Edito : Le goût de la parole

 

Dans la discussion qui suit sa conférence à Genève, Jacques Lacan dit des autistes qu’ils sont « des personnages finalement plutôt verbeux » et également que, bien qu’ils ne nous entendent pas, il y a quelque chose à leur dire. Aussi dit-il, « vous ne pouvez pas dire qu’ils ne parlent pas. » [1] Ces quelques phrases, lancées dans cette discussion qui suit la conférence prononcée le 4 octobre 1975, alors que Lacan débute son séminaire sur Joyce, ont déjà fait couler beaucoup d’encre et donné matière à réfléchir. Cependant, certains autistes prennent goût à la parole et au lien social.

Sur quelques séances du début du Séminaire III, Lacan prend le temps de redéfinir la parole. « Parler, c’est avant tout parler à d’autres » [2] dit-il. Parler ce n’est pas communiquer. C’est bien plutôt « faire parler l’autre comme tel. » La parole, « elle ne parle pas seulement à l’autre, elle parle de l’autre en tant qu’objet. Et c’est bien de cela qu’il s’agit quand un sujet vous parle de lui. » [3] Lacan distingue ensuite la parole fondatrice et la parole menteuse à partir de la dialectique hégélienne de la reconnaissance [4].

De quelle parole s’agit-il avec des sujets autistes qui sont mutiques ou presque ?

Posons d’abord que les sujets autistes que nous accueillons en institution n’ont pas d’image du corps. La double aliénation simultanée par l’image et par la nomination de l’Autre n’a pas opéré et donc n’a pas fait entrer ces sujets dans le lit de Procuste de la norme sociale. Cet échec est-il dû à un défaut neurologique ou à un refus du sujet de faire confiance à l’Autre ? Peu importe. Le résultat amène ces sujets à se trouver au monde sans le recours à l’association du symbolique et de l’imaginaire pour se représenter leur corps que, comme tout humain, ils ne peuvent voir autrement que par la médiation de leur reflet. Si chez les sujets schizophrènes, il y a un fonctionnement partiel du stade du miroir de manière diffractée, morcelée, chez les sujets autistes, l’axe symbolique et l’axe imaginaire, restent irrémédiablement dissociés et n’ont que peu de prise sur le lieu du Ça, réservoir des pulsions.

La première conséquence de cette absence de représentation mentale du corps est l’impossibilité d’une construction identificatoire. Le stade du miroir, schématisé par Lacan dans le schéma L, est la base à partir de laquelle se constituent le sujet et son moi, et est la mise en œuvre d’un circuit qui va poursuivre son chemin toute la vie. Lorsque cette mise en fonction de la double identification n’a pu se mettre en place, le sujet n’a pas de Moi clairement distinct de l’autre. Il doit en passer par une invention sinthomatique pour faire autrement dans un monde où tous les rapports sociaux sont structurés par ce moment fondateur. Dès lors les perturbations dans l’appréhension du temps et de l’espace, dans la possibilité de supporter la présence de l’autre sont gigantesques.

Quelle possibilité de transfert à partir de là ? Quelle parole peut être énoncée ? Et de quel lieu ? S’il n’y a pas d’autre distinct du sujet, ni de grand Autre en tant qu’incarné, de quelle place un lien est-il possible ?

Cet état psychique des corps en présence, qui ne passe pas par une représentation mentale, rend caduque la commutation pronominale. Quand vous n’avez pas d’image du corps et du moi et que le corps de l’autre fait tout aussi bien partie de vous (puisqu’il n’y a pas d’autre), comment dire je et tu ? Il y a là quelque chose d’impossible qui cependant est parfois rendu possible grâce à la position qu’un partenaire analysé peut prendre, bénéfice qu’il tire de son chemin de désidentification.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 17, disponible sur https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2017-1-page-7.htm

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 47.

[3] Ibid., p. 48.

[4] Cf. ibid.




Dans l’autisme, il y a le corps

 

À son arrivée en institution, quelque chose de la présence du corps des personnes autistes ne peut manquer de marquer le jeune clinicien : certains sont dévêtus, d’autres courent, d’autres encore semblent gésir à terre… Si ces patients ont la réputation de ne pas beaucoup utiliser le langage, ils témoignent toutefois de comment les mots marquent leur corps.

Les autistes ont affaire au réel d’un corps qui les dé-borde et qui revêt les caractéristiques d’une jouissance auto-érotique impérieuse – c’est alors la bouche qui se mord elle-même, les doigts qui se touchent entre eux, l’oreille qui s’entend… Ici, le corps se jouit et se présente comme un il y a.

L’autiste nous enseigne ainsi de façon paradigmatique ce que c’est qu’avoir un corps. Jacques-Alain Miller fait de l’autisme le « statut natif du sujet » [1] , à rapprocher du parlêtre. En effet, après « Yadl’Un » et « Il n’y a pas de rapport sexuel », il ajoute « une troisième formule – il y a le corps. [Il faut] que le Séminaire Encore s’entende en-corps. À ce niveau restent à penser les deux […] qui ne sont pas les deux sexes, mais le Un et le corps. Le corps apparaît là comme l’Autre du signifiant, [soit] l’Autre du corps et de sa jouissance. Une fois le discours nettoyé du rapport sexuel, ce qui se dénude dans le réel, c’est la conjonction du Un et du corps. » [2]

Quelle serait la spécificité de l’autisme vis-à-vis de cette conjonction ? Le S1, dans l’autisme, ne parviendrait pas à laisser de marque, de sillon, de godet, de lettre dans le corps, qui écrive la jouissance. Éric Laurent parle ainsi de « forclusion du trou » [3]. J.-A. Miller la ramène à une « forclusion du S1 » [4] donnant lieu à « sa métamorphose multiplicative en un essaim. Risquons ce mathème (S1)0 –> S1 S1 S1 S1… » [5]. La conséquence de cette forclusion est une pure itération [6] : le signifiant se répète indéfiniment sans trouver de marque où se loger et se comporte tel un écho sur une paroi sans relief comme l’enseignent les cas présentés dans le dernier Quarto sur « Clinique et politique de l’autisme » [7].

Les autistes nous enseignent alors la grande variété de leurs savoir-faire en usant d’un « intérêt spécifique » [8], toujours original. Finalement, le travail du clinicien consiste essentiellement à suivre chacun d’entre eux dans cette invention qui fait fonction de lettre non dialectisable, hors sens, pour faire bord à la jouissance auto-érotique. Elle nomme les affects indicibles de perplexité et d’angoisse, et vise ainsi lalangue du corps vivant – au-delà, mais pas sans le signifiant.

Élise Etchamendy

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[1] Miller J.-A., « S’il y a la psychanalyse, alors… », La petite Girafe, n°25, juin 2007, p. 8.

[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-Tout-Seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 18 mai 2011, inédit.

[3] Laurent É., La Bataille de l’autisme, Paris, Navarin / Le Champ freudien, 2012, p. 66.

[4] Miller J.-A., « Préface », in Maleval J.- C., La Différence autistique, Paris, PUV, 2021, p. 13.

[5] Ibid.

[6] Cf. ibid. : « L’itération du signifiant unaire s’accomplit sans effet de signification : jamais il ne rencontre un signifiant binaire avec lequel faire couple, et son avancée inexorable proscrit toute rétroaction. Est-ce une chaîne ? Non. C’est une succession, et elle est pure car non métonymique ».

[7] Cf. « Clinique et politique de l’autisme », Quarto, n°132, décembre 2022.

[8] Cf. Laurent É., « L’affinité élective de l’autistic mind », in Perrin-Chérel M. (s/dir.), Affinity Therapy, Rennes, PUR, 2015, p. 117-127.




Y être avec son corps ?

 

C’est un moment de rencontre récent avec un sujet autiste de l’hôpital de jour dans lequel je travaille qui s’est montré particulièrement enseignant sur la manière d’être disponible, permettant de faire une place à la parole de l’Autre.

En effet, cette pratique demande une grande précision vis-à-vis de notre positionnement, du maniement des objets – voix, regard essentiellement – en tant que l’on tente de se faire partenaire de sujets autistes. Un regard ou un mot en trop peuvent en ce sens entraîner une réponse immédiate – sans médiation par la parole – avec ses effets dans le corps pour le sujet. Cela peut également aller jusqu’au passage à l’acte sur le corps du patient ou porter sur le corps du clinicien. Cet enseignement est bien sûr trans-clinique mais il est particulièrement palpable dans la clinique de l’autisme qui met en jeu le corps du praticien d’une manière parfois assez intense.

Ô combien de phrases prononcées avec hésitation et sans qu’elles ne soient incarnées tombent-elles tout à fait à côté. Alors que le même énoncé, soutenu par un certain désir, peut faire mouche chez un sujet. C’est là que l’énonciation du praticien portée par la voix entre en jeu, ceci n’étant pas affaire de signification, ni d’intensité vocale, ni de précision articulatoire. Parler doucement, parler avec plus de force, parfois même avec un seul patient, c’est sur le moment que ça se décide. Il s’agit d’y être avec son corps quand on s’adresse au sujet, quand bien même lance-t-on une phrase à la cantonade. Et il y a autant de styles et de méthodes [1] qu’il y a de situations, chaque entretien étant unique. Ce qui n’empêche pas que, dans l’institution, chaque intervenant ait un style singulier, les jeunes et les enfants pouvant y être sensibles et aller plus vers l’un que vers l’autre.

Aussi, la question de l’attente se pose : il peut s’avérer extrêmement difficile de ne pas attendre quelque chose de la part du sujet, or c’est souvent à partir du moment où on ne lui veut rien, où on l’attend le moins qu’une production peut advenir. D’ailleurs, les sujets autistes nous apprennent que l’on peut attendre très longtemps – une réponse à une question posée pouvant arriver parfois avec un long temps de décalage. Alors, plutôt que d’être en position d’attente, je tente d’être disponible. Il en va du désir, non de la volonté que quelque chose advienne. C’est ce que je qualifierais de lâcher prise par rapport à un certain vouloir, afin d’être plus attentif aux petits détails qui permettent de lire le cas ou de pouvoir attraper au vol un son, un petit bout de lalangue du sujet et d’y faire signe.

Quand on a une première formation d’orthophoniste, il n’est pas évident de ne « rien faire » au sens de laisser à l’Autre la place de faire lui-même – par exemple en ne parlant pas trop, voire pas du tout. Une des premières questions qui m’avaient amenée à démarrer un contrôle de ma pratique orthophonique était « mais qu’est-ce que je peux faire ? » avec tel ou tel patient et il s’agissait de cas d’autismes mutiques. La bascule, dans ma pratique, vers l’orientation analytique s’était opérée suite à cette question.

Dans son texte « Quand un “en trop” se vide » récemment paru dans l’Hebdo Blog, Carolina Koretzky parlait de quelque chose qui pouvait se mettre « en travers du laisser-faire » [2] dans la cure, parce que c’est l’analyste qui fait. En effet, les patients peuvent nous enseigner que c’est souvent au moment où le clinicien parvient à céder un peu sur sa volonté, que de leur côté, quelque chose peut se dire.

Aurélie Flore Pascal

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[1] Cf. titre donné aux enseignements du CERA.

[2] Koretzky C., « Quand un “en trop” se vide », L’Hebdo-Blog, n°286, 27 novembre 2022, disponible sur internet : https://www.hebdo-blog.fr/quand-un-en-trop-se-vide/




L’énergie positive des dieux

 

L’énergie positive des dieux [1] est un documentaire réalisé par Laëtitia Moller qui nous plonge au cœur d’un processus créatif atypique, celui du collectif Astéréotypie [2], regroupant de jeunes autistes auteurs-interprètes qui, avec les contraintes d’une production scénique en tournée, nous livrent une musique brute et une poésie sauvage, entre slam et rock cathartique. Séances d’écriture, choix des textes, synchronisation des mots à la partition, répétitions… sont autant de moments filmés relevant uniquement de ce cadre musical. « Autisme et musique m’étaient étrangers, – confie Laëtitia Moller –, pourtant mon film se situe au croisement des deux » [3]. Mais la réussite de ce court-long métrage, avance Caroline Zéau, « est d’abord de lier étroitement le destin de la création à ce suspens, cette crainte infime mais permanente de l’angoisse qui déborde, que nous partageons et qui rend d’autant plus jouissifs le surgissement poétique et l’exaltation des moments de performance collective » [4]. En effet, ouvrir cet atelier au public constitue un véritable pari, celui de le soumettre ainsi à l’inconstance itinérante des lieux, aux aléas techniques, aux projets remaniés, à la contingence des rencontres pour donner à ces mots crachés, arrachés du corps, valeur de messages destinés à des fans de plus en plus nombreux [5].

Astéréotypie nous fait entrer dans le monde singulier des troubles autistiques où les mots ont leur poids : distordus, à contre-temps, emportés dans des glissements homophoniques, proches du hurlement, vrillés à une angoisse omniprésente. À travers leurs chansons, Yohann, Stanislas, Kévin, Aurélien et Claire engagent leur voix mais celle-ci à tout moment peut devenir noyau obscène [6]. Kevin est terrifié par le surgissement de cette chose sans nom, vigilant à ne pas refaire, dit-il, « le cri que je n’aime pas ». C’est sur ce bord étroit qu’il slame, entre les mots cadencés et ce point d’effroi de la présence énonciative. Près de l’intervenant, il égrène avec calme sa narration, trouvant la fréquence d’une résonance acceptable pour lui, des mots qui bordent l’insupportable à l’intérieur d’un espace de sécurité retrouvé.

C’est à partir des spécificités propres à chacun, que le collectif Astéréotypie advient, entre en scène. La stéréotypie, longtemps perçue comme un symptôme à éliminer, devient le principe même de la création, un moyen d’apprivoiser l’angoisse [7]. Dans un réglage subtil de la proximité des corps, dans le respect des habitudes et de l’écriture de chacun, l’intervenant, loin du sentier des bonnes pratiques, interroge les limites de l’assimilation de ces interprètes autistes dans notre monde. « Comment la musique et la performance permettent-elles le lien et l’inclusion tout en laissant à chacun toute sa dimension subversive ? » [8]

De l’autiste à l’artiste, il n’y a qu’une lettre de différence, un « R » de musique pour un autre regard sur l’autisme…

Lydie Lemercier-Gemptel

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[1] Documentaire de Laetitia Moller produit par Mathilde Razymow, sorti en septembre 2022. Film récompensé dans plusieurs festivals.

[2] Nom de groupe proposé par Kevin, membre du collectif. Isabelle Orrado nous présente ce collectif dans Astéréotypie, article paru dans La Cause de l’Autisme, consultable à https://cause-autisme.fr/2020/01/31/astereotypie/

[3] Moller L., France Culture, 14 septembre 2022, consultable à https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/laetitia-moller-documentariste-1204186

[4] Zéau C., « Débordements », 14 septembre 2022, consultable à https://www.debordements.fr/L-Energie-positive-des-dieux-Laetitia-Moller

[5] Ce lien social, tissé jour après jour, reste fragile, appuyé sur le désir décidé de Christophe Lhuillier, éducateur en IME guitariste et de quelques musiciens.

[6] Miller J.-A. « Jacques Lacan et la voix » (1989) in Lew R. et Sauvagnat F. (s/dir.), La voix, Paris, La Lysimaque, Pilas V, 2015, p. 180.

[7] Zéau C., op. cit.

[8] Zéau C., op. cit.




CHRONIQUE DU MALAISE : Petite chronique de l’impérialisme II

 

« Si je le pouvais, j’annexerais les planètes », cette exclamation de Cecil Rhodes est bien plus qu’un vœu, toujours suspect d’être pieux, puisqu’elle émane d’un célèbre fonctionnaire colonial qui, s’il ne put coloniser la lune, alla néanmoins fort loin. Il organisa les possessions britanniques en Afrique australe à la fin du XIXe siècle, fut le premier gouverneur du Cap, fonda la célèbre compagnie diamantaire De Beers et donna aussi son nom à un état particulièrement raciste, celui de la Rhodésie qui ne devint indépendante sous le nom de Zimbabwe qu’en 1980 – le récit de ses aventures ferait toute notre chronique ! Cette exclamation est citée par Hannah Arendt dans son livre sur l’Impérialisme qui constitue le deuxième volet de ses Origines du totalitarisme [1]. La démonstration de celle-ci, aux accents par moments lacaniens, repose sur le constat que nous avons changé d’époque pour passer de l’état-nation à ce qu’elle appelle un Monde Un [2]. C’est un monde où il ne s’agit plus de conquérir le ou les voisins, voire de constituer un empire, mais de s’étendre à l’infini. On ne parle plus de conquête mais d’expansion, laquelle vise bien au-delà de l’état-nation dont les limites sont trop étroites. La force qui l’anime n’est plus liée à un quelconque désir politique mais à la spéculation marchande dont la voracité n’a plus d’autres limites que celles des nombreuses crises économiques qu’elle engendre. C’est un monde sans loi qui a commencé avec le colonialisme dont l’Angleterre et son Commonwealth fut l’un des acteurs majeurs – son romancier ne serait d’ailleurs personne d’autre que le fameux Kipling dont les histoires de forêt vierge charmante bercèrent notre enfance.

Les conséquences funestes de ce système ne touchèrent pas que les colonisés mais aussi les états colonisateurs lorsque leurs impérialismes respectifs les amenèrent à s’entredévorer en 14-18 – Grande Guerre qui fut la mère de toutes les autres en Europe au XXe siècle, de la réplique de 39-45 aux divers conflits régionaux, notamment balkaniques, ensuite.

« Cette joyeuse ronde de la mort et du négoce » pour reprendre les mots de Joseph Conrad cités par H. Arendt [3], provoqua encore d’autres horreurs sur un plan que l’on peut qualifier de social. L’argent, la marchandise, le devenir objet de toutes choses jusqu’à l’homme lui-même, rendit une partie de l’humanité superflue, transformée en déchet. Tout ceci amena au racisme puisque l’expansion coloniale ne mettait pas les Européens face à des nations construites à leur image mais des masses d’hommes plus ou moins inconnues, voire fantomatiques. Le sommet de l’horreur a été atteint, comme le dit excellemment notre auteure, lorsque la race s’est substituée à la nation [4].

Le livre se termine sur un chapitre consacré à ce qu’elle appelle judicieusement « Les embarras suscités par les droits de l’homme » [5]. Cette notion apparue à la fin du XVIIIe siècle ne protège pas tant, qu’elle n’accompagne, voire même consacre l’homme comme objet. En effet, son statut n’est plus défini et garanti par une notion symbolique transcendante comme dieu, mais seulement par une structure politique changeante qui le laisse sans défense contre ses éventuelles dérives. Dès lors « il est tout à fait concevable, remarque-t-elle, et même du domaine des possibilités pratiques de la politique, qu’un beau jour une humanité hautement organisée et mécanisée en arrive à conclure le plus démocratiquement du monde – c’est-à-dire à la majorité – que l’humanité en tant que tout aurait avantage à liquider certaines de ses parties. » [6]

Lacan jetait sur cette connexion de l’homme et de l’objet un regard moins tragique mais ironique. S’il considérait le capitalisme comme un système astucieux parce qu’il connectait le sujet à la plus-value, il prédisait aussi qu’il (le système plus que l’homme) était néanmoins, pour cette raison, vouée à la crevaison, à la consomption – cette connexion à l’objet « est intenable, … […] ça se consomme si bien que ça se consume » [7]. L’homme fera autrement demain, ce ne sera ni mieux ni pire, mais comme d’habitude raté.

(A suivre)

Philippe Hellebois

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[1] Arendt H., Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 367.

[2] Cf. ibid., p. 599 : « nous avons vraiment commencé à vivre dans un Monde Un ».

[3] Ibid., p. 433, p. 451.

[4] Cf. ibid., p. 451.

[5] Ibid., p. 591.

[6] Ibid., p. 602.

[7] Lacan, J., « Du discours psychanalytique. Discours à l’Université de Milan le 12 mai 1972 », Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, disponible sur internet.