Edito : Le dico de l’artiste

  

« Je crois, dit Lacan, qu’il y a plus de vérité dans le dire qu’est l’art que dans n’importe quel bla-bla. […] Ce n’est pas pré-verbal – c’est un verbal à la seconde puissance » [1].

 

Dans l’entretien réalisé avec Pierre Soulages en 2010 [2], Jacques-Alain Miller faisait remarquer à l’artiste comment dès son plus jeune âge il avait développé une « puissance d’auto-affirmation » [3]. Cette remarque faisait suite au récit de P. Soulages qui, enfant, s’était évadé par deux fois de l’école, signe de sa position réfractaire à l’enseignement scolaire. Aux noces taciturnes avec le savoir de l’Autre, le jeune P. Soulages préfèrera les noces vives avec les vibrations lumineuses d’une tache de goudron aperçue sur un mur, ou celles de la neige blanche qu’il traduira par le noir. Il en fera sa griffe artistique, dans une fidélité remarquable à ce phénomène de jouissance.

L’Autre avec lequel P. Soulages va très tôt décider de dialoguer sera la matière, « ouverte à l’accident », à « l’élément implacable et irréversible de l’évènement » [4], dont il va affirmer la présence dans une variation de jeu continu sur la toile. Gérard Wajcman rappelait comment Freud – dans son texte « la création littéraire et le rêve éveillé » – avait introduit une « intuition puissante » en rapportant le travail de l’artiste au jeu de l’enfant, où ce que Freud avait pressenti dans le jeu était la dimension de la jouissance : « Y aurait-il la moindre jouissance du spectateur d’art s’il n’y avait une jouissance de l’artiste ? » [5]

Lacan, après Freud, montrera un vif intérêt pour le savoir de l’artiste, invitant le psychanalyste à en prendre de la graine [6]. Rendant hommage à l’écriture de ravissement de Marguerite Duras, Lacan revenait sur l’intuition de Freud évoquant « cette sublimation dont les psychanalystes sont encore étourdis de ce qu’à leur en léguer le terme, Freud soit resté bouche cousue. Seulement les avertissant que la satisfaction qu’elle emporte n’est pas à prendre pour illusoire » [7]. Il y a un air, « l’on l’air » [8], de rupture dans le dernier enseignement de Lacan avec l’écriture du sinthome où la vérité devient mirage, et qui suppose un art de faire avec la jouissance, un « art-dire » [9].

P. Soulages [10] évoquait ce moment qui venait faire point d’arrêt dans la peinture d’une toile, dès lors qu’il obtenait ce quelque chose qui lui paraissait « vivre d’une vie mystérieuse, difficile à cerner, mais qui est là » [11]. J.-A. Miller situait l’effet de réel que pouvait provoquer l’art de P. Soulages sur le spectateur dans l’affirmation sur la toile de cette présence pleine et entière [12] , renvoyant celui-ci à sa solitude, « au poids de sa présence contingente dans le monde » [13]… à contrario de l’instabilité du rapport à son être dont témoigne l’identité affirmée du dico de l’époque.

Valentine Dechambre

________________

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 18 janvier 1977, Ornicar ?, n°15, p. 9.

[2] Soulages P., « Soulages le réfractaire », entretien avec J.-A. Miller, P. Encrevé, N. Georges-Lambrichs, P. Fari, La Cause du désir, n°75, juin 2010, p. 135-167.

[3] Ibid., p. 145.

[4] Ibid., p. 159.

[5] Wajcman G., « Damien Hirst. L’artiste en Persée », La Cause du désir n°100, novembre 2018, p.  82.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n°17/18, p. 15.

[7] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 195-196.

[8] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 569.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 110.

[10] Cité par J.-A. Miller : cf. Soulages P., « Soulages le réfractaire », op. cit.

[11] Soulages P., « Soulages le réfractaire », op. cit., p. 157.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 156.




Tu es ce que tu coches

 

Voici bientôt 20 ans, à l’occasion du projet d’amendement Accoyer, Jacques-Alain Miller soulignait la logique de l’évaluation en démontrant, avec ce texte, son extension à tous les champs de l’existence, jusqu’au plus intime [1]. Avec l’évaluation se met en place le devenir unité comptable et comparable du sujet, l’ère de LHomme sans qualités, selon le titre du roman de Robert Musil [2] qui, de manière saisissante, en décrivait la logique naissante.

Ainsi, nous démontrait alors J.-A. Miller, le signifiant maître qui règne à notre époque, ce Un de l’unité comptable, « est à la fois le plus stupide […], le moins poétique mais aussi […] le plus élaboré, puisqu’il est justement nettoyé de toute signification. » [3] Ceci n’est pas sans conséquences sur la langue, laquelle se trouve, elle aussi, infiltrée par le règne du questionnaire et de la coche.

Nous pouvons en relever deux occurrences, rencontrées dans l’application de l’évaluation dans certaines institutions de soin : l’usage d’un langage creux tout d’abord, dont les termes n’enserrent aucune signification précise, et s’écartent de tout lien à un référent. La conséquence de mise en place d’un pouvoir exorbitant, illimité, en a été analysée dans différents champs de l’expérience. Dès lors, l’opération produit l’assujettissement à un Autre dépourvu de tout désir, de tout idéal, pure exigence de soumission à un processus vide de sens.

D’autre part, et semble-t-il à première vue à l’inverse, se met en place une chasse à l’équivoque, aux pouvoirs de résonance du signifiant, ainsi qu’à sa dimension de semblant. Le mot est sommé de se rapprocher au plus près de ce qu’il doit signifier ; signifiant et signifié ne devraient plus comporter d’écart. « Les choses parlent », tel est l’horizon que nous présente J.-Cl. Milner [4], ou plutôt, elles gouvernent, et il ne s’agit plus que de traduire les contraintes qu’elles révèlent. Certains vont jusqu’à regretter le manque de réalisme des histoires pour enfants qui ne décrivent pas correctement la réalité et risquent de les induire en erreur [5].

Or, nous rappelle J. Lacan, « C’est qu’à toucher si peu que ce soit à la relation de l’homme au signifiant […], on change le cours de son histoire en modifiant les amarres de son être. » [6]

Ces modalités d’usage de la langue témoignent d’une modification du rapport au réel : diffus et évanescent d’une part, dépouillé de ses atours de semblant d’autre part, prétendant l’éviter, ou dire la chose même.

L’émergence du dico contemporain, « Je suis ce que je dis », dans sa tentative d’auto-saisissement du sujet, passant outre la division qu’introduit le langage, ne représente-t-elle pas une modalité symptomatique de réponse à ces atteintes à la langue, révélant et mettant en œuvre à la fois cet écrasement du sujet ? Nous savons en effet, avec J. Lacan, que « la condition du sujet […] dépend de ce qui se déroule dans l’Autre » [7].

Hors tout idéal, toute identification collective, la recherche d’une identité fondée sur une auto-affirmation, prétendant atteindre à la pure identité de soi à soi par un dico, apparaît comme une tentative de réponse à un Autre qui réduit le sujet à être ce qu’il est, ce Un comptable et comparable, substituable. Cette réponse en impasse qui pourrait alors être entendue comme un cri, revendicatif ou désespéré, est-elle susceptible d’être transformée en appel ? Il s’agit, pour celui qui s’en fait le porteur, de consentir à la rencontre avec la béance propre au langage, et son solde inconscient.

Nadine Page

_______________________

[1] Miller J.-A. & Milner J.-Cl., Voulez-vous être évalué ?, Paris, Grasset, 2004.

[2] Musil R., LHomme sans qualités, Paris, Seuil, Points poche, 1956.

[3] Miller J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », La Cause freudienne, n°57, mai 2004, p. 75.

[4] Milner J.-Cl., La Politique des choses. Court traité politique I, Lagrasse, Verdier, 2011, p. 38 & 25.

[5] http://braindamaged.fr/29/08/2011/asterix-et-obelix-plus-violents-quil-ny-parait/ disponible sur internet.

[6] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 527.

[7] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 549.




Le sujet ne se débarrasse pas du lieu de l’Autre

 

La guerre est déclarée en Ukraine et ailleurs, entre hommes et femmes, cis et trans, féministes et TERF, parents exaspérés–enfants terribles [1]. Guerre de tous contre chacun qui s’exprime au gré des cristallisations communautaires imaginaires et fluides. L’idéal d’amour et d’harmonie se renverse en haine, ségrégation, délations… Suivant Freud dans ses ouvrages sur le totem et la psychologie des foules, nous y verrions une conséquence de ce que l’on peut appeler le déclin de l’imago paternelle, du Nom-du-Père et de ses avatars qui, même pluralisés, ne suffisent plus à tamponner la jouissance débridée de notre époque frénétique.

Dans « La direction de la cure », Lacan évoque que lorsque l’on en est à « je et à moi », on est « à couteaux tirés » [2]. Il manque alors l’Autre, « le lieu [où la parole se constitue,] du trésor des signifiants » [3], alcôve pour le Nom-du-Père. Ce n’est pas comme s’il était possible d’évacuer complètement la place de cet Autre-là. Ce n’est que dans un temps second que l’on peut dire qu’« il n’y a pas d’Autre de l’Autre » [4], voire que l’Autre n’existe pas. Son fonctionnement doit avoir été repéré dans une analyse pour qu’on parvienne à approcher son inexistence. L’Autre, n’est-il pas ce lieu tiers où, dans la relation « duelle », viennent à s’intriquer deux subjectivités ? Quand « Je » parle, qui suis-je sinon l’énigme de mon désir quant à laquelle j’espère quelque lueur, comme don symbolique, de la part de celui à qui je m’adresse ?

Que l’Autre se confonde ou non avec l’autre, il reste un lieu, une place symbolique. Vouloir se débarrasser des embarras de la parole, c’est négliger une marge précieuse, espace respirable de la dialectique que constitue ce lieu tiers.

Le sujet ne se débarrasse pas du lieu de l’Autre, il s’en accommode plus ou moins, lui donne ou pas une plénitude symbolique. Réduit à son plus simple appareil, ce lieu devient celui d’un déchaînement. On sait que chez le Président Schreber, ce « tu » [5] précaire exige du sujet un « effort de réplique » [6] constant, écrasant et irrespirable. Un dialogue hors sens permanent avec Dieu lui est extorqué, sans possibilité que cela soit scandé autrement que par le feu d’artifice de la désagrégation du corps schrébérien, lorsque le discours se rompt (Nichtsdenken[7].

« Le cri est le gouffre où le silence se rue. » [8] N’est-ce pas de se sentir laissés-tombés par un résidu atrophié du grand Autre que certains sujets radicalement « auto-déterminés », en viennent aujourd’hui à hurler leur haine à plein poumons ? Pour tenter d’imposer un silence, peut-être, chez ceux qui bavassent de manière trop inconséquente à leur goût ? Je-tu et moi sont là, à couteaux tirés. Ça crie. C’est la guerre, irrespirable. Qui viendra là entamer cette furieuse inséparation et dans la marge d’un silence, transmuter le cri en appel ?

Sacha Wilkin

___________________

[1] Titre des prochaines JIE7, Parents exaspérés – enfants terribles. https://institut-enfant.fr/organisation-jie7/inscription/ 

[2] Cf. Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 591.

[3] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, op. cit., p. 806.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 353.

[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 307-320.

[6] Cf. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 560.

[7] Ibid.

[8] Lacan J., « Mise en question du psychanalyste », Lacan Redivivus, Navarin éditeur, 2021, p. 83.




Soulages au-delà de l’outrenoir

 

Né en 1919, Pierre Soulages est mort le 26 octobre 2022 à 102 ans. Il laisse une œuvre immense et environ 1500 tableaux. Comment comprendre qu’un artiste ait pu conquérir le monde entier en faisant usage (presque) exclusivement de la couleur noire ? Aucun peintre n’a affirmé avec une telle radicalité que « le noir est une couleur » [1]. Décryptage…

Le travail de Soulages rend particulièrement sensible la fonction de l’objet regard. Il révèle à quel point quand nous croyons regarder le tableau, au fond c’est le tableau qui nous regarde. À une condition cependant : Soulages exige le « présentiel ». Ni la photo, ni le film – aucune reproduction – ne permet d’approcher, même de loin, la passionnante expérience que vit le « regardeur » en découvrant un de ses « outrenoirs » ou les vitraux (transparents) réalisés pour l’abbatiale de Conques.

C’est avec les outrenoirs, apparus sous son pinceau en 1977 – et pour lesquels il forge lui-même ce nom – que Soulages devient orfèvre du noir et de la lumière. En virtuose de la mise en fonction de l’objet regard, il met au point un dispositif qui rappelle l’ouverture des Écrits : « C’est l’objet qui répond à la question sur le style […] À cette place que marquait l’homme […], nous appelons la chute de cet objet » [2]. En effet, décoller le sujet de son objet, faire en sorte qu’il s’en distancie : telle est la perspective d’une psychanalyse.

C’est aussi le ressort du travail de Soulages. Écartant la représentation, détaché de toute référence, le noir semble creuser un trou dans la toile, présentifiant le vide. C’est le temps 1. « Les trous noirs qui sont des objets qu’on ne voit pas, […] ce ne sont de toute façon pas vraiment des objets » [3], note Gérard Wajcman dans un livre tout récent. Le temps 1 est donc un temps d’abstraction, de soustraction de l’objet. En retranchant d’abord, l’artiste provoque un effet de vidage : « On n’y voit rien » [4] pourrait témoigner, égaré, le regardeur qu’un outrenoir sort brusquement de sa routine visuelle.

Le temps 1 est aussi le moment qui découpe, isole le tableau, en tant qu’objet se détachant d’un mur. « Saisir ainsi l’objet […] suppose de pouvoir le nommer, le distinguer […] des autres, le voir un, ce qui donne d’ailleurs aussi la possibilité de le compter » [5], rappelle G. Wajcman. L’outrenoir révèle son existence d’objet d’art en créant le « regardeur » – en étant cause que devant le tableau il y ait un « regardeur ». En somme, « l’équation élémentaire constitutive de cette opération de mutation d’être serait : une chose + un regard » [6].

Au temps 2 « l’objet se révèle soudain dans toute sa puissance » [7], montrant sa double nature d’objet cause du désir et d’objet de jouissance. Le temps 2 est celui où, une fois obtenu l’écart créé au temps 1, le regard se saisit de l’œuvre. Il n’est pas facile en peinture d’obtenir une véritable couleur noire, sans reflet. Un noir absolu absorbe presque entièrement le spectre lumineux ; l’œil peut à peine le percevoir. Le noir de Soulages a ceci de remarquable qu’il réfléchit la lumière. Les reflets de l’acrylique font partie intégrante de l’œuvre et varient avec les déplacements du spectateur. C’est donc le reflet qui met en route l’œil du « regardeur ». Soulages insistait : « la lumière vient du tableau vers moi, je suis dans le tableau » [8].

Tel est le secret de l’outrenoir de Soulages : avec ce dispositif, l’objet artistique vient compléter le spectateur, l’apaiser, dans une expérience de jouissance et de possession par le regard qui explique l’adhésion du public, et sans laquelle il serait impossible de comprendre l’immense succès international de Soulages, qui ne se dément pas depuis sa première exposition en 1947.

Armelle Gaydon

___________________

[1] Le noir est une couleur est le titre d’une exposition qui a fait date à la Fondation Maeght en 2006 à Saint-Paul de Vence. C’était aussi le titre de la première exposition du collectionneur Aimé Maeght en 1946. Cf. Coll., Le noir est une couleur. Catalogue de l’exposition, Editions Fondation Maeght, 2006.

[2] Lacan J., « Ouverture de ce recueil », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 10.

[3] Wajcman G., Ni nature, ni morte, Paris, éditions Nous, 2022, p. 9.

[4] Paru en 2003, On n’y voit rien, est le titre d’un essai de Daniel Arasse qui a révolutionné la critique d’art.

[5] Wajcman G., Ni nature, ni morte, op. cit, p. 9.

[6] Ibid., p. 13.

[7] Ibid., p. 10.

[8] Gignoux S., « Pierre Soulages, la lumière de l’inattendu », Interview de Pierre Soulages au quotidien La Croix, 9 octobre 2009, disponible en ligne (novembre 2022) à l’adresse https://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Pierre-Soulages-la-lumiere-de-l-inattendu-_NG_-2009-10-09-567001




CHRONIQUE DU MALAISE : Surnature

 

L’expérience de la pandémie Covid-19, ainsi que ladite crise climatique, ont mis en évidence la nécessité radicale d’un calcul collectif des êtres humains pour faire face aux nouveaux défis de la civilisation. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas d’issues individuelles mais la nécessité d’un calcul qui introduit la dimension d’un sujet trans-individuel, un sujet qui n’existe et qui n’opère que dans un monde de langage. Ce sujet n’est pas réductible à un organisme vivant dans un environnement supposé « naturel » auquel il faudrait l’adapter. L’idée darwinienne que l’être humain – qu’il soit considéré individuellement ou en tant qu’espèce – vit en s’adaptant à la nature comme un « environnement » est une idéologie que Jacques Lacan avait critiquée à plusieurs reprises en indiquant qu’elle rencontrerait un symptôme irréductible :

« Cependant la science physique se trouve, va se trouver ramenée à la considération du symptôme dans les faits, par la pollution de ce que du terrestre on appelle, sans plus de critique de l’Umwelt, l’environnement : c’est l’idée d’Uexküll behaviourisée, c’est-à-dire crétinisée. » [1] 

On peut référer ce que Lacan disait en 1971 de la physique à ce qui est aujourd’hui une certaine écologie, dont la biologie de Jakob Johann von Uexküll a été justement l’un des pionniers et qui a mérité l’intérêt de Lacan dans la mesure où elle a brisé le paradigme évolutionniste de Darwin. Dans le calcul collectif du sujet contemporain, ce n’est pas d’une adaptation de l’être humain aux changements de son supposé environnement dont il s’agit. Il s’agit de prendre au sérieux ce symptôme de la pollution déjà indiqué à ce moment-là par Lacan, signe d’un réel qui est devenu aujourd’hui un réel traumatique et qui laisse hors jeu toute idéologie d’une « adaptation à l’environnement ».

Dans cette perspective, il peut être intéressant de reprendre une notion que l’on retrouve dans les écrits du poète cubain José Lezama Lima et qui se rapproche, à notre avis, de la notion psychanalytique de symptôme. Il s’agit de la notion de « surnature », terme qui n’a rien à voir avec une transcendance divine du surnaturel mais avec les effets du langage sur le réel. La surnature a, pour Lezama Lima, son précèdent dans l’idée de Blaise Pascal à l’orée de la révolution scientifique du XVIIe siècle : « la vraie nature étant perdue, tout devient sa nature » [2], c’est-à-dire, tout devient surnature, image, métaphore, ou encore symptôme, signe d’une perte qui doit être lue alors comme un plus qui fera fonction de boussole pour l’être parlant.

Seule une politique qui prendrait en compte cette dimension d’une perte nécessaire de jouissance dans la production de la surnature pourra répondre autrement aux impasses du réel auxquels nous confrontent les défis actuels de la crise climatique et ses conséquences. Ce serait une politique qui tiendrait compte de la dimension irréductible du symptôme, non pas comme un trouble, non pas comme une erreur qu’il faudrait effacer ou qu’il faudrait adapter à cette réalité ou « environnement », dans une course à l’infini du progrès ou d’une évolution constante, mais comme une réponse du sujet qui a toujours une valeur de vérité face au réel.

C’est pourquoi Jacques Lacan avait promu une politique orientée par le symptôme. Et c’est pourquoi aussi on aurait « bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique » [3].

Miquel Bassols

_________________

[1] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 18.

[2] Pascal B., Les Pensées. Oeuvres complètes, t. 1, Paris, Hachette, 1871. Consultable sur internet : http://www.penseesdepascal.fr/I/I15-moderne.php

[3] Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 18.