Edito : Je suis ce que je lis

 

 

« Je suis ainsi celui qui dit et qui écrit et qui, en disant et en écrivant, laisse dans la mémoire de l’autre une trace qui, pour être maladroite et sans nécessaire beauté, est une preuve tangible de mon existence. Je suis celui qui a entendu l’autre, celui qui l’a lu, et ces traces laissées dans ma propre pensée ont fait mon identité et ma cohérence. Je ne suis donc en fait qu’une pensée qui s’exprime, nourrie par tout ce que j’ai lu, écrit et dit moi-même. C’est parce que je suis, par la grâce du verbe, à la fois “traceur” et “tracé” que je peux apaiser les chiens fous qui menacent de déchirer la conscience si fragile de moi-même. » [1]

Plongée dans l’Autre que j’ai choisi de lire et d’écouter, j’utilise chaque jour les mots, expressions, concepts issus de mes lectures. Ils m’aident à penser le monde et le réel de ma pratique. Suis-je donc ce que je lis : je me mets dans les pas de mes lectures (je les suis) et d’autre part, elles me constituent de façon plurielle. Ai-je une pensée propre, un génie personnel, une âme sans pareil ? « J’âme » [2] à le croire mais il faut bien que j’avoue que mes mots sont toujours ceux de l’Autre, qu’il est extrêmement rare que quelque chose de nouveau, d’inédit, surgisse. L’inconscient est transindividuel [3], nous sommes sujets de l’Autre.

Cependant l’être parlant aime imaginer et croire qu’il est une âme et qu’il a un corps. « L’amour-propre est le principe de l’imagination. Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. » [4]

Que recèle donc l’affirmation « je suis un homme » (alors que mon corps est celui d’une femme) ou que « je suis noire » (alors que ma peau est blanche) ? [5] L’assertion qui consiste à avancer que je suis autre que ce que mon corps incarne suppose l’existence d’une instance en dehors ou au-delà du corps. Il y aurait un moi purement symbolique, fait de signifiants, sans corps vivant jouissant et sans image de ce corps, ou à partir de phénomènes de corps interprétés par le sujet selon ce paradigme. Ce Moi discord serait donc plus vrai que le corps biologique et aurait le droit de revendiquer la réparation de l’erreur faite par la Nature, ou par Dieu. Il y a au cœur de cette revendication une dévaluation de l’Autre, un refus d’être dupe de l’Autre.

La conviction d’être d’un autre sexe que son sexe biologique ou d’être d’une autre couleur de peau révèle une condition nécessaire à ce postulat, celle de se croire doté d’une âme incorporelle et immortelle qui animerait le corps vivant. Que cette idée soit rattachée à une religion ou pas, elle est profondément ancrée dans les représentations psychologiques, philosophiques et/ou religieuses de la plupart des civilisations humaines. Lacan parle à ce sujet de fantasme et il admet être de ceux « qui ne leur font pas bonne réputation » [6].

Néanmoins la pragmatique clinique déployée au fil des cas exposés lors de la journée d’UFORCA en juin dernier a démontré la pertinence du choix de changer de sexe pour un nombre important de sujets. Ce choix peut leur permettre de se construire à l’abri d’un réel insupportable. Pour nous, psychanalystes, il ne s’agit pas de croyance mais de se faire « docile au trans » [7] selon l’expression employée par Jacques-Alain Miller, c’est-à-dire de nous mettre à l’écoute de leur souffrance et d’accompagner, non sans questionner, leur conviction et leur chemin vers une solution plus vivable.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Bentolila A., Le Verbe contre la barbarie. Apprendre à nos enfants à vivre ensemble, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 197-198.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p.78.

[3] Cf. Miller J.-A., « Point de Capiton », La Cause du désir, n°97, novembre 2017, p. 97.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.

[5] En 2017, Martina Big, mannequin et actrice allemande, a défrayé la chronique en s’injectant de la mélatonine afin d’obtenir une peau noire et en affirmant que ses enfants à venir seraient noirs, convaincue elle-même d’être d’origine africaine.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 78.

[7] Miller J.-A., « Docile au trans », Lacan Quotidien, n°928, 25 avril 2021, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr)




« Funes el memorioso » : en prendre de la graine

 

Si le poète va jusqu’aux limites des possibilités du langage, Borges flâne au-delà de ces limites. Magicien du réel, sa nouvelle « Funes ou la mémoire » [1] nous montre ce réel qui cogne lorsque le langage vise la totalité.

Habitant des faubourgs de Fray Bentos, Uruguay, Ireneo Funes devient « memorioso » lors d’un accident grave qui le rend infirme. Dans sa chambre, contemplatif jusqu’à la sidération, il est capable de reconstruire de mémoire une journée entière, sans hésitation. « [N]on seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée. » [2]

Personnage rustique et vernaculaire, sa mémoire prodigieuse le pousse aux limites de la mémoire elle-même. Car une mémoire qui se souvient de tout, est-elle toujours une mémoire ? L’enjeu que nous soulignons ici n’est pas tant la clarté et la précision de ses souvenirs, que la position mythique dans laquelle le placent ces derniers : nommer chaque chose dans le détail de chacun de ses instants. Un véritable projet de langage sans faille.

Ainsi, avec des souvenirs aussi détaillés, « [n]on seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique “chien” embrassât tant d’individus dissemblables […] ; cela le gênait que le chien de 3 h 14 (vu de profil) eût le même nom que le chien de 3 h un quart (vu de face). » [3] Ce même embarras le pousse à concevoir un nouveau système numérique, à cause du « mécontentement que lui procura le fait que les Trente-trois Orientaux exigeaient deux signes et deux mots, au lieu d’un seul mot et d’un seul signe. » [4] Ce « principe extravagant » est appliqué aux autres nombres : « [a]u lieu de “sept mille treize”, il disait (par exemple) “Maxime Pérez” ; au lieu de “sept mille quatorze”, “le chemin de fer” » [5]. Le narrateur tente de le persuader en vain que « cette rhapsodie de mots décousus était précisément le contraire d’un système de numération » [6]. En effet, chaque nombre devient un nombre tout seul, donc jamais le précédent ni le suivant d’une série [7].

Funes nous montre les conséquences d’un langage sans faille, supportable seulement par une mémoire dont l’énormité la rend équivalente à l’oubli. En nommant chaque goutte du fleuve d’Héraclite, chaque instant devient une première fois, et chaque moment qui le précède devient unheimlich : « [s]on propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenaient chaque fois. […] Il était le spectateur solitaire et lucide d’un monde multiforme, instantané et presque intolérablement précis. » [8]. Reconnaissant et méconnaissant son propre corps, il vit à ciel ouvert ce qui est le propre du sujet : « qu’en lui il y a un moi qui lui est toujours en partie étranger » [9].

Si « de l’art, nous avons à prendre de la graine » [10], comment penser Funes dans notre époque, celle de la montée au zénith du plus de jouir ? Ferait-il le catalogue des modes de jouissance ? Nommerait-il chaque instant de jouissance, en multipliant de manière illimitée « la première fois » ? [11] Catalogue exhaustif des « petites différences », notre héros semble paraphraser la « Note sur le père » : devant la glace, Funes fait de sa propre image une sorte de « ségrégation ramifiée […] qui ne fait que multiplier ses barrières » [12]. Funes et notre époque ont beau tenter de nommer le réel, il reviendra toujours à la même place. Comme disait un ami, rien de pire qu’un « dimanche de la vie » [13], car il y a toujours un lundi.

Cristóbal Farriol

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[1] Borges J. L., « Funes el memorioso », Obras completas, 1923-1972, Buenos Aires, Emecé Editores, 1942. Traduction française : « Funes ou la mémoire », Fictions, Paris, Gallimard, 1957, 1965, 1993, p. 113-124.

[2] Ibid., p. 122.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 121.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Cf. Miller J.-A., « L’Un est lettre », La Cause du désir, n°107, mars 2021, p. 19.

[8] Borges J. L., « Funes ou la mémoire », Fictions, op. cit., p. 122-123.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 107.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.

[11] « Por qué deberíamos cambiar el concepto de “perder la virginidad” » – BBC News Mundo, consultable à  https://www.bbc.com/mundo/vert-cap-58690165?utm_source=pocket_mylist

[12] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8.

[13] Queneau R., Le Dimanche de la vie, Paris, Gallimard, 1973, cité in Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 413.




L’identité pulvérisée par Philip Roth

 

« L’expérience nous suggère de chercher le sens de toute identité, au cœur de
ce qui se désigne par une sorte de redoublement de “moi-même. »
Jacques LACAN, Le Séminaire, livre IX, « L’identification »

Le mirage contemporain de l’identité et de l’individu auto-nome, transparent à lui-même et pouvant dire tout de son être sans division, n’est pas sans conséquences sur les subjectivités et le lien social : replis identitaires et communautaires, montée des totalitarismes…

L’œuvre de Philip Roth, écrivain américain incontournable de la littérature contemporaine, est un antidote puissant aux revendications identitaires et à l’idéal de transparence à soi-même qui marquent notre époque. Sa façon de traiter la question de l’identité en fait surgir l’opacité irréductible. Il plonge le lecteur dans un jeu savant de doubles, une mise en abîme vertigineuse qui met en lumière le caractère mouvant et multiple des identifications, l’impossibilité de les résorber dans une unité, et la difficulté pour chacun de savoir qui il est. Sur fond de contradictions et ratages, ses personnages rencontrent à un moment une énigme quant à ce qu’ils croyaient savoir d’eux. Dans leur quête, ils découvrent la part de ce qui leur vient de l’Autre, des désirs et discours qui les ont précédés, mais aussi la part irrationnelle, étrangère qui les habite et oriente leurs choix à leur insu. Paradoxes, complexité et vulnérabilité des existences humaines sont mis en scène de façon éclatante.

Dans La contrevie [1], chef-d’œuvre où P. Roth aborde le rapport à la judéité, les récits se succèdent dans la discontinuité, renversant radicalement les versions précédentes sans les annuler. Il met en scène de multiples façons d’être juif selon les lieux et discours dans lesquels les personnages sont pris, dans une polyphonie où toutes les voix se font entendre.

Nathan Zucherman, personnage écrivain récurrent, dénonce le leurre de l’identité de soi à soi : « Être Zuckerman est un long numéro continu, tout le contraire de ce qu’on appelle être soi-même. De fait, ceux qui paraissent le plus eux-mêmes me font l’effet d’imiter ce qu’ils croient vouloir être, devoir être, ou passer pour être aux yeux de ceux qui fixent les critères. Ils sont tellement sincères qu’ils ne s’aperçoivent pas que leur sincérité fait partie du jeu. » [2]

À travers l’exemple de la circoncision, il récuse « le rêve d’une vie matricielle dans un superbe état d’innocence préhistorique, l’idylle séduisante de la vie “naturelle”, libérée de tout rituel fabriqué par l’homme. Naître c’est perdre tout ça. » [3]

La déconstruction qu’il opère va jusqu’au suspens du sens, faisant résonner l’abîme entre signifiant et signifié : « “Bon Dieu, mais en quoi ça consiste, être juif ?” Pour y répondre, il y en a qui perdent leurs fils, d’autres un bras ou une jambe, on perd ceci, on perd cela. “Qu’est-ce que c’est qu’un Juif au départ ?” Question qui n’est pas d’hier : le son “juif” n’est pas tombé du ciel comme une pierre. Il a bien fallu qu’une voix humaine articule “ju-if”, en montrant quelqu’un du doigt. C’est ainsi qu’a commencé ce qui n’a pas cessé depuis. » [4]

Faisant chuter l’illusion d’une identité univoque et idéale, P. Roth en dénonce de façon percutante les dangers, avec le retour du réel de la haine et de l’antisémitisme à la fin du livre. Il démasque, sous les idéaux et revendications identitaires, une jouissance obscure agissant à l’insu des sujets.

Lire son œuvre produit un effet de réveil précieux !

Florence Smaniotto-Giusto

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[1] Roth P., La Contrevie, Paris, Gallimard, 2004.

[2] Ibid., p. 445.

[3] Ibid., p. 450-451.

[4] Ibid., p. 205.




CHRONIQUE DU MALAISE : De quel réel parlons-nous ?

 

Le 14 septembre dernier, l’Agence France Presse rapportait les propos de Tedros Adhanom Ghebreyesus, selon qui on voyait désormais la fin de l’épidémie de Covid-19. Le directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), qui, dans un atermoiement délicieusement diplomatique, n’avait pas vraiment annoncé le début de l’épidémie, a aussi administré une parabole sportive : « Quelqu’un qui court un marathon ne s’arrête pas quand il aperçoit la ligne d’arrivée. Il court plus vite, avec toute l’énergie qui lui reste. Et nous aussi. Nous pouvons tous voir la ligne d’arrivée, nous sommes en passe de gagner mais ce serait vraiment le plus mauvais moment de s’arrêter de courir » [1].

Ces propos étonnent. Le virus ne veut rien, il se moque de la performance. Sans hôte, il est inerte. Si les conditions sont réunies (température, hydrométrie, pression, distance, charge virale ou d’autres encore que l’on ne connaît pas), le virus se réplique, certaines mutations sont favorisées, et ainsi de suite.

Or, selon les termes de M. Ghebreyesus, il faut comprendre que le virus court aussi, voire est susceptible de nous sauter au visage pendant que nous courons pour fuir. Cette idée essentialise le virus et, par le truchement de la ligne d’arrivée, fait consister une barrière. En clair, M. Ghebreyesus s’en tient à produire du symbolique à foison comme il fabriquerait une imploration divine pour venir à bout du virus. La ligne d’arrivée, c’est l’endroit où la butée logique du symbolique se disloquera comme le coureur arrache la petite ficelle lorsqu’il la franchit. Face à un tel arrangement et surtout une telle dislocation, Lacan prévient : « C’est de là que le réel surgit » [2]

M. Ghebreyesus ne fait sciemment pas référence à la science du virus, il en reste à l’étage de la personnification qui élude précisément le surgissement d’un réel. Il promeut une menace à laquelle il s’agit d’échapper comme on contournerait une tempête sur l’océan. Le virus présente un comportement de prédateur auquel doit répondre l’intention comportementale des populations sur lesquelles il s’abat. Attraper le virus, tomber malade devient une malédiction. Le symbolique ne vise pas la compréhension d’un mécanisme viral mais la description de ladite malédiction. Contrôler les désastres du virus revient à contrôler les usages sociaux des populations. Être touché par le Covid est la conséquence d’un trop grand relâchement. C’est le tour spectaculaire que le régime chinois a opéré : inculquer qu’un malade est une nuisance qui colporte le mal par faute d’une jouissance inadaptée au virus. Donc, on vous calfeutre ; cette finalité qui vise d’avoir le virus à l’usure justifie n’importe quel moyen.

Mais il y a pire. Soit on discute ARN messager, soit on discute scellés sur la porte, enfermement H24, et l’on collationne non plus un savoir sur le virus mais un savoir sur les conditions de sa transmission. Or, les conditions de sa transmission, c’est qu’il suffira toujours qu’un cœur batte quelque part sur terre pour qu’il y ait du virus. 

De l’animal à l’humain et retour.

La stratégie dite du « 0 Covid » qui n’est plus pratiquée qu’en Chine vise à faire d’une population l’obstacle de son régime politique, la veille du renouvellement du mandat de Xi Jinping. On n’échappe au virus qu’à la condition de ne pas échapper à Xi Jinping. La science de l’ARN ou la science du fichage statistique : la course est lancée. L’OMS s’est rangée en dehors de la biologie du virus pour privilégier la menace que fait peser l’humanité sur l’humanité. Le virus agit comme le ferment d’une gestion des populations. Le fichage contemporain, qui a débuté en Syrie, se poursuit à Pékin dont la population globale vieillit à force de compter toute la journée. Le Covid était le cadeau parfait pour accélérer le mouvement. Conséquence : de quel réel parlons-nous ?

Luc Garcia

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[1] Le Monde, 14 septembre 2022, https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/09/14/covid-19-la-fin-de-la-pandemie-est-a-portee-de-main-pour-le-chef-de-l-oms_6141625_3244.html

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 143.