Edito : « Arriver à rendre le discours du maître moins primaire »

  

Ce numéro revient sur la journée formidable qui s’est déroulée le 10 septembre à Lyon [1] autour de l’enseignement de Jacques Borie, dont nous publions ici deux interventions [2].

Lors de cette journée, Nicole Borie annonçait la bonne nouvelle de la réédition du livre Le psychotique et le psychanalyste [3] dans lequel J. Borie témoigne des effets d’une pratique qui s’oriente de l’indication de Lacan de ne pas reculer devant la psychose, et de se « garder de comprendre ».

À travers une série de portraits cliniques, l’auteur présente les modalités d’une pratique qui se soutient de la conversation, soit en prenant le langage dans une fonction d’usage et non de sens, ce qui peut permettre à un sujet de faire une trouvaille dans sa langue qui fasse point d’appui pour lui.
Dans le dernier chapitre, J. Borie tire les enseignements politiques de son expérience institutionnelle au Centre de Nonette [4], en tant que président de l’association qui soutient cette institution qui fait le pari d’accueillir des sujets psychotiques, « [les] plus démunis de nos semblables » [5].
Citant Lacan dans une conférence à Milan – « Ce qu’il faudrait, c’est arriver à ce que le discours du maître soit un peu moins primaire, et pour tout dire un peu moins con. » [6] – J. Borie évoque le pari politique de l’institution de faire entendre au maître obsédé par les résultats quelque chose qui soit au-delà des protocoles : les effets de socialisation d’une pratique qui s’appuie sur l’usage créatif de lalangue dont est capable un sujet hors discours pour traiter la jouissance.

Autant de solutions singulières qui permettent à ces sujets de pouvoir vivre ensemble, mais de façon séparée, selon la fonction que donne Lacan à toute formation humaine [7], à partir du réel de la jouissance.

C’est par l’opération d’une perte de jouissance que la possibilité d’une place est laissée au lien à l’Autre, ouvrant à une modalité nouvelle de satisfaction, avec ses effets de sujet.

« Finalement, vos pensionnaires se comportent plutôt mieux […] que beaucoup de gens normaux » [8] glissera, stupéfait, un représentant des services sociaux à l’oreille de J. Borie lors d’un repas de Noël, moment délicat qui met chacun en présence de son rapport à l’objet oral.

« Ce qui caractérise notre œuvre de civilisation, souligne J. Borie, c’est la possibilité de ce nouage, dans le lien social, entre l’objet de la pulsion et la rencontre avec l’Autre. Au niveau politique, c’est un signe que le traitement de la jouissance peut se faire autrement que par les règles, par l’Autre de l’interdit ou du cadre, comme on le pense souvent. […] Tel est le trait le plus anti-ségrégatif de notre pratique : produire un nouveau nouage entre l’objet et l’Autre » [9].

Mais pour qu’un collectif fonctionne, indiquait notre collègue J. Borie, il faut qu’il y ait des sujets qui soutiennent leur acte, dans la solitude, et s’engagent à l’élaboration à plusieurs du réel de l’expérience. C’est sur ce désir de quelques-uns que cette expérience civilisatrice à nulle autre pareille, impulsée depuis 40 ans par le docteur Jean-Robert Rabanel, sans garantie d’aucun Autre, et sans cesse renouvelée, peut se poursuivre, et contribuer à rendre le discours du maître un peu moins primaire.

Valentine Dechambre

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[1] « Jacques Borie, son enseignement : effets et transmission », Journée organisée par la Section clinique de Lyon, le 10 septembre 2022.

[2] Interventions de François Ansermet et Jacqueline Dhéret.

[3] Borie J., Le psychotique et le psychanalyste, Paris, Éditions Michèle, 2012, rééd. octobre 2022.

[4] Centre thérapeutique et de recherche de Nonette.

[5] Rabanel J.-R., responsable thérapeutique de Nonette, « postface » in Borie J., Le psychotique et le psychanalyste, op. cit., p. 192.

[6] Cf. la conférence prononcée à l’université de Milan, le 12 mai 1972 : Lacan J., « Du discours psychanalytique », Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, p. 47.

[7] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 366.

[8] Borie J., Le psychotique et le psychanalyste, op. cit., p. 185.

[9] Ibid.




Pour un usage du temps

 

Praticiens des couloirs : c’est ainsi que Jacques Borie désignait ceux que la pratique psychanalytique amène à intervenir dans le champ de la médecine. En particulier dans le monde périnatal, qui n’a cessé d’être au centre de nos échanges cliniques.

Ce qu’a transmis Jacques Borie dans les différents services où il est intervenu, c’était soutenir une démarche qui allait à l’envers de ce qui était attendu, mais qui paradoxalement s’est révélée comme ouvrant à ce dont il s’agissait. 

Se situer dans la clinique de l’origine, de la prématurité, des traumatismes précoces, de l’abandon, amène à faire l’expérience du surgissement d’une contingence négative, qui est à risque de se transformer en nécessité suivant le type d’intervention. Comment ne pas faire de la contingence une cause déterminante ? Comment ne pas faire de ce qui se joue autour de l’origine un destin ? Comment éviter que l’intervention en rajoute, ramène au pire ce qui déjà bouleverse ?

Que faire du malentendu en jeu dès la naissance [1] – le corps en lui-même ne faisant son « apparition dans le réel que comme malentendu » [2] ? Malentendu et contingence : comment en faire usage, dans cet instant décisif qu’est la rencontre ?

L’enjeu est là : plutôt que de recouvrir la contingence par du sens, plutôt que d’en faire une cause déterminante, il s’agit de miser sur ce réel dévoilé, de reconnaître la place d’un impossible. De l’utiliser. De s’appuyer sur l’impossible pour ouvrir le champ des possibles. Comme l’indiquait Lacan : « trouver dans l’impasse même d’une situation la force vive de l’intervention » [3].

Tout se joue dans la rencontre comme un temps zéro, T0, qui est l’instant décisif. Le temps zéro n’est pas le temps du début, mais il est toujours présent entre deux temps du temps. Donc, l’origine n’est pas seulement le commencement, pas seulement non plus dans ce qui précède le commencement. L’origine ne cesse de se rejouer dans le « tourbillon du devenir » [4].

Il y a bien sûr d’où l’on vient, mais il y a aussi ce que l’on devient. Et chaque temps du devenir est potentiellement un T0, une césure, une possibilité de changement, une possibilité de liberté. L’origine c’est maintenant. C’est le T0 dans l’acte analytique qui peut être à l’origine de ce qui sera, au-delà de ce qui était. Le pari du praticien des couloirs c’est de faire usage de la potentialité dans l’instant, toujours présent entre deux temps du devenir. Que faire de ce qui était [5] ? Que faire de ce qui est ? Que faire de ce qui sera ? L’enjeu d’une pratique clinique est de faire usage du T0 : un savoir y faire avec T0.

Miser sur la contingence, miser sur le réel, voire même miser sur le malentendu : voilà ce qui caractérise la pratique de ceux qui opèrent dans les couloirs. Mais pas seulement. Le propre de la psychanalyse, en toute situation, c’est justement de faire usage du malentendu, de s’en servir pour une issue – c’est l’exploit de la psychanalyse tel que l’indiquait Lacan : « la psychanalyse, son exploit, c’est d’exploiter le malentendu » [6].

François Ansermet

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[1] Cf. Lacan J., « Le malentendu », Le Séminaire, livre XXVII, « Dissolution », leçon du 10 juin 1980, Ornicar ?, n°22/23, printemps 1981, p. 12 : « De traumatisme, il n’y en a pas d’autre : l’homme naît malentendu ».

[2] Ibid.

[3] Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre » (1947), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 108.

[4] Cf. Benjamin W., Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 2009, p. 56 : « L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais le tourbillon de ce qui est en train de naître dans le devenir ».

[5] Cf. Lacan J., « Le malentendu », op. cit., p. 12 : « Le malentendu est déjà̀ d’avant. Pour autant que dès avant ce beau legs, vous faites partie, ou plutôt vous faites part du bafouillage de vos ascendants ».

[6] Ibid.




Laissons-nous désorienter

 

Jacques Borie avait le goût des déplacements auxquels les changements de perspectives nous contraignent. Si du point de vue de l’organisation, il pouvait grogner, voire jouer la grosse voix, être bousculé dans ses façons de lire Freud et Lacan avec Jacques-Alain Miller et, avec ses collègues, ne le mettait jamais de mauvaise humeur. Il aimait ne pas s’y retrouver, il aimait que les lecteurs studieux que nous avions été avant les années 2000 soient désorientés dans leur appréhension des repères qu’ils pouvaient penser avoir acquis. 

En 2003, c’est en ces termes qu’il ouvrait la première séance du séminaire interne de l’ACF-RA, consacrée à La Troisième. Il avait décidé de mettre ce texte, qui vient d’être publié chez Navarin éditeur [1], à l’étude.

Pour que la parole, dans l’analyse, fasse mouche, il faut éviter que l’oreille de l’analyste soit formatée. Jacques Borie ne le dit pas ainsi dans son introduction, mais nous y entendons son énonciation dans ce qu’il avance alors : quelque chose comme, « Ah…, je m’y retrouvais dans la rhétorique bien balancée du discours de Rome, mais en lisant La Troisième, je découvre que nous pouvons être portés à user des mots de la paroisse. Alors, lisons ensemble cette conférence de Lacan à Rome ; voyons comment nous pouvons manier les surprises, ce qui ne signifie nullement sanctifier le dernier enseignement de Lacan et mettre au placard ses textes antérieurs, si essentiels, ceux des Écrits par exemple ». Il nous faisait part d’un moment de désorientation qui le remettait au travail, pas tout seul. Il insistait alors sur un point : la voix de Lacan dans cette troisième conférence à Rome, qui oscillait entre enflure et brisure. Ce n’est pas l’enthousiasme des commencements, ce n’est pas la morosité devant le constat d’un gâchis, car une scission se prépare. Le ton, dit Jacques Borie, est à la fois gai et grinçant.

J’aime le présent avec lequel il lisait Freud et Lacan. Sa petite phrase, « Prenons Lacan à la lettre ; c’est ce qu’il recherche », nous extrait de la position qui nous tente, celle de l’héritier, avec les effets mortifiants et les transferts discrètement négatifs qu’elle ne manque jamais d’engendrer.

Sa lecture s’attache dans cette intervention qui vaut introduction, à une ambiguïté : celle de la fonction du signifiant à laquelle le psychanalyste peut se faire docile. Il s’agit toujours, dans la cure, de suivre l’inconscient à la trace, mais au-delà de l’articulation signifiante. Il prend acte de ce que Lacan nous enseigne : l’inconscient est une élucubration de savoir sur lalangue. Dès lors, ce qui compte est moins le reste a, produit de l’articulation S1-S2, que des traces de jouissance laissées dans le corps du parlêtre, lichettes hors sens que Lacan rapproche dans ce texte, du ronron du chat [2].

Le souci de rendre le signifiant à sa dimension contingente, percutante, mais aussi savoureuse, légèrement ironique, a toujours accroché Jacques Borie. Il nous invitait à soutenir au cas par cas la créativité de la langue qui fait le bonheur des poètes, pas sans le repérage, pour celles et ceux qu’il rencontrait, du rapport et aux objets, et à la langue dans le langage. Sur ce plan, il faisait preuve d’une rigueur, d’un sérieux implacable. Accepter d’être désorienté, y consentir, suppose des repères. Ce pour quoi il avait désiré, voulu, la Section clinique de Lyon Grenoble.

Pour pouvoir consentir au hors-norme des enfants de Nonette qui lui ont tant appris, il faut à l’analyste en position d’assurer une responsabilité institutionnelle, être parvenu à un point subjectif de conclusion qui se passe de l’Autre de la garantie. Il y a ce qui anime le désir, toujours aussi infime qu’indispensable. Pouvoir se passer de la musique de l’être [3], d’un « je suis… ça » déduit d’un « je pense » que l’on peut toujours espérer, n’oriente pas nécessairement vers la procédure de la passe sur laquelle Lacan avait travaillé en 1967, ce que Jacques Borie rappelle dans son introduction.

Au fil des années et sans même s’en apercevoir, notre collègue avait affiné son goût pour l’invitation ironique de Lacan qu’il nous rapporte en 2003 : « Je suis un clown… ne m’imitez pas. » L’ironie, qui n’est pas le cynisme, anéantit l’ordre sans détruire l’Autre. Elle fait vaciller, l’espace d’un instant, les réponses certaines et invite à l’audace. Rien n’est plus satisfaisant que d’être délogé de ses propres énoncés, de rencontrer le dire d’une, d’un, qui va faire transfert de travail, instruire, animer. On peut se remettre alors, plus ou moins joyeusement, au travail.

Au fond, dépit et enthousiasme sont des affects qui appartiennent à la même logique, celle des attractions imaginaires générées par les idéaux.

Jacqueline Dhéret

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[1] Lacan J., La Troisième suivi de Théorie de lalangue de Jacques-Alain Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021.

[2] Ibid., p. 8.

[3] Ibid., p. 9.




CHRONIQUE DU MALAISE : Idéologies

 

Le discours de la psychanalyse serait-il exempt de toute idéologie ? Devrait-il l’être ? Rien de plus incertain si l’on entend par idéologie l’ensemble des idées que chacun se fait d’un système de liens – économiques, sociaux et finalement toujours politiques – afin de les conserver, de les transformer, de les restaurer ou bien de les subvertir.

En fait, c’est Lacan lui-même qui avait mis en lumière, dans les années soixante, « l’idéologie œdipienne » [1] que les psychanalystes de son temps avaient transmise, sciemment ou pas, à l’imaginaire social en confondant la structure œdipienne avec la famille nucléaire. Ce n’était pas un fait évident pour les analystes de ce moment, et peut-être ne l’est-ce pas encore aujourd’hui. Par exemple, le projet de recherche entamé par Jacques-Alain Miller sous l’épigraphe de « psychoses ordinaires » – qui n’est pas une nouvelle classification gnoséologique –, pourrait se comprendre comme un essai de dépasser certaines conséquences de cette idéologie dans l’expérience.

L’attribution d’une idéologie à l’analyste est donc à l’ordre du jour et il n’est pas sûr qu’il puisse s’en débarrasser dans le silence d’une neutralité bienveillante.

Il faudrait dès lors approfondir la question : quelle est la place de l’idéologie dans le discours de la psychanalyse ? Rien qu’en parcourant l’« Index raisonné des concepts majeurs » des Écrits de Lacan, on trouve à la page 902 une section entière consacrée à la « Théorie de l’idéologie ». On y voit le fil qui traverse le premier enseignement de Lacan, qui part de l’idéologie de la liberté dans la théorie du moi autonome, qui se poursuit avec l’humanisme et la défense des droits de l’homme, l’anthropomorphisme, les idéaux de maturation des instincts, et qui arrive à l’idéologie de l’évolutionnisme et du scientisme contemporain. Un autre fil suit les conséquences de l’idéologie américaine, avec des idéaux de bonheur et des valeurs individuelles de la personne autonome qui ont également été promues par une fraction de psychanalystes. Cette idéologie fait partie aujourd’hui des préjudices non reconnus du moi dont le psychanalyste devrait être toujours averti.

Cependant, il serait trop réductionniste de s’en tenir seulement à une critique de l’idéologie d’autonomie du moi avec ses identifications imaginaires. La question devient plus épineuse si l’on suit une autre référence de Lacan dans son texte de 1972, « L’étourdit », lorsqu’il définit le point de départ de son enseignement : « C’est pourquoi je pars d’un fil, idéologique je n’ai pas le choix, celui dont se tisse l’expérience instituée par Freud. Au nom de quoi, si ce fil provient de la trame la mieux mise à l’épreuve de faire tenir ensemble les idéologies d’un temps qui est le mien, le rejetterais-je ? Au nom de la jouissance ? Mais justement, c’est le propre de mon fil de s’en tirer : c’est même le principe du discours psychanalytique, tel que, lui-même, il s’articule. » [2]

On part donc d’un fil qui est toujours idéologique, sans choix possible. Il ne pourrait être rejeté qu’à partir d’une position de jouissance qui se voudrait extraterritoriale, position dont le psychanalyste doit, justement, « s’en tirer ». En ce point, la position du discours du psychanalyste est nécessairement séparée des positions de jouissance prises par les autres discours. Cependant, elle ne serait pas moins une position idéologique.

Miquel Bassols

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[1] Lacan, J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 256.

[2] Lacan, J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 476-477.