Edito : Quelques considérations sur la langue

 

Pendant longtemps, les linguistes ont cru que tout ce qui s’écartait de l’ordre donné d’une langue était « une irrégularité, une infraction à une forme idéale » [1]. La linguistique saussurienne a rompu avec ces considérations fondées sur l’idéal d’un état originel et pur des langues. Pour Saussure, la langue est plutôt « une robe couverte de rapiéçages faits avec sa propre étoffe » [2]. Appartenant à tous et à personne en même temps, c’est dans sa continuelle activité de création qu’elle puiserait toujours en elle-même sa stabilité autant que son évolution. C’est la puissance structurelle de la langue, celle d’un tout qui fait loi. Saussure le démontre dans son Cours de linguistique générale quand il souligne que, quelle que soit l’évolution ou l’invention linguistique, tous les éléments sont déjà présents dans d’autres syntagmes. Et l’arbitraire du signe, toujours quelconque à ne prendre sa valeur et signification que par les autres signes, est foncièrement le lien entre la langue et le monde. Ainsi est proclamée la fin de ce rêve philosophique où les mots marquaient les choses comme le rappelle Michel Foucault dans Les Mots et les choses [3]. Le sujet émerge dans un monde langagier déjà structuré. Le petit d’homme doit y consentir non sans perte. C’est pourquoi, toutes velléités de se faire le maître des mots, de vouloir les dresser à sa guise ou de les mettre au pas, comme le revendique un des personnages de De l’autre côté du miroir [4] ne font que dévoiler l’inéluctable condition humaine pour laquelle la langue est le seul habitat.

Pour autant « [r]ien n’entre dans la langue sans avoir été essayé dans la parole » [5] dit aussi Saussure : pas de langue sans communauté, sans pratiques langagières. Comment alors rendre compte de cette forme de vie pour reprendre l’expression de Wittgenstein [6] ?

C’est là que la psychanalyse diverge de la tradition linguistique. C’est d’emblée sensible dans l’abord freudien de la langue. Freud a d’ailleurs un mot pour qualifier la langue, précisément ladite langue maternelle. Il la compare à une « peau » [7] et non à cette robe saussurienne, fût-elle couverte de rapiéçages. Ne reculant nullement à déshabiller la langue de l’idée de maîtrise, Freud opère sur ce qui jusque-là était envisagé comme des « défauts de la langue » [8]. Les ratés, l’impossible à dire sont au contraire « des propriétés inéliminables et positives » [9] de la langue. Dans l’expérience analytique, on découvre qu’on ne choisit pas sa langue. C’est bien davantage un « chacun la sienne » sur fond d’un ne rien savoir à ce que l’on dit. C’est aussi dans la cure qu’on mesure que chacun crée sa langue bien autrement que ce qu’en concevait Saussure. On la crée « pour autant qu’à tout instant on lui donne un sens, on donne un petit coup de pouce, sans quoi la langue ne serait pas vivante » [10].

Bien sûr, les langues sont poreuses et labiles à leur époque, elles changent incontestablement et font circuler des signifiants nouveaux, des régimes de paroles susceptibles d’être réduits à des discours sans paroles. Mais en forgeant le terme de lalangue en un seul mot, Lacan accentue qu’« il y a quelque chose d’avant » [11] la langue qui « n’est pas faite d’abord pour dire, mais pour jouir » [12].

Question d’École aura pour thème la passe, la langue d’aujourd’hui et de demain. Il est encore temps de vous y inscrire https://www.causefreudienne.org/evenements/question-decole-3/ Ce numéro en donne un avant-goût avec un texte de Katty Langelez-Stevens et un texte de Philippe de Georges.

Martine Versel

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[1] Saussure F. de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, p. 223.

[2] Ibid., p. 235.

[3] Foucault M., Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.

[4] Carroll L., « De l’autre côté du miroir et de ce qu’Alice y trouva », Tout Alice, Paris, Flammarion, 1979.

[5] Saussure F. de, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 231.

[6] Cf. Wittgenstein L., Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2014.

[7] Freud S. & Zweig A., Correspondance 1927-1939, Paris, Gallimard, 1973, p. 162.

[8] Miller J.-A., « Théorie de lalangue » in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 75.

[9] Ibid., p. 75.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 133.

[11] Miller J.-A., « Commentaire sur la Troisième », in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, op. cit., p. 54.

[12] Ibid.




Le discours courant et le retour de la norme

 

Nous nous sommes défaits des vieilles hardes du normal et du pathologique. C’était notre façon de « dépouiller le vieil homme ». Georges Canguilhem [1] était passé par là et Michel Foucault [2] n’avait eu qu’à enfoncer le clou. Depuis, la psychanalyse « dépathologise ». C’est ce que rappelait récemment Éric Laurent, dans une conférence qui opposait « la dépathologisation neuro et la nôtre » [3]. La leur réduit l’autiste au handicap et au supposé donné génétique ; la nôtre rompt avec la référence obligée à la norme qui assigne le parlêtre à une classe et le rend à sa singularité. C’est ainsi que les langues et le discours changent, dans le champ de la clinique. Et le « sujet » s’en trouve affecté, puisque la neuroscience le forclôt au profit du cerveau-machine ou réduit les signes de sa présence aux « biais cognitifs ».

Il y a pourtant du sujet, celui que nous connaissons comme lié à l’inconscient freudien et à sa subversion par Lacan [4]. Il arrive encore que les philosophes s’en préoccupent, mais les meilleurs eux-mêmes ont tendance à laisser la division sur le bord de la route. Ainsi de Vincent Descombes, qui met en évidence que ce qu’il appelle « notre philosophie pratique » [5] a besoin d’au moins deux concepts différents de sujet : l’un qui se réfère à l’individu et qui identifie les personnes dans le domaine du droit et du commerce humain ; l’autre qui concerne l’agent, c’est-à-dire l’auteur de l’action définie par une phrase.

Puis il ajoute qu’un troisième concept serait peut-être nécessaire… celui qui est convoqué et que rend nécessaire l’opposition entre ce qu’établit la nature et ce qui relève de « la convention (au sens large du mot “nomos”) » [6]. C’est l’hypothèse d’un sujet instituant la norme, ou au moins, y consentant et se l’appliquant (notons que ce qui est ici en jeu est bien sûr le partage et le lien entre autonomie et hétéronomie). Ce sujet en vient à se faire l’auteur de la norme, « par le seul fait de la reconnaître comme s’appliquant à lui. » [7]

Cette forme du sujet est pour Vincent Descombes introduit par Wittgenstein qui s’interrogeait ainsi : « Comment peut-on suivre une règle ? ». Ce qui revient à déduire qu’« il ne peut être question d’obéissance que de la part d’un agent libre » [8]. L’obéissance est ainsi tout autre chose que la soumission et la contrainte. Si Descombes semble ne faire aucune place à notre sujet de l’inconscient, sa troisième hypothèse, celle d’un sujet du nomos, conduit à soutenir que quelque chose en l’homme sécrète et nécessite la norme.

C’est sans doute ce qui est à l’œuvre quand nous constatons qu’au moment où nous pensons aller au-delà du normal et du pathologique, la norme dévaluée fait retour par toutes les fenêtres : ceux-là mêmes qui revendiquent à cor et à cri les formes radicales d’autonomie quant au sexe, à la race ou au nom, érigent de nouvelles normes qu’ils essaient d’imposer dans le discours courant. Jacques-Alain Miller évoquait ainsi lors de la dernière AG de l’ECF comment la « solution trans » entendait devenir la nouvelle norme en matière de sexuation, outre-Atlantique.

Éric Zuliani attirait récemment notre attention sur une remarque de Lacan qui allait déjà en ce sens en 1972 : « Pour que quelque chose ait du sens, dans l’état actuel des pensées, c’est triste à dire, mais il faut que ça se pose comme normal » [9].

Philippe De Georges

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[1] Canguilhem G., Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.

[2] Foucault M., Les Anormaux, Paris, Seuil, 1999.

[3] Laurent É., « La dépathologisation de l’autisme par le neuro, et la nôtre », Quarto, n°132, décembre 2022, p. 126. Intervention lors de la 2e Journée du CERA, le 12 mars 2022.

[4] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 793.

[5] Descombes V., Le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p. 432.

[6] Ibid., p. 433.

[7] Ibid., p. 434.

[8] Ibid., p. 437.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 71.




Le complotisme, chimère hystérico-paranoïaque

 

Le petit texte de Jacques-Alain Miller « Dès qu’on parle, on complote », paru dans l’Hebdomadaire Le Point du 15 décembre 2011 [1], est un bijou d’analyse structuraliste. Il distingue d’une part les comploteurs et d’autre part, les complotistes. Les comploteurs parlent, ont parlé, mais surtout ils se taisent, ils cachent et dissimulent pour parvenir à leur fin. J.-A. Miller indique que le complot réel est un fait politique. Il est sûr que toute révolution a commencé par un complot qui a ensuite réussi, en se transformant en mouvement de foule. Tandis que les complotistes eux ne se taisent pas. Bien au contraire, ils veulent révéler ce qui, dans les zones d’ombre et dans les trous, serait caché. C’est du moins leur supposition, voire leur certitude : un désir (presque toujours mauvais) est tapi dans l’obscurité et est l’œuvre d’un Autre organisé.

Les complotistes trament une littérature d’épouvante pour combler les trous des faits réels. Ils attribuent donc une intention à un Autre, plus ou moins identifié, ce qui leur permet d’expliquer tout ce qui, jusque-là, restait inexplicable : tout s’éclaire, tout a une cause, « le hasard est aboli » [2]. C’est irréfutable, leur discours est bétonné, tous les trous sont bouchés et dans ce système fermé, les propositions s’autovalident. Le Réel devient rationnel et toute explication prend les atours du savoir scientifique.

L’extrême puissance du discours complotiste est de partir d’une construction paranoïde et d’emmener un vaste accord populaire, par la force du discours hystérique à produire du sens et à s’en abreuver. Ainsi s’est développé le grand délire paranoïaque d’Hitler qui a su capter l’adhésion d’une grande partie de la population allemande avec l’appui d’un maître de la propagande qui avait asservi la langue elle-même à la solde de leur grand projet politique. Hitler et Goebbels étaient convaincus que tous les maux du peuple allemand et de l’Europe étaient le résultat d’un grand complot juif. Le Juif était l’élément principal de leur système de propagande, le mauvais objet à expulser et à détruire. Il était le nom de cet Autre démoniaque prêt à tout anéantir et à tout pervertir pour le plaisir de son seul profit. Hitler et Goebbels, emmenant derrière eux une majorité d’Allemands, se posaient par conséquent en sauveurs de l’Europe face au péril juif qui avait déjà pourri la France et l’Angleterre [3].

Évidemment, tous les Allemands pris dans ce récit paranoïaque n’étaient pas eux-mêmes paranoïaques, de même tous les Américains soutenant les délires de leur ancien Président ne le sont pas davantage. Le succès de tels récits ne serait-il pas dès lors à mettre plutôt sur le compte de l’extraordinaire force de contagion du discours hystérique ? Quand le délire paranoïaque parvient à activer le discours hystérique et à mettre sa puissance de dénonciation phallique au service du pire, alors l’Histoire peut basculer.

Quelle peut être la position politique du psychanalyste ? Certainement pas du côté de la littérature et de l’endormissement, certainement pas non plus du côté du discours hystérique. La position du psychanalyste, telle que Lacan l’a envisagée à la fin de son enseignement à partir du point de vue du réel, est celle du réveil. Il s’agit donc de nous maintenir éveillés au réel quand tout concourt à nous endormir sous des tonnes d’informations.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Consultable à https://www.lepoint.fr/societe/des-qu-on-parle-on-complote-par-jacques-alain-miller-15-12-2011-1408472_23.php

[2] Voir ibid.

[3] Voir à ce sujet l’essai de Viktor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996 et celui de Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020.




CHRONIQUE DU MALAISE : Petite chronique de l’impérialisme III

 

« Ce peuple dont la vocation fut de coloniser des espaces immenses … »
Léon Tolstoï, Anna Karénine

2022 a vu la Russie renouer avec sa funeste tradition de menace et de conquête de ses voisins. Et ceci dans deux directions, aussi bien l’est que l’ouest. La mémoire des plus âgés se rappelle la guerre froide, l’écrasement sanglant de la révolution hongroise de 1956, le mur de Berlin en 1961, le Printemps de Prague en 1968, tandis que l’histoire contemporaine remonte plus loin pour retenir Pierre le Grand, Catherine II, Staline, et l’histoire plus ancienne le bien nommé Ivan le Terrible ! Si l’Europe s’est réveillée en sursaut, elle aspire à pouvoir se rendormir au plus vite. Des voix de la droite classique, d’autres de droite plus ou moins extrême, d’autres encore de gauche égarée, trépignent même d’impatience mues sans doute par une trouble fascination de l’autocrate en colère.

Cioran a consacré, peu après la révolution hongroise, un texte incandescent à l’impérialisme russe qu’il décrit fondé sur l’autocratie, soit sur un maître, un tyran qui ne connaît ni dialectique ni compromis, sans vacillation – texte signalé par Kundera dans son texte retentissant Un occident kidnappé [1]. L’autocrate n’est donc pas un père, fût-il Petit père des peuples, comme on nommait improprement les tsars et Staline ensuite, mais un Un absolu [2]. Cioran ne fait d’ailleurs aucune différence sur ce plan entre les tsars classiques et les tsars rouges, entre Pierre le Grand et Staline – il considère même que la Russie aura slavisé le marxisme [3]. Le pouvoir absolu serait pour la Russie le fondement même de son être, et la liberté un virus dangereux [4].

Cet impérialisme dont l’auteur situe les fondements dans un mélange de religion orthodoxe (Moscou serait la troisième Rome, héritière du vrai Christianisme après la chute de Constantinople en 1453) et de slavophilisme (le génie de la Russie sauveur de l’humanité, la Russie ayant arrêté et résorbé l’invasion mongole au XVe siècle) apparaît néanmoins, telle la rose d’Angelus Silesius, sans pourquoi. Il ne s’agit pas selon lui de conquête au sens classique du terme, ni du colonialisme capitaliste ordinaire, mais de s’étendre pour s’étendre : « Elle n’a, en outre, nulle honte de son empire ; bien au contraire, elle ne songe qu’à l’étendre » [5]. Et la question de la folie, parfois indubitable, de tel ou tel de ces autocrates est secondaire sinon futile puisqu’ils trouvent tous un discours dans lequel se loger. Autrement dit pulsion et volonté de jouissance semblent être passées à l’état de tradition historique toujours vivace. L’auteur ne voit d’ailleurs ce qu’il appelle des zones de vitalité – fussent-elles marquées par ce qu’il appelle le goût de la dévastation et de la pagaille intérieure, voire par un reste de sauvagerie –, qu’à l’est de l’Europe, l’ouest ressemblant de plus en plus selon lui à la Suisse, pays de l’hygiène et de la fadeur.

Cioran considère que la question de savoir quelle est la mission de la Russie, du colosse russe, en ce bas monde est tranchée : « Le colosse a bel et bien un sens, et quel sens ! Une carte idéologique révélerait qu’il s’étend au-delà de ses limites, qu’il établit ses frontières où il veut …, et que sa présence évoque partout, moins l’idée d’une crise, que d’une épidémie, salutaire parfois, souvent nuisible, toujours fulgurante. » [6]

(À suivre)

Philippe Hellebois

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[1] Cioran E., « La Russie et le virus de la liberté », Histoire et utopie, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2011, p. 446-458 ; Kundera M., Un occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, Paris, Gallimard, Le débat, 2021, p. 52.

[2] Sur ce point voir Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », Interpréter l’enfant. Travaux récents de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, n°3, Paris, Navarin, 2015, p. 200-202.

[3] Cf. Cioran E., op. cit. p. 450.

[4] Cf. ibid., p. 454.

[5] Ibid., p. 452.

[6] Ibid., p. 457.