Edito : Quelque chose de l’analyse et par l’analyse

  

« Faut-il enseigner la psychanalyse à l’Université ? » [1] se demande Freud en 1919, lorsqu’il fut question d’intégrer la psychanalyse dans les études de médecine en Hongrie. Bien que l’analyste puisse se réjouir de l’inscription de la psychanalyse à l’enseignement universitaire, Freud a l’idée qu’il « peut se passer de l’Université sans aucun inconvénient » [2]. L’analyste peut trouver des indications théoriques dans la littérature, comme dans les réunions des Associations psychanalytiques ; quant à son expérience pratique, il peut l’acquérir, outre le moyen de l’analyse personnelle, « par le traitement de cas sous […] la supervision d’un psychanalyste reconnu » [3].

Pour Lacan, le discours analytique n’est pas matière d’enseignement, car il n’a rien d’universel. Toute la théorie analytique secrétée depuis Freud n’est d’aucun secours lorsqu’il s’agit du plus intime pour un sujet. Pas de savoir univoque, ni de super-savoir : le discours analytique ne s’appréhende qu’au cas par cas.

Dire que le discours analytique ne s’enseigne pas ne veut pas dire que la psychanalyse ne peut pas être enseignée. Le succès et la vitalité du Département de psychanalyse de Paris 8 en témoignent. Mais la théorie analytique ne remplace en aucun cas l’expérience d’une analyse. Freud, à sa manière, l’avait entraperçu en 1919, lorsqu’il objecte que « jamais l’étudiant en médecine n’apprendra ainsi [à l’Université] à pratiquer une psychanalyse correcte » [4]. Lacan va plus loin quand il s’adresse à ses élèves à Vincennes, dans les années soixante-dix [5].  À Jacques-Alain Miller de lui prêter ces mots : « Sachez bien et faites savoir que rien de ce qui vous sera enseigné de la psychanalyse à l’Université ne vous permettra de faire, vous, l’économie d’une psychanalyse. Il vous faudra, comme l’indique l’ouverture des Écrits, y mettre du vôtre, payer de votre personne, et ce, en tant que tout autre chose qu’un élève, à savoir en tant qu’analysant » [6].

Comment enseigner alors ce qui ne s’enseigne pas ? Comment, à partir d’une expérience contingente, « hausser le cas au paradigme, comme singularité » [7], et produire des effets de formation ?

La pratique du contrôle, telle qu’elle fut introduite par Freud, a été fortement critiquée par Lacan. Dans « Fonction et champ de la parole et du langage », il compare ironiquement les Sociétés qui procèdent de l’IPA à « une auto-école, qui, non contente de prétendre au privilège singulier de délivrer le permis de conduire, s’imaginerait être en posture de contrôler la construction automobile » [8].  À l’École de Lacan, il n’y a pas de distribution de permis de conduire une cure analytique : l’analyste ne s’autorise que de lui-même, à partir de l’expérience qu’il fait de sa différence absolue dans ce qu’elle a d’incurable. De lui-même « et de quelques autres » [9], ajoute Lacan – ce qu’incarne la Commission de la garantie. Si la pratique du contrôle est une des conditions de la formation de l’analyste, avec l’analyse personnelle et la formation théorique, elle n’y est pas obligatoire, et relève ainsi du désir de chacun. Et pourtant, « le contrôle s’impose », comme le souligne Lacan [10].

La Commission de la garantie de l’ECF a organisé en octobre dernier une soirée sous le titre : « Analyse du contrôle et contrôle de l’analyse », abordant ces thématiques. L’Hebdo-Blog a le plaisir de publier les textes des interventions de cette remarquable rencontre.

Bonne lecture.

Ligia Gorini

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[1] Freud S., « Faut-il enseigner la psychanalyse à l’Université ? », in Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XV, Paris, PUF, 1996, p. 111.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 114.

[5] Lacan J., « Journal d’Ornicar – Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 278.

[6] Miller J.-A., « “Tout le monde est fou” AMP 2024 », La Cause du désir, n°112, novembre 2022, p. 53.

[7] Miller J.-A., « En ligne avec Jacques-Alain Miller », La Cause du désir, n°80, février 2012, p. 9. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2012-1-page-7.htm

[8] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 240.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.

[10] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 235.




La solution trans

 

« L’homme, une femme,

[…] ce ne sont rien que signifiants. »

Jacques Lacan

Ce livre est construit sur la base des dires de six personnes, occupées par une problématique trans et qui ont voulu en parler avec un psychanalyste.

Pour un psychanalyste, son interlocuteur n’est pas un objet de laboratoire, mais un sujet de plein droit qui a quelque chose à énoncer sur ce dont il pâtit.

Cependant, que professent-ils le plus souvent, les porte-paroles du mouvement trans ? Que la clinique est un vieil instrument de domination, qu’elle ne véhicule aucune vérité, qu’elle n’a pas lieu d’être et qu’elle est vouée à disparaître.

Sur ce point, nous ne saurions être d’accord, nous qui accueillons, un par un, des sujets en souffrance qui ne parlent le langage d’aucun groupe, mais celui de leur singularité.

On constatera ici à quel point diffèrent de toute idéologie les dires du sujet qui a fait appel à un psychanalyste et qui ne songe pas le moins du monde à généraliser sa difficulté d’être, ni à faire de la transition un idéal.

Jacques-Alain Miller

 


En librairie le 24 novembre 2022 – diffusion ced-pollen

et notamment sur ecf-echoppe.com

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NAVARIN Éditeur à PARIS 6e




Du contrôle à l’analyse

 

C’est une demande de savoir qui amène le praticien alors débutant en contrôle. Savoir quelle conduite tenir devant les crises et la plainte d’une patiente, mais aussi savoir ce qu’il en serait de l’après-coup d’un attentat sexuel subi par celle-ci, afin de pouvoir lui répondre de la bonne façon.
Ce n’est pas au niveau de cette demande que le contrôleur lui répondra, mais en le renvoyant à l’analyse, ce qui vaudra comme interprétation. Car ce n’était pas un défaut de savoir qui faisait obstacle dans sa pratique mais bien un rien vouloir savoir de sa propre jouissance. La reprise d’une analyse fut ici l’effet du contrôle
.

Lilia Mahjoub

J’évoquerais pour l’occasion mon début professionnel, où, après une première tranche d’analyse, je commençais à recevoir des patients en cabinet, où j’entamais un contrôle chez un analyste de l’ECF, et où j’y questionnais, entre autres cas, celui d’une jeune femme qui était aux prises avec l’idée d’en finir devant le retour d’un père qui avait abusé d’elle alors qu’elle était enfant. Le père avait été condamné, et elle était néanmoins parvenue à se construire, à réussir des études supérieures, sans plus avoir affaire à lui. Ce qui l’avait amenée à consulter, c’est le retour de son père qui, après avoir demandé à la revoir, s’était permis de minimiser, voire de banaliser ce qu’il lui avait fait subir. Elle en était ressortie, selon ses termes, « salie, meurtrie, en proie à une colère folle ».

J’ai proposé ce cas à la Soirée de la Garantie centrée sur « Analyse du contrôle et contrôle de l’analyse » [1] pour deux raisons.

La première, parce qu’il met en valeur l’effet de relance et de ré-orientation du contrôle chez un débutant aux prises avec ce type de plainte : avec cette patiente, en effet, je restais étonné, embarrassé de ses montées de colère, me demandant quelle conduite tenir. En fait, j’avais du mal à saisir ces manifestations aigües comme le retour des effets de l’attentat sexuel dont elle avait été victime, méconnaissant la notion cruciale d’après-coup mise en valeur par Jacques Lacan, et où la seconde rencontre est l’occasion d’une excitation sexuelle qui fait surgir la défense. J’ajouterai aujourd’hui que ma gêne tenait aussi à ce que je ne savais pas comment répondre de la bonne façon à l’impossible à supporter qu’avait suscité le retour du père, avec la banalisation revendiquée de son versant hors-la-loi.

Après quelques entretiens où je restais sans doute trop silencieux, celle-ci me lança, « vous ne me servez à rien », et m’annonça sa décision d’en rester là. C’est là que le contrôleur m’avait dit « et vous l’avez laissé partir comme ça, sans autre mot ? » et après une réponse embrouillée où je reconnaissais que son départ m’avait laissé entre soulagement et culpabilité, sans que je ne puisse trancher, il avait ajouté, « là, ça relève de l’analyse ». Saisi par la vérité de sa réplique, – je n’étais pas, en effet, en mesure de répondre à cette sortie sur le mode du règlement de compte –, je reprenais une analyse avec un membre de l’ECF.

S’il vaut mieux éviter ici de parler d’interprétation de la part du contrôleur, le contrôle n’étant pas le lieu de l’analyse, le contrôleur m’a néanmoins « fait saisir », pour reprendre la formule amenée par Christiane Alberti [2] lors de Question d’École de 2020 sur le contrôle, que l’obstacle, la résistance était d’abord la mienne. Et parce que cet obstacle relevait d’un point aveugle, il fallait un autre lieu d’analyse pour lever le « je n’en veux rien savoir », et élucider pourquoi une telle irruption de jouissance pouvait me clouer le bec. Autrement dit, ce qui s’enseigne aussi dans le contrôle, c’est la nécessité d’avoir accompli un certain nombre de franchissements propres à sa névrose.

Mais ce qui m’a aussi amené à présenter cette vignette ancienne, c’est l’idée qu’elle illustrait en quoi la perspective qui va du contrôle à l’analyse est toujours d’actualité, en particulier, aujourd’hui, avec les psychologues qui s’installent de plus en plus tôt dans le privé, qui ont beaucoup affaire avec la psychose ordinaire, alors qu’ils ont eu très peu de formation à la clinique différentielle, et qu’ils sont dans le collimateur de la neuro-psychologie. On sait que l’accès libre et gratuit aux soins psychiques va se payer d’une mise au pas sans précédent de toute une profession par un appareillage dit scientifique, et qui vise à squeezer la causalité psychique au profit des sciences cognitives.

Il est clair que ceux qui n’inscriront pas leur clinique dans la thèse neuro se trouveront en porte-à-faux, mais d’une certaine manière, nous faisons déjà en sorte qu’ils puissent se référer et s’appuyer sur les sections et antennes cliniques pour répondre de la bonne façon à cet impossible à supporter qu’est le réel de la clinique. Dans ce sens, les ateliers d’élucidation sont en quelque sorte les prémices du contrôle.

Alors, en me référant à la formule d’Anna Aromi sur le « côté laboratoire du contrôle » [3], et en soulignant son versant éthique et politique, je dirais ou bien qu’aujourd’hui, certes nous pouvons réserver le contrôle à des analystes installés dans le système, avertis des leurres de l’imaginaire, mais par-là, nous laissons le champ libre aux laboratoires neuro dans leur instrumentalisation de la parole et de la neuro-psychologie clinique, souligné par J.-A. Miller [4], ou bien, nous soutenons le « côté laboratoire » du contrôle, en le laissant ouvert aux praticiens non confirmés. Il en serait ainsi dans ce dernier cas, pour autant que celui qui va en contrôle n’est pas sans savoir, d’une part, que la façon dont il construit son cas dit quelque chose de son fantasme, et, d’autre part, que le contrôleur est toujours en mesure de lui pointer que « là, ça relève de l’analyse ». À charge pour lui, de discerner s’il faut « faire saisir » ce qui fait obstacle, ou le respecter, voire le serrer davantage.

Autrement dit, si l’on veut bien admettre que psychologue est un des noms de l’appareillage symptomatique du sujet, le contrôle resterait une façon de « faire saisir » au psychologue débutant qui cherche un savoir constitué, que ce par quoi il est attrapé dans sa clinique ne relève pas d’un manque de savoir, mais d’un trou dans le savoir, un trou qu’il lui revient d’élucider, mais pas sans l’analyse.

Jean-Pierre Denis

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[1] Soirée de la Garantie, « Analyse du contrôle et contrôle de l’analyse », qui s’est tenue à l’ECF, le 12 octobre 2022.

[2] Alberti C., « Qu’est-ce qu’un acte de parole ? », Quarto, n°125, septembre 2020, p. 34.

[3] Cité par C. Alberti. Voir « Discussion », Quarto, n°125, op. cit., p. 45.

[4] Cf. Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 111-121. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2018-1-page-111.htm




Quand un « en trop » se vide

 

Une séance de contrôle a ici des effets analytiques, soit un retour du contrôle dans l’analyse. La volonté du faire l’emportait jusque-là sur le désir de l’analyste. Un en trop, relatif chez le praticien à un fantasme de voracité de la voix, donnera lieu à un vidage, et ce, ironie du sort, avec un patient qui a horreur du vide. Ceci engendrera une rectification du désir de l’analyste, un désir débarrassé de l’impureté d’un objet fantasmatique, ce qui, ajouterai-je, n’en fait pas pour autant un désir pur, ainsi que le soulignait Lacan.

Lilia Mahjoub

J’ai eu un certain nombre de contrôleurs. Chacun avec son style a laissé une marque indélébile dans ma pratique analytique. Ces dix-huit ans de travail de contrôle hebdomadaire ont été ponctués par des moments clés, inoubliables, bouleversants, et je trouvais dans l’analyse personnelle le lieu où interroger le désir ayant fait inhibition ou obstacle à l’écoute ou à l’acte. Je parlerai à partir des effets du travail de contrôle avec deux analystes dont la continuité dans le temps me permet de tirer un fil.

Sans doute qu’au tout début de ma pratique j’attendais qu’un savoir me soit délivré, j’en garde le souvenir intact : je commençais à peine à recevoir. Un sujet psychotique me parlait des impasses et des souffrances sur lesquelles elle butait sans cesse et qui étaient dues aux effets de la forclusion. Je déploie la construction du cas face au contrôleur, qui acquiesce puis se lève, je me précipite dans un « oui mais qu’est-ce que je fais ? » et lui de répondre sur le pas de la porte : « vous ? », « elle ! ». Deux pronoms personnels ont suffi à dévoiler le furor sanandi, qui, sans doute, empêchait qu’il revienne au sujet de trouver sa solution pour traiter son réel. À l’époque, j’allais sans doute avec ma division et mes tâtonnements, et le contrôleur faisait entendre ce « filtre aliénant » [1], qui empêche que le jeune praticien puisse se faire la plaque sensible pour que les paroles du patient passent au contrôleur.

Pourtant, il faut souligner que sur le plan épistémologique – comme le remarquait si justement Serge Cottet dans son texte « Autonomie du contrôle » [2] –, pas toutes les impasses sont subjectives, il y a un « savoir à élaborer sur le cas » [3], les impasses pouvant se révéler épistémiques, ayant ou non, par conséquent, une rectification dans l’orientation clinique.

Dans ce sens, j’ai rencontré des contrôleurs pouvant soutenir simultanément l’art de regarder le tableau et le doigt : une rigueur quant à la logique en jeu dans la construction du cas, et une fine attention portée à ce qui, du désir de l’analyste, résonne dans le récit du cas.

Je remarque qu’avec les années de pratique de contrôle, le contrôleur devient de plus en plus silencieux. Je suis de plus en plus seule, je saisis à quel point, comme l’acte, la construction du cas m’appartient, elle est entièrement à ma charge. Ce silence épais du contrôleur met en abîme ma stratégie inconsciente consistant à ne pas aller au bout de ma pensée, c’est-à-dire, construire le cas et m’arrêter sur un certain seuil, là où j’invitais – poussais ? – l’Autre à le compléter, que l’Autre sache, faire parler l’autre au prix de mon ignorance. Cette passion de l’ignorance fut en ce moment-là ébranlée.

Deux interventions plus tardives ont été décisives. Alors que je déploie le cas d’un patient névrosé ayant comme symptôme, entre autres, ce qu’il appelle une « horreur du vide », qui structure sa vie en une série de stratégies afin d’éviter toute rencontre imprévue, le contrôleur me signale : « Laissez faire les effets propres au dispositif ». En effet, sous transfert, mon silence ainsi que la coupure inattendue de la séance furent les principaux opérateurs de cette analyse. Mais dans cette intervention du contrôleur j’entends un « laissez faire » qui résonne aussitôt pour moi avec un élément en trop qui fait obstacle à la position de semblant d’objet a où l’analyste est convoqué. S’il y a quelque chose qui se met en travers du « laisser faire », c’est parce que « je » fais.

Deuxième intervention : je déploie la construction du cas, le contrôleur se lève, rapproche son corps du mien et dit : « Ce n’est pas vous qui analysez, c’est la psychanalyse qui analyse ». J’entends à nouveau dans « ce n’est pas vous qui analysez », comme dans le « laissez faire les effets propres au dispositif », qu’il y a un excès qui est en train de contaminer la place de l’analyste.

Parallèlement, dans l’analyse, s’isole la phrase de lalangue prononcée par l’Autre maternel dans un contexte de risque vital à ma naissance : « je t’ai parlé et tu as voulu vivre », et surgit clairement dans l’analyse le versant pulsionnel du fantasme : dévorer les voix. S’acharner à faire parler l’autre pour dévorer sa voix. Si cela m’a certes conduit à occuper la place du psychanalyste, la chute et le vidage de cet objet immonde, cet être de « requin », – fiction purement logique qui nomme l’être de jouissance –, ce « requin » qui bouffait des voix pour vivre a permis, dans la déflation de ce désir, le surgissement d’une nouvelle question : comment provoquer une parole sans s’acharner ? Comment faire parvenir une parole sans voracité ? Voilà ce qui faisait le lit de ce « trop » que le contrôleur a probablement entendu dans mon dire.

Pour finir, je reprendrai la citation de l’« Acte de fondation » [4] où Lacan vise l’éthique en jeu dans un contrôle qui, dit-il, simpose au praticien. La tournure de la phrase est extrêmement intéressante : le contrôle n’est pas imposé dans le sens d’un protocole rigide mais il simpose du moment où le praticien a la responsabilité de reconnaître les effets et les conséquences que sa pratique engendre. Lacan parle ici de la « protection » du patient et j’ai envie d’ajouter que la pratique de contrôle n’a pas uniquement une visée clinique, elle a une visée politique majeure. Une analyse sans boussole et mal orientée fera sans doute perdre le nord au patient mais c’est aussi la psychanalyse elle-même qui en fera les frais. Le contrôle ne protège pas uniquement le patient, le contrôle protège aussi la psychanalyse elle-même. Le contrôle m’apparaît donc comme un nœud avec trois cercles : épistémique (savoir en jeu dans la construction du cas), analytique (effets analytiques du contrôle), et éthique ; noués au centre par ce désir de l’analyste une fois vidé de ce trop qui l’a fait paradoxalement surgir.

Carolina Koretzky

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[1] Expression d’Éric Laurent, – voir Laurent É., L’Envers de la biopolitique, Paris, Navarin, 2016, p. 193 –, en référence au terme d’aliénation, in Lacan J., « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 161.

[2] Cottet S., « Autonomie du contrôle », La Cause freudienne, n°52, novembre 2002, p. 134-138.

[3] Miller J.-A., « Le débat », La Cause freudienne, n°52, op. cit., p. 141, à propos de l’intervention de S. Cottet.

[4] « Il est constant que la psychanalyse ait des effets sur toute pratique du sujet qui s’y engage. Quand cette pratique procède, si peu que ce soit d’effets psychanalytiques, il se trouve les engendrer au lieu où il a à les reconnaître. Comment ne pas voir que le contrôle s’impose dès le moment de ces effets, et d’abord pour en protéger celui qui y vient en position de patient ? Quelque chose est ici en jeu d’une responsabilité que la réalité impose au sujet, quand il est praticien, de prendre à ses risques. », Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 235.




Le savoir clinique et l’énonciation

 

Une mise en tension entre le savoir clinique et l’énonciation se pose ici d’emblée. Si ce qui se joue de plus singulier dans son analyse a des effets sur la pratique du praticien, le contrôle auquel il soumet cette dernière se modifierait au fur et à mesure des temps de l’analyse. Le contrôle serait-il ainsi la caisse de résonance de l’analyse du praticien ? Serait-il le lieu où se vérifierait le point où il en est dans celle-ci ? Et ce, jusqu’au moment où le contrôlé s’entendra non pas parler de lui mais de son patient ? Ce sont autant de questions abordées par ce texte.

Lilia Mahjoub

 Au cœur du contrôle est présent une tension entre le savoir clinique et l’énonciation. La manière dont on parle en contrôle de sa pratique est intrinsèquement liée aux effets analytiques obtenus dans sa cure. C’est ce que cette soirée [1] organisée par la Commission de la garantie propose de mettre au travail. Qu’est-ce qui pousse un praticien à aller en contrôle ? C’est d’abord le réel de la clinique contre lequel il se cogne dans sa pratique. Ce réel résonne nécessairement avec ce qui l’a conduit en analyse et dont il a à élaborer un savoir. Le contrôle ne peut donc s’envisager sans l’expérience de l’analyse. En cela l’intime de la cure est présent dans le contrôle, puisque ce qui se joue de plus singulier dans une analyse se répercute nécessairement sur la pratique. Le contrôle participe de la formation de l’analyste. Même s’il n’est pas l’analyse il y participe car des contrôles peuvent avoir des effets analytiques; à l’inverse l’énonciation de l’analysant en contrôle est intimement liée à la formation qu’il tire de sa cure.

La cause analytique

En 1964 dans son « Acte de fondation » [2], Lacan pose le contrôle comme l’un des trois éléments fondateurs de l’École avec la passe et le cartel. Jacques-Alain Miller, dans le liminaire de son livre Comment finissent les analyses, insiste sur cette préoccupation de Lacan d’éclairer pourquoi quelqu’un s’autorise à être analyste pour d’autres raisons qu’alimentaires [3]. La passe est l’invention de Lacan pour garantir que l’École ne soit pas une simple association de professionnels, le contrôle y participe également dans sa visée. Celui-ci n’est pas obligatoire, il repose sur un désir. Cela fait partie des manœuvres de Lacan, quand il fonde l’École freudienne de Paris, pour sortir la psychanalyse de l’impasse didactique. Élever le contrôle à la dignité d’un désir est ce qui permet de le nouer à la politique de l’École. « [L]e contrôle ne vaut rien s’il se borne à régler les relations que l’analyste-apprenti a avec ses patients. Le contrôle ne vaut rien […], s’il ne vise pas les relations de l’analyste avec la psychanalyse. » [4] Rendre le contrôle obligatoire consisterait donc à le ravaler à un contrôle de la pratique professionnelle. En revanche, il s’impose logiquement dès lors que l’analysant qui a une pratique a un rapport à la cause analytique. Celui-ci en attend un savoir sur le diagnostic, sur la construction clinique du cas ou sur la direction de la cure.

En analyse

On ne fait pas le même type de contrôle au début de son analyse et au début de sa pratique qu’à la fin et au-delà, pour celui qui a poussé son analyse jusqu’à son terme. Le contrôle se modifie au fil de l’expérience analytique. Au début de la pratique, celui qui vient en contrôle cherche bien souvent à présenter le cas de manière la plus complète possible, à présenter tout le matériel clinique dont il dispose. Les jeunes praticiens sont ceux dont Lacan dit qu’ils « font à peu près n’importe quoi et [qu’il] les approuve toujours [car] ils ont […] toujours raison » [5]. Car les laisser se risquer et payer le prix de leurs erreurs [6] est une manière de les renvoyer à leur analyse. Le jeune praticien peut aussi être celui qui se tait, or Lacan rappelle que l’analysant « n’est pas là pour s’affronter au simple silence de l’analyste » [7]. Il s’agira enfin qu’il puisse transmettre la manière dont il s’expose dans la rencontre avec son patient, au-delà du simple récit clinique.

Au fur et à mesure de l’expérience analytique, plus la production de sens s’épuise, plus le réel de l’analysant se cerne, plus le contrôle trouve aussi à se resserrer. Le contrôle devient alors le lieu où, dans l’adresse au contrôleur, l’on s’entend parler de son patient. Le contrôle se fera alors plutôt chambre d’écho ou caisse de résonnance : quelles questions n’ont pas été posées dans les entretiens préliminaires ? Quelle question ou quelle difficulté le cas nous pose-t-il ? Qu’est-ce qui a frappé dans le cas ? Quel est l’effet d’une interprétation ? Quel maniement du transfert ? Quel affect a surgi, indice d’un réel non analysé ? Ces points vifs émergeant dans un contrôle à propos de la rencontre avec un patient peuvent alors renvoyer au divan. Ainsi les allers et retours entre l’analyse et le contrôle concernent la formation de l’analyste qui s’aiguise. Cet effet de réduction dans le contrôle ne peut avoir lieu sans une longue analyse et sans par ailleurs une formation clinique qui peut se forger dans les sections clinques, dans les cartels mais aussi donc dans les contrôles.

« [Dans] l’appareil du contrôle le sujet vient en tant que praticien », pour vérifier qu’« il est analysé » [8], énonçait J.-A. Miller en 1990, c’est précisément cela qui protège le patient. Voici une définition simple de ce que peut vouloir dire « le contrôle de l’analyse ».

Contrôle et passe

À la fin de son enseignement, Lacan a pu s’étonner de comment à l’intérieur d’un contrôle l’« on puisse avoir une représentation de celui qui est en analyse » [9]. Il souligne que cela tient à une dit-mension qu’il définit comme étant l’endroit où repose un dit et il ajoute que le contrôle est de l’ordre d’une super-audition et non d’une supervision. Cette super-audition n’a-t-elle pas quelque chose en commun avec ce qui se joue dans la procédure de la passe ? J.-A. Miller a pu faire cette comparaison dans son cours « Le banquet des analystes » [10]. Dans les deux dispositifs, il y a une interposition, la transmission est indirecte. Il arrivait à Lacan de demander au passeur de se débarrasser de ses notes afin de parler du témoignage du passant plus directement. Cela résonne avec mon expérience du contrôle, où les notes et la recherche de complétude du savoir clinique se sont estompées avec le temps, au profit des points vifs et saillants du cas qui me marquent, nécessairement corrélés à la dimension de l’acte analytique.

Angèle Terrier

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[1] Soirée de la Garantie, « Analyse du contrôle et contrôle de l’analyse », qui s’est tenue à l’ECF, le 12 octobre 2022.

[2] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.

[3] Cf. Miller J.-A., « Liminaire », Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe, Paris, Navarin éditeur, 2022, p. 12.

[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 8 novembre 1989, inédit.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17.

[6] Cf. Miller J.-A., « Trois remarques sur le contrôle », disponible sur le site de l’ECF, https://www.causefreudienne.org/textes-fondamentaux/trois-remarques-sur-le-controle/

[7] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 43.

[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », op. cit., cours du 23 mai 1990, inédit.

[9] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », op. cit., p. 42.

[10] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », op. cit.




CHRONIQUE DU MALAISE : Notre discours du maître

 

Parfois, nous, analystes lacaniens, avons tendance à désigner le discours du maître comme l’un des maux de notre temps, un mal dont il faudrait guérir, ou du moins être prévenu. Et il y a sûrement de bonnes raisons à cela, surtout si l’on tient compte de l’alliance actuelle du discours du maître avec le discours de la science et du néo-capitalisme le plus féroce. Cependant, si l’on suit l’enseignement de Lacan, il faut conclure que l’inconscient lui-même est le discours du maître, que l’inconscient a sa structure même, son ordre déployé comme le discours de l’Autre. Vouloir guérir du discours du maître, ce serait alors vouloir guérir de l’inconscient, s’en débarrasser définitivement. Et il y a sûrement aussi de bonnes raisons de le vouloir. Ce ne serait pas le premier ni le dernier des paradoxes de la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité de la civilisation.

Lacan a abordé ce paradoxe en affirmant, vers la fin des années soixante et peu après la fondation de son École, que le discours du maître est l’envers du discours de l’analyste [1]. Et tout le problème est de savoir comment nous comprenons aujourd’hui cet « envers », comment nous opérons avec lui, tant dans l’expérience analytique, avec chaque sujet analysant, que dans l’expérience de ce collectif qui est le sujet du discours contemporain, et même dans l’expérience de ce collectif que nous appelons, avec Jacques-Alain Miller, « l’École-sujet » [2]. Comment se servir du discours du maître, l’envers du discours de l’analyste, sans finir par le servir ?

Disons que cela dépendra toujours, dans un lieu comme dans l’autre, de l’usage qu’on y fait de ce que l’expérience analytique nous apprend à manier comme le transfert. Ce n’est pas pour rien que la formule que Lacan donnera de la structure du transfert [3] suit aussi l’ordonnément du discours du maître. Le transfert est notre discours du maître, celui qui est à l’envers de l’expérience analytique comme sa force motrice et libidinale, mais aussi dans les liens et les institutions sociales, et aussi dans l’expérience de l’École-sujet.

Comment opérer donc avec cet envers qui est notre discours du maître ? Il y a un problème de principe, que Lacan considérait précisément au moment de sa « Proposition du 9 octobre… » et qu’il énonce de façons diverses : il n’y a pas d’intersubjectivité dans le transfert, le transfert n’est pas un phénomène entre deux sujets tel qu’il l’avait envisagé au début de son enseignement, croyant qu’une communauté d’expériences fondée sur cette intersubjectivité serait possible. Que des conflits politiques, institutionnels et sociaux puissent être traités sinon résolus, dans la reconnaissance réciproque de cette intersubjectivité qui, quand même, n’existe pas dans le transfert ! Il n’y a pas d’intersubjectivité possible du transfert ou, dit avec une autre formule lacanienne, il n’y a pas de transfert du transfert, comme il n’y a pas d’Autre de l’Autre.

Et, pourrait-on tout de même parler d’un transfert de travail dans un collectif qui soit fondé, non dans une intersubjectivité qui n’existe pas, mais dans une critique réciproque ? Peut-on fonder un lien collectif sous l’égide d’une réciprocité du transfert, qui n’existe pas comme tel dans l’expérience analytique, où il n’y a qu’un seul sujet ? C’est le problème auquel nous sommes confrontés chaque fois dans l’expérience de l’École-sujet, mais aussi chaque fois que nous intervenons, au nom du discours analytique, dans le discours social de notre temps.

Miquel Bassols

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[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 99 : « Il doit commencer à vous apparaître que l’envers de la psychanalyse, c’est cela même que j’avance cette année sous le titre du discours du maître ». Il faudra suivre les détours de ce paradoxe pour arriver l’année suivante à une nouvelle torsion : Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 9 : « Le discours du maître n’est pas l’envers de la psychanalyse, il est où se démontre la torsion propre, dirai-je, du discours de la psychanalyse ».

[2] Cf. Miller J.-A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’école (2000) », La Cause freudienne, n°74, p. 132-142. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2010-1-page-132.htm

[3] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 248.