Edito : La psychanalyse au goût du jour

  

Lorsque Paul B. Preciado nous a interpellés aux Journées de l’École en novembre 2019, il réclamait une autocritique de la psychanalyse, l’abandon des normes de genre et une véritable décolonisation de l’inconscient. Son ton pamphlétaire nous a surpris, et son ignorance de la psychanalyse telle que nous la pratiquons et de la théorie de Jacques Lacan au-delà des années soixante nous a laissés pantois. Sommés de répondre quant à notre orientation sexuelle, nous étions maintenus cois par une diatribe interminable, ne laissant place à aucune discussion. Faut-il cependant souhaiter que la psychanalyse soit mieux connue du grand public ? La physique souffre-t-elle d’être toujours associée à Einstein et la psychanalyse à Freud ?

Lacan a commencé d’emblée sa mise à jour de la psychanalyse en 1932 quand il a publié sa thèse sur le cas Aimée [1], se questionnant ainsi sur les conditions de possibilité d’un traitement psychanalytique des psychoses. Avant lui, Freud avait refusé d’envisager cette possibilité. Ensuite, et grâce à cette ouverture, l’application de la psychanalyse au travail en institution est devenue aussi une puissante et formidable mise à jour du logiciel psychanalytique. Sans oublier bien sûr les fameuses séances courtes qui ont, entre autres choses, valu à Lacan son excommunication de l’IPA.

Sous l’impulsion de Jacques-Alain Miller, cette transformation constante de la pratique psychanalytique a poursuivi son chemin : les trois Conversations [2] d’Angers, Antibes et Arcachon ont permis l’extraction d’une nouvelle notion qui se révèlera très puissante dans son usage : les psychoses ordinaires. Depuis 2003, ont été ouverts à Paris, en province et à l’étranger plusieurs Centres Psychanalytiques de Consultation et de Traitement qui accueillent une pratique inédite de séances gratuites, et qui sont aussi des laboratoires de recherche clinique sur les symptômes contemporains. La psychanalyse telle que nous la concevons est au plus près de l’actualité sociale et politique. Notre École s’attèle à garder ses membres en alerte et en prise avec la subjectivité de l’époque. En témoignent Studio Lacan, Lacan Web TV et L’Hebdo-Blog.

Cependant, malgré nos efforts de diffusion (Facebook, Twitter, YouTube, etc.), le monde n’en sait rien ou pas grand-chose. La manière dont circule l’information à ce propos et la grande disparité des psychanalystes représentés dans les médias ne permettent pas au public de s’en faire une idée. Mais est-ce vraiment un problème ? Pourquoi déplorerions-nous la disparition de l’époque bénie où la psychanalyse avait le vent en poupe et tenait le haut du pavé de la psychiatrie ?

Comme J-A. Miller l’a indiqué, « le monde est plein d’idées lacaniennes devenues folles. C’est ce qui se passe avec la théorie du genre : (…) Judith Butler (…) a diffusé les idées de Lacan, mais ce jusqu’au point où celles-ci deviennent folles. » [3] Que la psychanalyse soit mainstream, qu’elle fasse partie du discours du maître, n’est pas souhaitable, elle doit rester son envers, au risque de disparaître dans son succès. Sur le terrain du symptôme, là où ça cloche, où ça insiste et se répète, nous sommes appelés à intervenir. Quant au champ des illusions, laissons-le aux vendeurs de rêve, c’est au réel que nous nous attachons.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Paris, Seuil, 1975.

[2] J.-A. Miller (s/dir.), Le Conciliabule dAngers. Effets de surprise dans la psychose, Paris, Agalma/Seuil, coll. IRMA, 1997 ; La Conversation dArcachon : Cas rares, les inclassables de la clinique, Paris, Agalma/Seuil, coll. IRMA, 1997 ; La Psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Paris, Agalma/Seuil, coll. IRMA, 1999.

[3] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien (I) », La Cause freudienne, n°108, juillet 2021, p. 54. https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2021-2.htm




Le contrôle resubjective

 

Lacan a pu faire valoir la fonction d’écran involontaire du praticien contrôlé et ce qu’elle peut avoir parfois d’éclairant sur le cas par un effet paradoxal. L’auteur évoque « la lettre volée » pour nous montrer que le contrôle est un « contrôle du signifiant » qui vient mettre en tension la construction du cas, qui est parfois à déconstruire.

Philippe La Sagna

Le contrôleur n’est pas en place d’objet. Il est plutôt une « subjectivité seconde » [1], comme le formule Lacan. L’analyste, lui, est en place d’objet cause du désir, le mathème du discours analytique nous le dit. Quand l’analyste vient contrôler un cas de sa pratique, il est invité à rejoindre le contrôleur à la place de la subjectivité seconde. Il est, comme le dit Jacques-Alain Miller, « resubjectiv[é] » [2]. Car le contrôlé « joue le rôle de filtre, voire de réfracteur du discours du sujet » [3]. Selon cette métaphore, le contrôle équivaudrait au nettoyage d’un filtre. Une fois que l’écart entre l’objet et les éléments subjectifs qui encombrent l’analyste est restauré, le désir de l’analyste peut être remis en œuvre dans la cure.

En tant que subjectivité seconde, le contrôlé porte le discours de la première subjectivité, celle de l’analysant. Ce déplacement du discours de l’analysant d’un contexte à un autre, en extrayant l’énoncé du corps qui le prononce, permet une mise en examen de ce discours que Lacan appelle « une super-audition » [4]. Il note qu’il est étonnant qu’à travers ce qui est transmis au contrôleur par le contrôlé, « on puisse avoir une représentation de celui qui est en analyse »[5]. C’est en effet troublant de remarquer à l’occasion que le contrôleur entend ce que le contrôlé ne lui a pas dit. Ainsi par exemple, un analyste parle en contrôle du cas d’un homme envahi par la présence dans son histoire d’une figure de père violent qui a pour lui une fonction de père réel. Selon cet homme, l’analyste-controlé ressemble à ce père car il lui suppose une capacité « d’y aller » dans sa manière d’intervenir. C’est pour cela qu’il l’a choisi comme analyste. Le contrôleur relève qu’il est dangereux, dans ce cas, d’occuper la place du père dans le transfert, et reconduit le contrôlé. En sortant du bureau du contrôleur, le cas et la direction de la cure s’ordonnent en un éclair pour le contrôlé. En effet, dans les moments carrefours de sa vie, à chaque fois que l’analysant a été exposé aux agissements violents de son père, il s’est mis en danger par une série de passages à l’acte. Par ailleurs, peu de temps après avoir commencé l’analyse chez l’analyste-contrôlé, il lui fit part d’une poussée qu’il avait ressentie, vers un passage à l’acte dangereux. Avec cet analysant, le positionnement dans le transfert à la place du père serait en effet dangereux. Il s’agit plutôt d’occuper une position retranchée et d’éviter de répondre à la demande apparente de ce sujet d’incarner un analyste « qui y va ».

Mais comment le contrôleur avait-il accès à ce qui ne lui a pas été dit ? Où a-t-il trouvé le mot « dangereux », si adéquat pour qualifier ces circonstances transférentielles, alors que le contrôlé n’a pas eu le temps de lui parler de cette tendance au passage à l’acte ? Lors d’une soirée de la commission de la garantie en 2014, Marie-Hélène Brousse a fait référence au « Séminaire sur “La Lettre volée” » pour parler du contrôle [6]. Le contrôlé peut être rapproché du détenteur d’une lettre dont il ne connait pas le contenu. Mais ce séminaire peut nous inspirer davantage si nous pensons à la partie où Lacan développe la puissance de détermination des lois du signifiant, qui permettent d’anticiper la suite d’une série, même quand elle est encore inconnue [7]. Nous ne pouvons déplier ici la démonstration de Lacan, mais disons, pour simplifier, que si le contrôlé ramène la série 1, 2, 3, 4 produite par l’analysant, le contrôleur est en mesure de l’entendre et de lui renvoyer 5, 6 et 7. Cela implique une audition qui n’écoute pas le sens, mais qui se focalise sur la dimension de la lettre dans le signifiant. En ce sens, le contrôle est un contrôle du signifiant. On constate dans ce cas que cette écoute qui contrôle la série des signifiants ne sert pas à « construire » le cas, mais à le nettoyer des mirages de l’être de l’analyste. L’abstinence par rapport à l’appel tentant à occuper dans le transfert la place d’un père héroïque, celui « qui y va », constitue une restauration du désir de l’analyste dans la cure.

La fonction du contrôle diffère selon le moment où se trouve le contrôlé dans sa formation. Si dans un premier temps l’accent est mis sur le repérage de la logique du cas et sa construction pour désangoisser le praticien, dans un deuxième temps, une fois l’analyste plus avancé dans sa propre cure, ses constructions sont plutôt à déconstruire en tant qu’elles constituent un obstacle sur la voie vers le réel, et c’est alors la position de l’analyste qui est à vérifier. Toutefois, la vérification de la position du praticien par rapport à la psychanalyse n’est pas réservée au contrôle de l’analyste, elle peut aussi se pratiquer dans un contrôle avec des praticiens au début de leur parcours. J’en donne deux exemples.

Une psychologue en analyse s’installe en libéral et commence un contrôle. Elle fait part de son embarras face à un sujet chez qui elle ne constate aucune formation de l’inconscient. Pas d’associations libres. Ce sujet ne cesse de lui demander des conseils pratiques. Cette demande de conseils se redouble d’une demande que la contrôlée adresse au contrôleur : Comment faire quand il me dit ceci ou cela ? Ces questions se succèdent, sans fin. Un peu agacé, le contrôleur finit par lui dire : Eh bien, il faut le désangoisser. À la séance suivante, la contrôlée demande : Comment est-ce qu’on désangoisse ? Le contrôleur répond : En montrant à votre patient que vous croyez à ce que vous faites et que c’est en vous parlant qu’il va s’en sortir. La contrôlée est émue. Elle dit que c’est justement ce qui n’est pas encore décidé chez elle, qu’elle hésite toujours entre un engagement dans la psychanalyse ou dans une pratique directive du bien-être. C’est la position générale de la praticienne en tant qu’indépendante du patient qui est ici vérifiée. Croit-elle à l’inconscient ? Veut-elle s’engager dans la psychanalyse, ou pas ? Quoi qu’il en soit, l’élément subjectif qui obturait la direction de la cure a été extrait, elle est renvoyée à son analyse.

Une autre psychologue en analyse, avec plus de bouteille, parle en contrôle d’un patient qui l’ennuie et dont elle dit d’entrée de jeu qu’il a un surmoi très rigide. Il la paye par virement bancaire. Elle rumine au sujet d’une séance qu’il aurait payée en trop il y a quelques mois et de son oubli de lui en faire la remarque. Elle se sent manifestement coupable. Le contrôleur tente de lui faire lâcher cette affaire qui n’est plus d’actualité. Elle insiste et continue à ressasser autour de ce paiement en trop qu’elle a perçu. Au fond, dit le contrôleur, c’est vous qui avez un surmoi très rigide. Rire. Elle avoue alors qu’elle considère que ce patient paye trop peu, qu’elle devrait être payée plus que ça, et que de ce fait son désir de travailler avec lui est desséché. À nouveau, ce qui revient à la contrôlée lors de ce contrôle est sa propre position : un refus de s’engager dans la direction de la cure de ce patient.

Gil Caroz

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[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 253.

[2] Miller J.-A., « La confidence des contrôleurs. Le débat. La matinée. », La Cause freudienne, n°52, p. 142-143.

[3] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 253.

[4] Lacan J., « Conférences et entretiens », Scilicet, n°6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 42.

[5] Ibid.

[6] Cf. Brousse M.-H., Soirée de la commission de la garantie de l’ECF : « Le contrôle sur mesure », épisode 3, Radio Lacan, 5 décembre 2014, https://radiolacan.com/fr/podcast/soiree-de-la-commission-de-la-garantie-de-lecf-le-controle-sur-mesure/3.

[7] Cf. Lacan J., « Le séminaire sur “La lettre volée” », Écrits, op. cit., p. 11-61.




La flatterie, les rutilances et le signe

 

Ce texte interroge la satisfaction que peut procurer au clinicien la signification et le sens. Comment faire pour trouer le sens avec une signification ? C’est l’art du poète de faire un coup de sens blanc, ce qui est en jeu dans l’interprétation qui nous éveille au réel. C’est en cela que le contrôle rejoint l’interprétation.

Philippe La Sagna

 

« Il faut parfois que quelqu’un rappelle à celui qui écoute de ne pas se laisser flatter par les rutilances des significations » [1], note Jacques-Alain Miller à propos du contrôle. La signification, c’est rutilant et ça flatte. Ça flatte, et il faut quelqu’un pour le rappeler. Mais ce quelqu’un n’est-il pas lui-même convoqué à la place de devoir se le rappeler sans cesse à lui-même ? La demande de contrôle par « celui qui écoute » n’est pas moins demande de satisfaction, satisfaction de signification.
Comment éviter que ne tourne en boucle le couple rutilance et flatterie, savoir et sens. Quelles marges de manœuvre, dans ces conditions, pour l’analyste contrôleur ?

La question de la demande, réitérée par la simple rencontre, à chaque séance de contrôle, mérite sans doute d’être abordée.
Lacan, dans « La direction de la cure » [2], fait un sort à la demande dont il me semble intéressant de rappeler ici quelques principes : « Qu’elle se veuille frustrante ou gratifiante, toute réponse à la demande dans l’analyse, y ramène le transfert à la suggestion » [3]. Cela ne pourrait-il pas s’appliquer également au contrôle ? Nous dirions alors que « toute réponse à “la question que le cas pose au contrôlé” ramène le transfert à la suggestion ». S’il y a une réponse à la question que le cas pose au contrôlé, et si cette réponse est du côté du contrôleur, alors il y aurait une vérité du cas qui serait du côté du savoir. Exit la contingence. L’acte obéirait, non pas à une logique d’après-coup rendu par le patient lui-même dans ce qu’il aura entendu, mais bien plutôt à la croyance au syllogisme du joueur d’échecs – si je joue ça, il joue cela, alors je joue ainsi… et gagne celui qui peut lire le plus loin, le fameux coup d’avance. Avec cette logique, le meilleur joueur d’échecs au monde est aujourd’hui un ordinateur.

En fait, on ne peut croire à la vérité du cas, car il y a, du patient au contrôlé, jusqu’au contrôleur, une circulation du dit de la parole de l’analysant qui ne témoigne que des effets de transfert : « le psychanalyste, au point où j’en suis arrivé, dépend de la lecture qu’il fait de son analysant, de ce que celui-ci lui dit en propres termes, croit lui dire. Cela veut dire que tout ce que l’analyste écoute ne peut être pris au pied de la lettre » [4].

Le contrôleur, de quelque manière qu’il réponde sur le cas lui-même, réduit le transfert contrôlé-contrôleur à la suggestion. Sans doute, cela est-il inévitable. Et ce sera alors dans la modulation (J.-A. Miller parle de dosage) des réponses que l’on tentera de réduire au maximum cet effet. Modulation qui implique de ne pas se laisser flatter par des significations, qu’il pourrait se sentir de produire.

Est-il possible de faire autrement ?
On a souvent répété que l’on ne contrôle pas le cas, mais sa position. Vœu pieux, c’est à l’analyste contrôleur d’y veiller. J’avais donné un exemple dans mon premier témoignage de passe, d’un effet du contrôle quand le contrôleur avait dit : « Il n’y a rien de plus méchant que de vouloir le bien de ses patients. » Surprise, impact, rebond dans la cure. Ça se noue. C’est la position qui est visée mais, là aussi, un peu à côté – le cas n’est là que par allusion. « À quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt levé du Saint Jean de Léonard, pour que l’interprétation retrouve l’horizon déshabité de l’être où doit se déployer sa vertu allusive ? » [5] Si Lacan, dès1958, fait valoir que l’interprétation doit se déshabiter de l’être, et retrouver sa vertu allusive, ce n’est pas pour que le contrôle devienne l’enjeu de l’exposé de celui qui sait à celui qui écoute. Car l’exposition d’un savoir a plutôt une vertu inhibitrice. Or, J.-A. Miller rappelait que « le contrôleur ne pratique pas un contrôle essentiellement inhibiteur, mais je dirais plutôt permissif » [6].

La vertu allusive de Lacan renvoie à un « faire signe », pas à un exposé. Dans l’exemple que j’ai donné, la phrase est frontale mais elle est allusive par rapport à la demande du contrôlé, elle vise à côté de la cible du cas, et touche. C’est dans ce jeu entre vérité, savoir et frustration (Lacan fait de la frustration un outil du maniement du transfert : « C’est seulement pour le maintien de ce cadre du transfert que la frustration doit prévaloir sur la gratification » [7]) que le contrôleur vise à tenir une position qui n’est pas celle de la place vide, propre à l’analyste, mais celle de l’esquive face à la demande et à la vérité. J.-A. Miller nous indique que « le plus grand danger pour le contrôleur dans le contrôle est de s’installer dans la position de représenter le principe de réalité – il en va de même pour l’analyste » [8].

Face à la demande de satisfaction par le sens, il y a donc un art de l’esquive. Jouer entre sens et signification, se mouvoir, moduler, doser. En 1977, Lacan fait valoir que le sens est plein, il boucle S1-S2, je le cite : « La parole est pleine de sens […], c’est parce que le mot a double sens qu’il est S2, que le mot sens est plein de lui-même. Et quand j’ai parlé de vérité, c’est au sens que je me réfère. » [9] Dans le bouclage qu’il opère, le sens referme le signifiant sur lui-même ; à ce titre il est vérité. Cette vérité est menteuse, car elle rate à dire l’enjeu de ce que la psychanalyse vise, une place vide de sens : le réel (« le réel se dessine comme excluant le sens » [10], dit Lacan). Comment soutenir cela ? Lacan fait valoir en contrepoint du sens, le poète et la signification : « Comment le poète peut-il réaliser ce tour de force, de faire qu’un sens soit absent ? En le remplaçant, ce sens absent, par la signification. La signification n’est pas ce qu’un vain peuple croit. C’est un mot vide » [11]. Comme je me suis senti du côté du « vain peuple », je suis allé voir l’étymologie de signification. Eh bien, dans mon dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, signification veut dire : « action d’indiquer » – voilà le doigt de Saint Jean. Le Robert dit aussi qu’ « après Ferdinand de Saussure, [signification est distinct de sens, c’est] la valeur de “rapport réciproque entre le signifiant et le signifié” et “effet sémantique (d’un signe) en situation dans le discours” » [12]. C’est donc quelque chose, un signe, qui est à entendre, ou bien plutôt à lire, entre signifiant et signifié, comme le propose Lacan, dans le discours de celui qui dit – qu’il soit analysant ou contrôlé.

Moduler, doser, esquiver, être allusif, se garder du sens et de la vérité pour viser à côté, vers le vide de la signification, indiquer, lire… ça ne flatte pas, ça n’est pas ronflant, ni rutilant, mais cela fait du contrôle. C’est mon expérience de contrôlé, une rencontre singulière, chaque fois inédite.

Laurent Dupont

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[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 23 mars 2011, inédit.

[2] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Seuil, 1966, p. 585 & sq.

[3] Ibid., p. 635.

[4] Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 15 mars 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 12.

[5] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 641.

[6] Miller J.-A., « Trois remarques sur le contrôle », intervention orale prononcée par J.-A. Miller lors de la Journée Question d’École organisée par l’ECF le 8 février 2014 à Paris. Une première publication de cette intervention a eu lieu sous le titre « Three Remarks on Supervision », The Lacanian Review, n°1, printemps 2016, p. 166-168. Les extraits dans ce texte sont tirés de la version établie par Pascale Fari sur le site de l’ECF (rubrique Textes fondamentaux) : https://www.causefreudienne.org/textes-fondamentaux/trois-remarques-sur-le-controle/

[7] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op.cit., p. 636.

[8] Miller J.-A., « Trois remarques sur le contrôle », op.cit.

[9] Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », op. cit., p. 11.

[10] Ibid., p. 9.

[11] Ibid., p. 11.

[12] Rey A. (s/dir.), « signification », Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2019, p. 3509.




Le contrôle comme lieu de lien à la psychanalyse

 

Ce texte nous montre que le désir de contrôle est bien présent chez le contrôleur. En particulier en posant le problème des demandes de « supervision » qui lui sont adressées. La solution est peut-être dans un contrôle qui fait valoir une clinique de l’incomparable présent dans chaque cas. Quand il s’agit de contrôler une analyse, il s’agit d’autre chose : « obtenir le consentement du praticien » à se tenir dans la position requise.

Philippe La Sagna

 

Dans son cours « Le lieu et le lien », Jacques-Alain Miller parle du contrôle comme le lieu où se vérifie le « lien de l’analyste à la psychanalyse comme partenaire » [1].

Si, comme pour l’analyste, on ne se retrouve à la place du contrôleur qu’en s’autorisant de soi-même, c’est souvent par les détours du transfert qu’un jour on est sollicité pour occuper cette place pour quelqu’un. Cependant, à cette sollicitation, il faut pouvoir consentir et porter la responsabilité qu’elle implique. Car on ne s’autorise qu’après un certain trajet analytique nous permettant de nous tenir à la place de l’analyste et de forger notre lien à la psychanalyse comme partenaire.

Le discours analytique peut être opératoire et pertinent pour une multiplicité de demandes et d’espaces d’accueil qui ne sont pas la psychanalyse proprement dite. Le contrôle, dans un sens très large du terme, est là un outil essentiel pour garder la boussole de l’orientation analytique.

Ce qui a précédé ma pratique actuelle du contrôle a été celle de la supervision des pratiques de futurs psychologues qui venaient comme stagiaires dans le service de psychiatrie du Val-de-Grâce où j’exerçais. Notre pari était de les confronter directement à l’expérience des entretiens avec des patients hospitalisés. Cela impliquait d’en faire un suivi rigoureux qui, bien que n’étant pas un contrôle analytique au sens de l’expérience, était orienté explicitement depuis la perspective analytique. Je me suis ainsi forgé une façon de faire qui visait à transmettre la possibilité d’une écoute au cas par cas, au-delà des standards cliniques.

Deux axes ont guidé ma manière de soutenir cette rencontre : la nécessité de construire le cas et l’importance de la position du praticien.

En ce qui concerne le cas comme pivot, s’il ne fallait pas négliger le diagnostic, l’idée était de le dépasser pour viser l’incomparable. S’il s’agissait d’essayer de construire le cas, en passant par la clinique du détail, cela cherchait à viser la singularité du sujet dans son rapport à la jouissance.

Intervenir sur la position du praticien, qui est toujours à manier au cas par cas, aspirait ou cherchait à leur faire au moins apercevoir « de quelle façon [ils pouvaient être] attrapé[s] dans l’affaire » [2], mais aussi que, au-delà des premiers entretiens, il n’était pas simple de soutenir le questionnement d’un sujet ni de maintenir une position dans la durée.

La demande de contrôle analytique en cabinet, avec le lien transférentiel qu’elle implique, change la donne. Bien que le travail autour du cas demeure un préalable, il y a nécessairement une attention différente portée sur la position de l’analyste et sur ce qui peut empêcher le bon déroulement de la cure. Au-delà du cas présenté, la question est de viser le consentement du praticien à se tenir à la place qui permet au sujet de produire ses signifiants-maîtres et à supporter d’en soutenir l’acte.

Cependant, s’il faut interpréter la position de l’analyste, cela ne revient pas à interpréter le sujet qu’est l’analyste. Car s’il y a de l’analytique dans le contrôle, le contrôleur n’est pas à la place de l’analyste. Comme le dit Serge Cottet : « si c’est l’analyse personnelle qui fait émerger le désir de l’analyste, le contrôle contribue à son mûrissement » [3]. La position de l’analyste doit être soutenue par le désir de l’analyste, par ce qui l’oriente, par ce qu’il vise. C’est cela qui assure la constance d’une position permettant à la surprise de l’interprétation et de l’acte d’avoir lieu.

Victoria Horne Reinoso

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[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 15 novembre 2000, inédit.

[2]. Ibid.

[3] Cottet S., « Autonomie du contrôle », in Miller J.-A., « La confidence des contrôleurs », débat avec V. Baio, H. Tizio, R. Barros, S. Cottet, J. Chamorro, É. Laurent, La Cause freudienne, n°52, Paris, novembre 2002, p. 121-166.




CHRONIQUE DU MALAISE : Soigner les institutions

 

Les institutions peuvent tomber malades, de la même façon qu’un sujet peut devenir malade. Chaque institution a aussi ses événements traumatiques, ses refoulements, ses oublis, ses retours du refoulé, ses malaises, ses symptômes, ses ségrégations, voire ses délires. Entendre une institution comme un sujet n’est pas du tout évident, mais c’est la conséquence de l’hypothèse freudienne selon laquelle la « psychologie sociale » est une extension de la « psychologie individuelle » [1]. Jacques Lacan avait reformulé cette extension du registre individuel au registre social avec une définition du collectif dont les conséquences sont toujours à développer. Cette définition reste au fondement de l’expérience même de « l’École-sujet » [2], telle que Jacques-Alain Miller l’a orientée. « Le collectif – écrivait Lacan – n’est rien, que le sujet de l’individuel. » [3] Il n’y a pas d’inconscient collectif, fantaisie jungienne que l’œuvre de Freud contredit point par point et que Lacan avait réfuté d’emblée. Cependant, il y a le collectif qui n’existe que comme un sujet, un effet de signifié qui traverse l’individualité de chaque membre du groupe social et ses institutions. Et cela dans la mesure où ce membre, avec chacun des autres, se fait cause du désir qui institue un sujet dans le collectif.

Voici, donc, une différence à noter entre le groupe ou la masse, dans le sens freudien, et un collectif tel que Lacan l’a défini : un collectif peut faire du désir qui l’institue un sujet pour chacun de ses membres individuels, un sujet qui les traverse, qui est transindividuel. Se faire cause de ce sujet transindividuel, le traiter avec chacun des autres membres, cela demande un travail permanent d’élaboration provoquée, cela demande à chaque membre de se faire agent provocateur de ce travail pour chacun des autres, un agent étranger au sentiment identitaire du groupe, pour le faire devenir un collectif Autre – Autre pour soi-même, tel que Lacan le disait de la position féminine. C’est ainsi qu’un collectif peut prendre soin de lui-même dans les inerties et les malaises de toute institution.

Cette brève digression sur l’institution comme un collectif, sujet de l’individuel, me sert pour évoquer un livre récemment publié – d’abord en langue catalane, ensuite en langue espagnole, et maintenant en langue française – par Joana Masó, sous le titre « Soigner les institutions » [4]. Cet ouvrage est dédié à la figure et au travail de François Tosquelles, le psychiatre et psychanalyste catalan qui, exilé en France après la guerre civile en Espagne, a été le promoteur de ladite « psychothérapie institutionnelle », un courant inspiré des premiers enseignements de Lacan. Notre collègue Jean-Robert Rabanel, qui a connu F. Tosquelles au moment de rencontrer la psychanalyse, a fait un très bon repérage de son importance et aussi des dérives de ce mouvement [5].

Soigner les institutions n’est pas thérapeutiser l’inguérissable du sujet, mais savoir interpréter ses symptômes de façon telle que le collectif, comme sujet de l’individuel, s’y reconnaisse.

Miquel Bassols

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[1] Cf. Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi » [1921], Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 123-217.

[2] Cf. Miller J.-A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’école (2000) », La Cause freudienne, n°74, p. 132-142. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2010-1-page-132.htm

[3] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 213, note 2.

[4] Masó J., François Tosquelles. Soigner les institutions, Paris, L’Arachnéen & Arcàdia, 2021.

[5] Dans une intervention à la bibliothèque de l’École de la Cause freudienne, le 10 mars 2003, sur François Tosquelles et la thèse de Jacques Lacan « De la psychose paranoïaque dans ses relations avec la personnalité » [1932].