiens.org/post/la-taylorisation-du-travail-des-psychologues-est-en-marche

[10] Taylor F. W., Principes d’organisation scientifique (éd. 1927), Paris, Hachette BnF, 2022, p. 41.




Le totalitarisme des neurosciences

 

Dans son texte « D’une réforme dans son trou » [1], Lacan s’interroge sur les effets des neurosciences sur la psychiatrie. Il anticipe que la psychiatrie ne pourra pas faire autrement que d’être aspirée par le tourbillon de « l’émotion scientifique ». Il précise que, pourtant, « nulle formation n’est plus impropre que celle du neurologue à préparer à la saisie du fait psychiatrique » [2]. Lacan y prévoyait les enjeux actuels : la psychiatrie ne parviendra pas à s’affranchir du discours « neuro » qui se pare des habits de la science pour faire miroiter un développement des capacités humaines aussi exponentielles que ses synapses.

S’adressant aux médecins, Lacan les met en garde : « la pratique de la médecine n’est jamais allée sans un grand accompagnement de doctrines. Que pendant un temps assez court, au XIXe siècle, les doctrines se soient réclamées de la science, ne les a pas rendues plus scientifiques pour autant » [3]. C’est ce à quoi nous avons affaire aujourd’hui, dans la clinique des souffrances psychiques : un usage abusif, et faussement scientifique, des neurosciences, devenu nouveau discours du maître.

Cette thèse neuro, comme le montre Hervé Castanet dans son livre Neurologie versus psychanalyse [4], est un organicisme, qui prétend que la cause de nos souffrances serait logée, non plus dans une histoire – singulière et complexe, dont le sujet a besoin de parler –, mais dans son organisme, particulièrement dans un cerveau – défaillant – qu’il convient de réparer, d’améliorer, de ré-éduquer. Les injonctions thérapeutiques qui en découlent sont effarantes : plus besoin d’écouter les enfants, il suffit de leur faire passer des tests, pour établir des diagnostics correspondant à une compensation.

En psychiatrie, les budgets sont alloués à la « réhabilitation psychosociale » qui souscrit à la causalité neuro, et propose des soins de remédiation cognitive, d’éducation thérapeutique et d’entrainement aux habiletés sociales. Ces programmes, dans lesquels l’autodétermination est priorisée, sont tous précédés d’un bilan neuropsychologique. Cette thèse neuro, appliquée à la clinique des souffrances psychiques, a des répercussions concrètes : le thérapeute y est appelé à servir le discours du maître et à devenir conseiller, coach ou assistant prétendument « spécialisé » dans la rééducation de ce qui s’appelle désormais trouble, déficit.

Le patient n’est plus considéré comme un sujet disposant d’un savoir insu sur ce dont il souffre, et qu’il convient de laisser parler. Il est bâillonné par des explications « pseudos scientifiques » sur sa maladie, fondées sur un déterminisme écrasant.

Dans « La Troisième », Lacan indique que l’avenir de la psychanalyse dépend de la place que les psychanalystes accorderont au concept de réel. À condition de ne pas céder sur ceci que « le symptôme est ce que beaucoup de personnes ont de plus réel » [5], et que le symptôme est ce qui empêchera toujours que les choses aillent au pas de tout le monde [6], la psychanalyse a alors de bonnes chances « de croître et de se multiplier » [7].

Il y a toujours quelque chose qui cloche, qui rate, et qui fait que l’être humain ne se laissera jamais réduire à un organe. De ce réel, personne n’en viendra à bout, pas plus les neurosciences que les doctrines qui les ont précédées. Soyons avertis des « conséquences irrespirables [du discours de la science] pour ce qu’on appelle l’humanité » [8].

Solenne Albert

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[1] Lacan J., « D’une réforme dans son trou », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 9-13. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2018-1-page-14.htm

[2] Ibid., p. 11.

[3] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine », Le Bloc-Notes de la psychanalyse, n°7, 1987, p. 9-40. Conférence et débat du Collège de médecine à La Salpetrière, 16 février 1966, accessible sur internet.

[4] Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Paris, Navarin, 2022.

[5] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n°6/7, 1975, p. 41.

[6] Cf. Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n°79, octobre 2011, p. 17. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2011-3-page-11.htm

[7] Ibid., p. 18.

[8] Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, n°101, mars 2019, p. 13. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2019-1-page-11.htm




CHRONIQUE DU MALAISE : Petite chronique de l’impérialisme IV

 

Comme toutes choses en ce bas monde, l’impérialisme doit s’entendre en plus d’un seul sens. Il ne doit donc pas être cantonné à la politique étrangère, mais étendu ailleurs, notamment à ce qui vaut comme politique en chacun, soit le mode de jouir. N’y-a-t-il pas finalement d’impérialisme que de la jouissance, laquelle n’excepte personne du ravage qu’elle cause ? C’était manifestement le cas de la princesse Marie Bonaparte dont la correspondance avec Freud – qui s’étend de 1925 à 1939, sur plus de mille pages – est parue fin 2022 [1].

Elle avait beau être la dernière des Bonaparte, descendre de Napoléon le Grand, avoir une fortune immense, compter rois, princes et ministres parmi ses familiers, la jouissance sexuelle ne cessa de lui manquer – ce fut la torture du manque-à-jouir. Si son drame était déjà bien connu avant la publication de cette correspondance, l’intérêt de celle-ci est notamment de montrer comment l’analyse le transforma en tragicomédie.

Il y avait deux rôles-titres tenus par le clitoris et le vagin, et d’autres secondaires remplis par ses nombreux amants. L’intrigue était la suivante : elle ne jouissait que du premier, mais voulait absolument que ce fût du second. Comme elle avait une théorie sur la distance maximale entre les deux pour que la jouissance se produise au bon endroit (pour la mesure exacte en centimètres, nous renvoyons au texte), elle se fit opérer plusieurs fois pour les rapprocher. Le résultat fut évidemment toujours le même… Ses amants avaient une fonction voisine de celle de ses médecins (ce furent parfois les mêmes), à savoir celle de l’amener là où elle voulait arriver. Parmi ceux-ci, une future star de l’egopsychology, Rudolph Löwenstein, dit Löwe, soit « le lion »… ! – lion qui sera aussi l’analyste de Lacan que la princesse supportait évidemment très mal !

En analyse avec Freud, elle lui envoyait entre chaque séance de longues épîtres sur la question de sa jouissance sexuelle. Le clou du livre est constitué évidemment des réponses de celui-ci qui valent comme autant d’interprétations, jamais identiques, parfois ironiques, toujours éclairantes et ajustées. L’année 1931 mérite le détour, Freud décochant quelques interprétations fameuses. Lassé sans doute de missives aussi longues qu’explicites, parfois même accompagnées de schémas, il lui répondit un jour tranquillement : « Votre lettre sur l’observation de coït était très intéressante, mais à la différence de vous, qui avez gardé la pleine juvénilité des réactions érotiques, je commence à trouver tout cet univers du coït monotone » [2]. Quelques semaines plus tard, Freud insiste, avec une drôlerie touchant au tragique : « Je suis avec recueillement, mais sans ingérence critique, les récits de votre vie amoureuse. Il s’agit quand même d’un cas où l’on a fait le plus extrême pour éliminer le facteur anatomique, et le résultat me rappelle ma prothèse » [3] – prothèse de la mâchoire toujours mal adaptée qui ne cessa de le tourmenter pendant toute la durée de son cancer apparu en 1922 ! Au passage, notons aussi les aperçus qu’il donne, sans qu’elle les entende, sur la jouissance féminine : « Vous m’avez aussi donné l’impression de jeter dans le même sac les deux faits que sont la sensibilité et la réaction orgastique » [4] – organe n’est pas orgasme.

Cette correspondance témoigne aussi d’une autre Marie Bonaparte, celle qui fut fidèle à Freud en tous points, jusqu’à la pulsion de mort, la nécessité de l’analyse profane, – et ceci contre le groupe français alors en cours de constitution –, celle qui le sauve des griffes du nazisme. Si elle était de la caste des rois, Freud dixit, elle ne fut assurément pas de celle des traîtres et des lâches nombreux qui ne voulaient pas voir Hitler pour ce qu’il était.

Philippe Hellebois

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[1] Marie Bonaparte-Sigmund Freud, Correspondance intégrale 1925-1939, Paris, Flammarion, 2022.

[2] Ibid., p. 585.

[3] Ibid., p. 603.

[4] Ibid., p. 227.